Sister_Midnight-743062237-largeSi fascinante qu’une vie sans mort puisse être, l’absence de cette dernière peut vite transformer l’existence en pur ennui. Dans ce contexte, les vampires sont le prétexte idéal pour illustrer la monotonie. Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch ou What We Do in the Shadows de Taika Waititi, pour n’en citer que deux, utilisent la figure du vampire immortel mais « repenti », opposé au vampire « meutrier » à la Dracula, qui prend plaisir à tuer, comme point de départ pour des réflexions sur la répétitivité de la vie. Et si c’était l’inverse ? Et si la naissance du vampire résultait justement de l’ennui ? La Transylvanie, on le sait, n’est pas un lieu si mondain. Voilà que, dans Sister Midnight, c’est l’ennui qui crée le vampire. C’est la vampirisation qui libère la protagoniste, ne serait-ce que momentanément, de l’ennui.


Sister Midnight commence comme une comédie cartoonesque sur la vie d’un couple nouvellement marié. Dans la monotonie de la vie conjugale, les déceptions amoureuses et sexuelles, les journées d’Uma (Radhika Apte) défilent, identiques, sous ses yeux. Mais son caractère singulier l’entraîne peu à peu dans le monde de la nuit, peuplé d’êtres différents. La rébellion d’Uma va de pair avec sa transformation, et peu à peu, elle devient quelque chose d’étrange, un symbole du mal, parce que différente de l’ordre établi : un vampire. Dans les traditions folkloriques, les vampires ont toujours représenté quelque chose de négatif : le monstre qui tue pour se nourrir, l’incarnation du mal absolu qui attire les jeunes pour boire leur sang. Nosferatu et Carmilla incarnent le vampire « meurtrier ». Mais cette vision s’accompagne souvent de réflexions sur ce que signifie être différent. Dans la première apparition cinématographique d’une femme vampire et lesbienne, Dracula’s Daughter (1936), Gloria Holden s’interroge sur son rôle dans la société : elle voudrait, maintenant que son père est mort, ressembler aux autres, mais « dans ses yeux, il n’y a que la mort ». C’est le thème fondamental du vampire : trouver sa place dans une société qui ne l’accepte pas tel qu’il est, le paria qui ne peut se conformer à cause de sa nature différente.

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Sister Midnight renverse une fois de plus les attentes en proposant le point de vue inverse. Uma n’a aucune envie de s’intégrer à la société dans laquelle elle vit, composée de femmes dévouées à la gestion du foyer. Elle représente ici le symbole punk, entendu non pas comme le mouvement de la sous-culture britannique des années 80, mais, selon la définition de Mark Fisher « comme une confluence en dehors d’un espace légitime(é) », symbole d’esprit de rejet et de rébellion contre les conventions sociales. Uma est punk parce qu’elle se rebelle contre son mari, ses voisins, ses traditions. Elle est punk parce qu’elle est consciente et fière de l’être. Enfin, elle est punk parce que authentique. Mais, en même temps, sa fierté ne fait pas surgir en elle le mal, caractéristique du vampire-meurtrier. Dans le film, chaque fois qu’Uma tue un petit oiseau, elle s’excuse auprès de lui. Le seul geste extrême est dirigé contre sa voisine, qu’elle tue dans un acte de haine absolue. Agit-elle ainsi en raison de sa nature ? Non. Le regrette-t-elle ? Certainement pas. Elle le fait par décision personnelle, car tout au long du film, Uma, ainsi que Radhika Apte, maîtrise entièrement ses actions.

Par moments, Sister Midnight peut ressembler à un dessin animé pour enfants. Karan Kandhari met en scène un conte de fées qui s’inspire, peut-être un peu trop, du style du conteur de fées moderne par excellence, Wes Anderson : une composition extrêmement symétrique, des couleurs pastel et de longs travellings parallèles. Cependant, comparé au monde andersenien, peuplé de personnages logorrhéiques qui parlent sans cesse pour combler le vide de cet espace factice, Kandhari garde ses personnages silencieux. Le film contient très peu de dialogues, principalement de la part des personnages secondaires, tandis qu’Uma reste presque tout le temps silencieuse. C’est ici que Radhika Apte montre tout son talent avec une performance phénoménale. Tout le film repose sur son mimétisme corporel. Uma bouge et agit comme si elle sortait d’un dessin animé : des mouvements rapides et maladroits, suivis de pauses dans des positions insolites. Elle est un pur produit de l’imagination. Les animaux qu’elle transforme involontairement et maladroitement en vampires sont, comme elle, des marionnettes. Animés en stop motion, ils s’intègrent parfaitement à l’univers féerique du film.

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Dans l’une de ses nouvelles, L’immortal, Borges décrit des êtres immortels comme des troglodytes qui, après avoir vécu toutes les vies possibles, se sont transformés en créatures passant leur temps à gribouiller des choses indéchiffrables sur le sol. Borges affirme que tous les êtres vivants, à l’exception des humains, sont immortels parce qu’ils n’ont aucune notion de la mort. Ainsi, dans une imagerie de film d’horreur peuplée uniquement d’êtres doublement immortels, vampires-animaux, qui tuent parce que poussés par leurs instincts animaux, ou par des vampires désireux de rejeter leur nature, Sister Midnight est un film incroyablement rafraîchissant, rebelle, punk.

SISTER MIDNIGHT
Réalisé par Karan Kandhari
Avec Radhika Apte, Ashok Pathak, Chhaya Kadam, Smita Tambe, Subhash Chandra

Sorti le 14 mars 2025

 

 

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