Du 5 au 13 Juillet 2019, le Festival International du Film Fantastique de Neuchâtel consacrait une rétrospective à des films, fort différents les uns des autres, issus d’Afrique subsaharienne. L’occasion, avec le retour des hautes températures, de revenir sur ce panel. 


Si au début des années 1990 un panel de cinéphiles avait dû miser, ou sur l’avenir du cinéma d’Afrique noire, ou sur celui de l’Amérique latine, la plupart auraient probablement parié à l’inverse de ce qui est advenu à ces deux territoires cinématographiques. Les films ne poussent pas tels des champignons à l’air libre et la déveine du cinéma africain tient pour une large part à des questions de fonds, internationaux dans de nombreux cas (rares sont les productions strictement nationales parmi les films qui se sont exportés)… suisses en particulier dans plusieurs d’entre eux. La RTS a contribué à plusieurs titres importants de ce moment du cinéma en Afrique (de même qu’elle a aidé au cours des années de grands cinéastes portugais), comme il n’est pas rare de voir apparaître au générique de fin de plusieurs d’entre eux la mention d’une église évangélique bernoise alors visiblement désireuse de soutenir, de Djibril Diop Mambéty à Idrissa Ouedrago, des cinéastes majeurs du continent.

Ce qui est advenu de certaines de ses cinématographies nationales doit, pour une part à la détérioration des rapports économiques entre des pays riches de l’Ouest et d’autres du Sud, d’une autre, pour certains de ces pays, au déclin d’un cinéma d’auteur francophone dans lequel leurs grands cinéastes s’inscrivaient au moins partiellement. Il est regrettable que Souleymane Cissé, qui ne se présente pourtant pas publiquement comme étant à la retraite, tourne si peu (de même qu’il n’est pas plus acceptable qu’une partie, pas constituée de films négligeables, de sa filmographie soit aussi peu, ou mal, disponible… mais le manque d’offre se justifiera toujours par le manque de curiosité, sans admettre que la curiosité, justement, se stimule par l’offre). Si ce point de vue demande à être nuancé (les modernes en activité d’Afrique contemporaine existent : Abderrahmane Sissako, Alain Gomis, Mahamat-Saleh Haroun, Mati Diop), il n’était pas spécialement réfuté par une rétrospective dont les meilleurs titres n’étaient pas les plus récents. Mais les notions de genre ou de fantastique, au fond vagues, appelaient à une autre programmation que celle allant, simplement, vers ce que l’Afrique produit de meilleur. En l’état, cette rétrospective (complémentaire de l’effort également fait par d’autres festivals pour rendre plus visible le cinéma africain) avait au moins le mérite de permettre de découvrir des films plus obscurs, et évidemment plus difficiles à voir, que les réussites des cinéastes mentionnés ci-dessus.

Au Nom du Christ (1993, Roger Gnoan M’Bala)

Au Nom du Christ (Roger Gnoan M’Bala, 1993) ouvrait le bal sous des cieux mystiques. Dans un village ivoirien, au bord d’une eau évoquant le rituel des baptêmes, le porcher du coin est frappé d’une révélation : il est, sous le nom modeste de « Magloire Premier », prophète (car cousin) du Christ. Un prophète dont les droits et prérogatives paraissent du reste dépasser celles qu’on attribue ordinairement au Fils de Dieu. Par la force de ses imprécations, et le soutien d’une autre fanatique, il fait rapidement la conquête de ceux qui, en premier lieu, riaient de lui. Instaurant un ordre plus délibérément auto- que théocratique (dont la première motivation paraît être de lui garantir la possession des femmes de la région), il finira pourtant en victime de son propre culte, culminant en sa crucifixion. Il y a une composante notable de paganisme au culte pseudo-chrétien que Magloire instaure, permettant à Gnoan M’Bala une satire de la popularité des mouvances pentecôtistes en Afrique de l’Ouest (un fond de violence rituelle qui fait également le trouble que Ganja & Hess suscite en s’intéressant à des cultes afro-américains), mais le malaise que suggère le film va plus loin : quelque chose de la manière dont une communauté fluviale est « ravie », contre son gré, par un discours, mise en servitude, évoque la sidération qu’a pu être celle de l’esclavagisme, quand du jour au lendemain des populations entières passaient au statut de captives. Ce fond traumatique est en tout cas suggéré par la suite de sa filmographie, qui s’intéressera explicitement à la mise en esclavage sur les terres voisines de l’Atlantique.

