Dunkirk : le pari de l’expérimentation
De mémoire de cinéphile, on ne se souvient pas d’un été marqué par autant d’expérimentations dans les films adressés au grand public. Fin juin, Edgar Wright repoussait les limites de […]
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De mémoire de cinéphile, on ne se souvient pas d’un été marqué par autant d’expérimentations dans les films adressés au grand public. Fin juin, Edgar Wright repoussait les limites de […]
De mémoire de cinéphile, on ne se souvient pas d’un été marqué par autant d’expérimentations dans les films adressés au grand public. Fin juin, Edgar Wright repoussait les limites de la construction rythmique avec Baby Driver (on vous conseille l’excellente analyse d’Aurélien Noyer publiée sur Capture Mag). Mi-juillet ensuite, et dans une moindre mesure, Matt Reeves faisait totalement basculer le point de vue de War for the Planet of the Apes du côté des singes et assumait pleinement le mutisme inhérent à un tel choix, laissant de fait une place centrale à la merveilleuse bande-son de Michael Giacchino. Aujourd’hui, Christopher Nolan se permet de signer un film à plus de 150 millions de dollars qui frise la proposition expérimentale. Et le plus réjouissant dans l’histoire, c’est que les trois films en questions réalisent un joli score au box-office. Après le bide de la dernière verrue de Guy Ritchie, nous aurions presque envie d’affirmer que le grand public est enfin en train de manifester une envie de qualité. Des trois films cités, Dunkirk est certainement le plus radical, sans forcément être le plus maîtrisé, et le plus osé au vu de son budget (plus de quatre fois supérieur à celui de Baby Driver), mais pour s’en rendre compte, il faut être prêt à le considérer pour ce qu’il est.
Comme souvent, au sortir de la salle nous ne pensions pas forcément écrire sur Dunkirk, avant de lire quelques réactions de confrères. L’avantage de la publication tardive (le film étant sorti il y a bientôt une semaine), c’est que la caravane est passée et que les chiens ont d’ores et déjà aboyé. Parmi les plus enragés, on ne s’étonne pas une seule seconde de tomber sur Libération et Le Monde. Habitués aux leçons de morale bon marché au point d’avoir perdu la vue depuis des décennies, les deux quotidiens n’ont pas hésité à tacler le film de Christopher Nolan, lui reprochant de ne pas être ce qu’il ne prétend pas être. Pour Libération, le réalisateur ferait preuve d’un « acharnement […] à mettre en branle des moyens aussi gigantesques pour omettre de formuler la plus infime histoire humaine ou morale sur un épisode fondateur de l’histoire européenne. » Pour Le Monde, « Christopher Nolan manque à honorer les obligations du contexte dans lequel il s’est plu à plonger le sien. La représentation de la guerre exige l’intelligence de ses complexités et l’attention à la personne humaine dont elle est la négation. » (nous soulignons). Nous n’en sommes plus à l’interdiction du travelling sur un cadavre mais au refus pur et simple de concevoir qu’un cinéaste puisse s’emparer d’un fait historique pour en proposer une représentation expérimentale. Jacques Mandelbaum – qui n’en est pas à son premier délire – fait effectivement très fort dans les pages du Monde, allant jusqu’à reprocher au film de ne pas représenter les 120’000 soldats français évacués lors de l’opération « Dynamo » (conclure le film sur eux ne devait pas suffire), de ne pas assez s’intéresser aux 40’000 français qui ont péri au combat, de ne pas montrer les membres de la première armée, de ne pas assez filmer la ville détruite par les bombardements, etc. En clair, c’est le principe même qu’un réalisateur de fiction puisse angler son approche de la réalité qui semble poser problème. À ce rythme-là, nous sommes bons pour condamner l’ensemble des films de guerre, sous prétexte qu’ils auraient pu avoir l’amabilité de représenter le point de vue de l’adversaire, et les causes du conflits, sans oublier ses conséquences, ni la mère Michelle qui a perdu son chat dans les bombardements de Dresde.
