L’affection, ou plutôt la dépendance affective, est l’un des thèmes, sinon le thème, central de la filmographie de Yórgos Lánthimos. Dans son dernier film, Kinds of Kindness, Le réalisateur grec examine avec ironie, bien que de manière superficielle, les limites que nous sommes prêts à franchir pour obtenir cette affection, que ce soit dans le pouvoir, l’amour ou la religion. Les trois épisodes qui composent le film sont étroitement liés et se confondent grâce à une continuité stylistique et narrative, ainsi qu’à la présence du même casting d’excellence : Jesse Plemons, Emma Stone, Margaret Qualley, Willem Defoe et Hong Chan, entre autres.


La première histoire, la plus intéressante et la plus profonde des trois, « The Death of R.M.F », met en scène Willem Defoe dans le rôle d’un riche homme d’affaires qui contrôle chaque aspect de la vie de ses employés : il leur dicte à quelle heure se réveiller, ce qu’ils doivent manger, quand avoir des relations sexuelles et ce qu’ils doivent lire le soir avant de s’endormir, Anna Karénine de Tolstoï. Jesse Plemons est l’un d’entre eux et, lorsqu’on lui demande de tuer un homme, un certain R.M.F. identifié uniquement par les initiales cousues sur sa chemise, il refuse et est ostracisé. Cependant, le personnage incarné par Plemons se rend vite compte qu’il ne sait pas comment exploiter sa nouvelle liberté et qu’après tout, il y avait une sorte de plaisir libérateur dans l’absence de libre arbitre. Dans la deuxième histoire, « R.M.F. is Flying« , probablement vers le paradis après sa mort, Jesse Plemons joue un policier qui vit dans le souvenir de sa femme, Emma Stone, disparue lors d’un naufrage. Lorsque celle-ci revient enfin à la maison, retrouvée lors d’une reconnaissance aérienne par R.M.F., d’où le titre, il sent qu’elle est différente. Jesse est convaincu que la personne en face de lui est un imposteur et lui demande, dans un développement qui rappelle La Chanson de Marie-des-Anges de Jean Richepin, de lui prouver son amour jusqu’à la mort. Après la mort, et la montée au ciel, vient le moment de ressusciter R.M.F. pour qu’il puisse enfin jouir des plaisirs terrestres. Dans « R.M.F. eats a sandiwch« , le duo d’acteurs interprète deux missionnaires d’une secte assez idiote fondée sur la pureté de l’eau et prônant des relations sexuelles uniquement entre personnes pures. Les deux missionnaires sont à la recherche d’une personne capable de ressusciter les morts. Au cours de leur quête, la femme est violée par son ex-mari et expulsée de la secte parce devenue impure.

Les trois récits disjoints résonnent les uns avec les autres par leurs thèmes et la manière dont ils sont traités. La cinématographie, caractérisée par une utilisation obsessive, presque maniaque, du grand angle, typique des derniers films de Lánthimos, une bande sonore piquante et des relations entre les protagonistes caractérisées par un cynisme prédominant, amplifié par un jeu d’acteur brechtien typique des premiers films du réalisateur grec, rendent l’ensemble inquiétant, grotesque, amalgamant les trois histoires en une seule œuvre.

La dépendance affective est présente, sous différentes variantes, dans presque toutes les œuvres de Lánthimos. Dans Dogtooth, les deux filles vivent dans une réalité déformée, isolées par leurs parents du monde extérieur afin que ces derniers puissent contrôler leur l’affection familiale, tandis que dans Alps l’affection est recherchée dans de fausses relations entre les vivants et ceux qui prétendent être leurs proches décédés. Dans The Favourite, la reine Anne Stuart recherche de manière obsessionnelle l’affection des demoiselles qui l’entourent, et dans Poor Things un chirurgien excentrique cache sa création au monde extérieur afin de manipuler son affection filiale. Et encore, dans The Killing of a Sacred Deer, la recherche de l’affection paternelle est transformée en film d’horreur psychologique, tandis que dans The Lobster, l’affection amoureuse sert de prétexte à un monde absurde et despotique où ceux qui ne tombent pas amoureux sont transformés en animaux. Si ces thèmes ne sont donc pas nouveaux pour le réalisateur, dans Kinds of Kindness ils sont placés au centre du récit, servant de point de départ à chacune des trois histoires. Pourtant, ils semblent n’être que superficiellement esquissés, sans être véritablement développés, aboutissant à un film où chaque histoire est accompagnée de sa propre morale : on ne sait souvent pas utiliser son libre arbitre, suivre aveuglément quelqu’un par amour peut conduire à la ruine, et l’obéissance totale n’est pas synonyme d’acceptation. Un message d’avertissement exprimé trop explicitement.