Hyènes (1992, Djibril Diop Mambéty)

Deux films du plus « voyant » des cinéastes africains étaient programmés, les deux plus connus de Mambéty. Touki Bouki (1973) filme à Dakar les pérégrinations de deux dandys (Magaye Niang et Myriam Niang), décidés à « monter » à Paris (Paris, Paris) qui est sur la Terre un coin de paradis, ainsi que le chante Joséphine Baker, en une ritournelle dont la répétition d’abord comique, suscite une lancinante angoisse allant grandissant avec l’avancée à deux roues de ce prince et cette princesse environnés d’un lumpenproletariat dakarois. Comme on mène les bœufs à l’abattoir en une stupéfiante ouverture, il se pourrait que la traversée tant espérée soit leur propre condamnation. La destination, toutefois, importe moins pour ce poète que la griserie et le spleen d’une errance semi-délinquante lui permettant de filmer une ville aimée, des visages et des rues chéris, la sèche noblesse de Dakar dont il se fait un chantre éloquent qui, jamais toutefois, n’en élude la dureté, la misère, mais pousse à un point de stupéfaction la chaleur de sa mise en scène. Hyènes (1992), de facture plus classique, succès d’estime à sa sortie, est une adaptation, toujours au Sénégal, de La Visite de la Vieille Dame de Friedrich Dürrenmatt (lui ayant donné sa bénédiction mais étant, au grand dam de Mambéty, décédé avant que le film, long à être terminé, ne voie finalement le jour). Très fidèle au texte d’origine (une pièce s’étant déjà prêtée à des traitements filmés), qu’il traduit en wolof, Mambéty permet par ce décalage géographique, à la fois de traiter un enjeu spécifiquement autre que celui du texte helvétique initial (le poids corrupteur de la dette en Afrique) et d’en révéler la portée universelle : quant à l’imbrication de la cupidité, de l’asservissement et de la gloire. L’assise dramaturgique conférée par l’œuvre de Dürrenmatt le « cadre » sur un plan narratif mais tend à le brider stylistiquement plus que de coutume (le film, très beau, est aussi très « tenu »). Pierre-Alain Meier, son producteur, avait probablement raison de regretter que la folie de son tournage ne transparaisse pas à l’image. Hyènes, peut-être plus « équilibré », n’a pas tout à fait la force hallucinatoire que posséderont, lors de la même décennie, La Petite Vendeuse de Soleil, ou même un film plus mineur tel que Le Franc.

Who Killed Captain Alex? (2010, Nabwana I.G.G.)

Five Fingers From Marseilles (Michael Matthews, 2017) narre, en Afrique du Sud, le retour dans sa ville d’enfance de Tau (Vuyo Dabula), après avoir été emprisonné, adolescent, pour s’être dans un accès de rage attaqué à des policiers corrompus et violents dans un climat de confusion succédant à la fin, mal vécue par certains, de l’apartheid. Il y découvre ses quatre amis d’alors, la manière dont chacun d’eux compose avec un nouvel ordre dominé par une mairie vénale, opportuniste, une police de mèche et une pègre s’avérant le véritable pouvoir du lieu. Ca va chauffer de nouveau, dans une variation sur les codes du western ayant servi au cinéaste de carte de visite (son prochain film apocalyptique se fera aux Etats-Unis, avec entre autres ce routier de Michael Rooker). La mise en scène tient par un sens certain de la composition et une approche à combustion lente, menant au carnage qu’on est pratiquement amené à attendre. Ce qui nous mène à ce véritable monument du cinéma d’action mondial qu’est Who Killed Captain Alex? (Nabwana I.G.G., 2010), le genre de sensation nanardesque qui redonnerait foi en Youtube. Ce grand moment de do it yourself ougandais, avec ces incrustations visiblement faites et définitivement à faire, sa voix-off (signée I.G.G. : auteur jusqu’au bout) paraphrasant les protagonistes, ajoutant quelques bruits de pets au passage et faisant déjà la promo d’une suite, mérite ses trois (pas si loin des quatre) millions de vues. Pas moyen de savoir, une fois le générique de fin arrivé, qui exactement a tué Captain Alex (I.G.G. admet lui-même ne pas le savoir non plus), mais de ce florilège de régression sanguinolente se retire le sentiment d’un pays gangréné, jusque dans son imaginaire, par des forces paramilitaires. Ca ne pourrait pas durer une minute de plus, en l’état (un peu plus d’une heure de ce matraquage ahuri et ahurissant) c’est à peu près parfait.