Une telle approche a ceci de regrettable qu’elle empêche tout simplement de considérer une proposition cinématographique pour ce qu’elle est. S’évertuer à reprocher à Dunkirk de ne pas raconter grand-chose, de ne pas assez s’intéresser à ses personnages ou d’offrir une version lacunaire de la réalité n’a pour ainsi dire aucun sens dès le moment où le projet de Christopher Nolan repose justement sur une exploration de nouvelles possibilités narratives, en plus de ne pas être un documentaire (on précise pour Jacques Mandelbaum). Et il s’agit justement de la plus grande prouesse de Nolan : avoir osé une proposition radicale et radicalement éloignée des habitudes narratives. Après avoir tenté de tirer le blockbuster vers le haut de manière scénaristique, intellectuelle ou conceptuelle avec plus (Interstellar) ou moins (Inception) de réussite, il tente de repousser les limites de l’expérimentation possible dans ce cadre de production. L’intention était pourtant explicitée ; pour comprendre la démarche il suffisait par exemple d’écouter la productrice (et épouse du cinéaste) Emma Thomas déclarer sur les ondes de France Culture (et certainement dans d’autres interviews) : « C’est un film artistique presque expérimental, je n’aurais pas pu dire ça à la Warner Brothers mais je peux le dire ici, en France. »
Que le cinéma de Nolan ne plaise pas est une chose, parfaitement compréhensible qui plus est. Mais sa démarche mérite d’être encouragée pour la simple et bonne raison qu’il fait partie d’une espèce en voie de disparition, celle des réalisateurs qui signent des films de réalisateurs à grands budgets au sein de studios qui ont tendance à gommer les personnalités artistiques. On rappelle qu’Edgar Wright a quitté le projet d’Ant-Man – qu’il avait initié et porté pendant près de dix ans – à quelques semaines seulement avant le début du tournage pour cause de « différends artistiques avec Marvel » ; comprenez que le studio ne le laissait pas tourner le film qu’il avait envie de tourner. Avec Dunkirk, non seulement Christopher Nolan parvient à accoucher d’un projet invendable sur le papier (un film de guerre presque dénué de personnages et de dialogues, reposant uniquement sur un principe d’immersion sensorielle), à réaliser un film hautement personnel dans le cadre d’une grande major de plus en plus frileuse (on se souvient du projet de trilogie des Wachowski réduit de force au seul Jupiter Ascending) mais en plus il signe un carton au box-office, prouvant ainsi à l’industrie qu’il est payant de ne pas sous-estimer le public. Ajoutez à ça l’attachement de Nolan à la pellicule ainsi que sa volonté de voir son film distribué dans ce format si particulier qu’est le 1.43:1, et voilà qu’une partie du public se voit également sensibilisée à des questions techniques et esthétiques.
Alors oui, Dunkirk n’est peut-être pas le chef-d’œuvre que certains ont loué. Certes, la démarche est, comme souvent chez Nolan, très démonstrative. Certes, la partition d’Hans Zimmer paraît redondante, soulignant souvent inutilement la volonté de transmettre une tension. Certes, la construction temporelle du film peine à se justifier au-delà de l’effet qu’elle produit. Mais ces défauts nous paraissent bien minimes au vu des mérites du film. Des mérites qui ne se résument d’ailleurs pas à la seule démarche expérimentale. Nous aurions effectivement pu revenir sur la tension, inédite par sa constance, que Nolan parvient à insuffler, nous donnant l’impression d’assister à une séquence d’ouverture pendant l’intégralité du film. À ce sujet, Dunkirk s’impose comme la meilleure tentative de retranscrire l’illusion de la gamme de Shepard de manière visuelle. Nous aurions également pu nous intéresser à la complexité avec laquelle le réalisateur traite de la question du patriotisme comme nous aurions pu nous contenter de louer la splendeur des images, les séquences aériennes en tête. Mais il nous semblait avant tout essentiel de souligner le bien que peut faire un tel film à l’industrie. Après Gravity et Mad Max : Fury Road, en même temps que Baby Driver, Dunkirk prouve qu’il existe encore un public prêt à recevoir des propositions de langage rythmique et de mécanique structurelle. Un public prêt à s’embarquer dans des grandes expériences de cinéma en somme. Puisse ce public être entendu.
Certes, Nolan imbrique trois fils temporels (une semaine, un jour, une heure) façon poupée russe et on peut remarquer ou saluer cette obsession de la relativité du temps qui marque ses films, mais le résultat de cette structure est que son Dunkerque, certes intéressant et sortant du tout venant du blockbuster, est court en émotions (dès que l’émotion prend son élan, le montage la coupe pour passer à un autre fil narratif), au contraire de son émouvant Interstellar. Dommage car il y a de belles images et la fin, lorsque les trois récits finissent par se rejoindre, lorsqu’enfin Nolan apparait lassé de ces fils narratifs distincts et brisés en morceaux, l’émotion et le sens qui ont fait défaut affleurent in extremis, par exemple, lors de cette lecture en gare d’un discours de Churchill, à l’occasion de ce plan de soldats marchant la nuit le long d’une voie ferrée ou devant cette image d’un pilote ayant brûlé son Spitfire et attendant sereinement, avec le sentiment du devoir accompli, que la Wehrmacht le fasse prisonnier.
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Pas mieux !
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Une expérience sensorielle qui délaisse l’émotionnel, un parti pris de la part de Nolan qui m’a quelque peu refroidi. Au cinéma, j’ai besoin de vibrer pour les personnages, d’éprouver une certaine empathie.
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La compairaison avec la gamme de Sheppard est brillante. Merci pour ce compte-rendu « opiniated » mais nuancé, et avec lequel je suis en grande partie d’accord. Belle journée!
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Merci à vous. Bonne journée également.
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