Kinds of Kindness est en réalité une gigantesque plaisanterie envers les fans « modernes » de Lánthimos, qui, moqués par une bande-annonce pleine d’adrénaline au rythme des Eurythmics, se retrouvent contredits par un film qui n’a rien d’engageant. Kinds of Kindness est une expérience qui, pour défendre sa propre liberté artistique, menacée, peut-être, par une popularité oppressante, vise un retour à ses origines. D’ailleurs, pour ce film, le cinéaste reprend sa collaboration avec son scénariste de la première heure, Efthimis Filippou, avec qui il a travaillé sur tous ses films à l’exception de The Favourite et Poor Things. Le décor bizarre et minimaliste de la banlieue américaine peuplée de personnages dont les relations manquent d’humanité, reposant exclusivement sur des liens professionnels, religieux ou de faux amours, rappellent les premiers films de Lánthimos. Pourtant, comparé à ses premières œuvres, ce film n’a pas grand-chose à proposer. Extravagants, excentriques à l’époque de leur sortie, ces films possédaient une profondeur dans leur critique caricaturale de la grotesque société moderne individualiste que l’on ne retrouve pas dans les trois petites histoires de Kinds of Kindness.

Lánthimos semble accorder bien plus d’importance à l’hermétisme de son histoire, invitant les spectateurs à se poser des questions, avant, pendant et après, sur un film explicitement et superficiellement énigmatique. Le métrage est parsemé de références croisées entre les différentes histoires, scènes qui se répètent, plans qui se rappellent, personnages qui se ressemblent dans le but de créer chez le spectateur une chasse aux connexions : dès la chanson du générique de début Sweet Dreams (Are Made of This)

Sweet dreams are made of this
Who am I to disagree?
I travel the world and the seven seas
Everybody’s looking for something

Some of them want to use youa
Some of them want to get used by you
Some of them want to abuse you
Some of them want to be abused

dont les couplets décrivent exactement l’intrigue du film, en passant par la chanson grattée au piano par Margareth Qualley à la fin du premier épisode How Deep Is Your Love des Bee Gees, et en terminant par Anna Karénine, livre cité à plusieurs reprises, dont la protagoniste choisit la mort comme dernier acte pour se faire apprécier de son mari. Comme cela avait déjà été fait dans Poor Things où, par exemple, un plan de pigeon dans une chambre est censé symboliser le piège de l’amour ou un enterrement la perte de la raison, Kinds of Kindness est méticuleusement truffé d’objets, de chansons et de citations qui cherchent à élargir son sens, en clignant de l’œil au téléspectateur attentif. Cependant, ce symbolisme qui peut plaire au premier abord, et qui incite à une révision du film, semble surtout servir à détourner l’attention d’une œuvre sans relief.

Kinds of Kindness offre certainement des pistes de réflexion intéressantes et il regorge de moments comiques absurdes caractéristiques des premiers films de Lánthimos, mais, contrairement à ces derniers, on a l’impression d’un film qui a été pensé et réalisé trop rapidement par un réalisateur ayant un rythme de production de films effréné. Le deuxième et troisième épisode semblent avoir été copiés sur deux de ses courts métrages, Nimic et Necktie, dans lesquels il avait déjà traité de l’impossibilité de reconnaître son partenaire et du désir de savoir ce qui se passe au moment de la mort, dilués et rallongés pour l’occasion. Le résultat est une œuvre sans marque distinctive, qu’il s’agisse d’horreur, de comédie ou d’absurdité, qui finit par constituer une réflexion philosophique plus pompeuse mais moins profonde, plus effrontée mais moins convaincante.

KINDS OF KINDNESS
Réalisé par Yórgos Lánthimos
Avec Emma Stone, Jesse Plemons, Willem Defoe
Sorti en francophonie le 26 juin 2024

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