Yeelen (1987, Souleymane Cissé)

Yeelen (Souleymane Cissé, 1987) plonge dans un Mali ancestral, où au sein d’une tribu bambara, Niankoro (Issiaka Kane) devient la cible de son propre père, Soma (Niamanto Saogo), dont il a reçu, au fond à bon droit, mais au grand dam de l’autorité paternelle, les pouvoirs (très littéralement magiques) que celui-ci gardait jalousement en sa possession. Sa fuite lui fera rencontrer parmi des Peules la jeune Attou (Aoua Sangare), qu’il « obtient » auprès du père de celle-ci (Rouma Boll) suite à un rapport de nature abusive et coercitive. Par ces structures de tragédie, Cissé s’attaque, durant une époque lointaine et imprécise, aux sources d’un patriarcat brutal (celui-là même qu’il dénonçait, sur un terrain contemporain, dans Baara) qui mène, non seulement au viol des femmes, mais à la destruction au besoin des fils par leurs pères. Simultanément, sa représentation de rites enchanteurs et de culture extrêmement codifiées poursuit une logique anticolonialiste, affirmant la sophistication de sociétés détruites, ou affaiblies, par l’invasion imminente du continent. Cissé cherche un « avant » de cette coupure, qui n’a pourtant rien à ses yeux d’édénique : la splendeur a ici un coût, et il est humainement élevé. Cette splendeur, aussi risquée qu’irréfutable, fait de Yeelen (portant si bien son titre traduit : « La Lumière ») possiblement le plus beau film du cinéma africain, en tout cas un chef-d’œuvre dont l’esthétique charrie par elle-même la force, calme et impérieuse, de contestation lumineuse. Dont le rayonnement contemplatif éblouit à chaque vision.

Ojuju (2014, C.J. Obasi)

Un passage par le fantastique sur ce continent ne serait pas complet sans une incursion à Nollywood, cette vaste production nigériane qui flirte souvent avec le film « suédé ». Ojuju (C.J Obasi, 2014) est (à peu de choses près) un film de zombies façon Lagos, où un bien-nommé Romero (Gabriel Afolayan) affronte une épidémie qui, suite à la consommation d’une eau polluée, transforme les habitants de son quartier en créatures affamées de chair humaine (les ojujus du titre, donc). C’est fait avec le goût douteux qu’on pouvait espérer, dans un registre que la planète entière partagera tôt ou tard en de multiples variations locales. L’obligation pratique de resserrer l’intrigue sur un pan de rues spécifique permet un aperçu de cette capitale dense et pas exactement tout confort, où les risques sanitaires ne sont pas tous strictement fictionnels. À ce mélange d’horreur et de trivial répondait la brutalité plus réaliste de Viva Riva! (Djo Tunda Wa Munga, 2010) récit criminel (témoignant également, quoique de manière moins réjouie, d’un machisme ambiant) situé à Kinshasa qui s’intéresse, sur fond de trafic d’essence, au poids du crime organisé angolais au sein du Congo. Ambitieux (et visiblement plutôt budgété) le film pèche par complaisance, une manière de bander un peu trop les muscles qui lui empêche, au sein de la vie nocturne fêtarde de Kinshasa ou de ses journées dans certains quartiers armés, de pleinement prendre le pouls de la ville pour plutôt s’enivrer de son gangstérisme « quinenveut ». Alors que l’intrigue est spécifique, son traitement aboutit à un film dont le décor finir pour une large part à être relativement interchangeable.

Ashakara (1991, Gérard Louvin)

Ce n’est pas non plus l’aspect « thriller », la volonté d’effectuer quelques cascades et scènes de poursuite, d’Ashakara (Gérard Louvin, 1991) qui en constitue la partie la plus stimulante, mais au contraire les nombreux échanges qui y prennent place entre un médecin antillais, Jérome Blanc, sic (Jean-Marc Pasquet), envoyé au Togo par une compagnie pharmaceutique pour obtenir une recette ancestrale dont les ingrédients pourraient servir à cette multinationale et la famille de notables qu’il courtise autant qu’il tente de les filouter. D’un côté, celle-ci comprend bien qu’on aura beau lui offrir un million (« de francs suisses ») pour l’obtention du produit, ce sont des milliards que ses acheteurs pourraient se faire avec, de l’autre, il est également évident pour elle que l’arrivée imminente des molécules synthétiques la menace, avec cette possible obsolescence, de retourner au cacao et à l’élevage. Dans un cas comme dans l’autre, elle ne peut pas gagner. Que la compagnie ait recours (comme c’est ici le cas) ou non à des pratiques meurtrières, elle les place de facto devant un non-choix, considéré à long terme. L’assassinat n’est qu’une métaphore particulièrement crue de la fin humaine, vu de ce territoire, de ses agissements et transactions. Gérard Louvin, réalisateur franco-suisse travaillant à la TSR (qu’IMDB et d’autres sites amalgament avec un producteur français de L’Ile de la Tentation, de Claude François et de Michel Leeb, également chroniqueur pour Cyril Hanouna) signe ici un film qui, bien que bancal et trop chargé, injecte une vraie tension de fond à sa description d’une ingérence somme toute néocoloniale. Il y a une légère ironie à voir, parmi les remerciements d’un film donnant à ce discours l’alibi du genre, apparaître le nom de Jean-Pierre Bekolo… dont Le Complot d’Aristote raille la fascination exercée sur l’Afrique par les codes des films de studios américains, en position d’y dominer les salles.

Cov Ov Moni 2: Fokn Revenge (2013, King Luu)

Enfin Coz Ov Moni 2: Fokn Revenge (King Luu, 2013), dont on ne saura pas, n’ayant pas vu le premier, entièrement de quoi il s’agit de se venger, marque le retour au cinéma, des Fokn Bois, stars de rap ghanéennes (venues présenter la projection suite à leur passage la veille au Festival de la Cité). Wanlov the Kubolor (Emmanuel Owun-Bonsu) et M3nsa (Bondie Mensa Ansa) chantent dans une série de clip le Ghana d’aujourd’hui, ses boîtes, sa police, ses politiciens, ses clubs de massage… L’aspect patchwork de ce montage de diverses vidéos tenues par un fil narratif ténu permet au duo diverses scènes satiriques (portant sur différentes formes d’hypocrisies et de velléités observables autour d’eux) ou fantaisistes (une double-incursion rêvée en Transylvanie, puis dans un clip où deux porn-nonnes côtoient un Jésus probablement Hindou ou Pakistanais) et lui évite ainsi tout risque de prétention. Sans aucun esprit de sérieux, ces morceaux choisis racontent une vie potache au quotidien et dessinent en creux un plus grave état des lieux de ce qui entoure ces déambulations amicales. Parlé mais surtout chanté en pidgin (plutôt qu’en anglais « de la Reine d’Angleterre ») il donne ainsi à entendre une langue qu’il aurait été regrettable de gommer lors du passage à l’écran. Ce sont aussi des langues (ce que l’Histoire et sa géographie font parfois appeler des « dialectes ») qu’un parcours de l’Afrique subsaharienne au cinéma donne au passage à entendre.

Photo de couverture : Touki Bouki (1973, Djibril Diop Mambéty) Images © NIFFF

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