AMOUR et le pouvoir l’eau
Dans AMOUR, le retour cyclique de l’eau scelle l’irréversibilité du destin des personnages, affirmant que la vie et la mort sont indissociables.
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Dans AMOUR, le retour cyclique de l’eau scelle l’irréversibilité du destin des personnages, affirmant que la vie et la mort sont indissociables.
Dans Amour, Michael Haneke bouleverse les archétypes de la comédie romantique en construisant un récit d’une rare brutalité, à la fois direct, cruel et intime. Il immerge le spectateur dans une situation insoutenable, le transformant en témoin impuissant de l’intimité d’un couple confronté à l’inéluctable, pris au piège d’une proximité dont il voudrait s’échapper. Le film se prête à de multiples lectures et s’enrichit d’un puissant symbolisme autour de plusieurs éléments, dont l’eau. Symbole de vie et de mort, fluide insaisissable qui s’écoule sans qu’on puisse l’arrêter, elle devient chez Haneke une allégorie du temps qui passe et d’une fin inévitable. À l’image des oranges dans Le Parrain de Coppola, annonciatrices d’une mort imminente, l’eau prend ici une dimension prémonitoire. Elle devient à la fois un présage funeste, un signe de terreur pour ceux qui en perçoivent la signification, et un maître de vie pour ceux qui, comme Georges, savent s’y adapter.
L’histoire d’Amour suit un couple d’octogénaires menant une existence bourgeoise et paisible dans leur appartement parisien. Leur quotidien, rythmé par une routine tranquille, est bouleversé lorsque la vieillesse frappe à leur porte sous la forme d’un drame inattendu. Anne (Emmanuelle Riva) est victime d’une occlusion cardiovasculaire. Bien que l’opération soit censée la sauver, elle en ressort diminuée, ayant perdu la sensibilité de son côté droit. Dès lors, Georges (Jean-Louis Trintignant) prend soin d’elle avec dévouement. Michael Haneke introduit cet accident avec sobriété, comme une fatalité inhérente au cours de la vie, qui n’a pas besoin d’être surdramatisée. Georges relate l’événement sans emphase, le considérant comme une simple contingence, un coup du sort auquel Anne n’a pas échappé. Malgré tout, ils tentent de préserver un semblant de normalité, mais, peu à peu, l’état d’Anne se dégrade inexorablement, transformant leur quotidien en une épreuve émouvante, marquée par l’amour, le dévouement et la souffrance.
La première fois que l’écoulement de l’eau prend un rôle actif dans le film, c’est lors d’un petit-déjeuner, alors que le couple discute paisiblement. Georges raconte à Anne une anecdote de sa jeunesse lorsque soudain, elle se fige, immobile, pétrifiée : une attaque cardiaque l’a frappée. Pris de panique, Georges la caresse, lui parle, tente de la faire réagir, attrape un torchon et le mouille sous le robinet, qu’il oublie de refermer. À cet instant, la scène bascule. Jusque-là rythmée par le simple jeu des acteurs, elle devient un moment de tension pure. Le bruit de l’eau couvre tout le reste, écrasant le silence qui y régnait. Le ruissellement devient un signal d’alarme, acteur invisible indiquant que quelque chose d’effroyable est en train de se produire, et que rien ne pourra l’arrêter.
L’eau ne se limite toutefois pas à un simple effet sonore destiné à accentuer l’angoisse ; elle joue un véritable rôle narratif. Lorsque Georges monte dans sa chambre pour s’habiller et appeler à l’aide, l’eau cesse soudain de couler. Ce silence assourdissant a une double signification : Anne va mieux – c’est elle qui a fermé le robinet – et, du moins en apparence, tout peut revenir à la normalité.
Si l’usage de l’eau dans cette scène peut sembler n’être qu’une astuce cinématographique pour amplifier la tension de la scène – comme on le retrouve, par exemple, dans Deux jours, une nuit des frères Dardenne – Haneke en fait bien plus qu’un simple artifice. Il l’installe comme un leitmotiv, un élément récurrent, qui, d’abord en sourdine, puis avec une intensité grandissante, revient jusqu’à s’imposer pleinement et submerger le récit.
Après l’accident initiale, la vie du couple retrouve sa tranquillité, bien que modifiée. Anne est immobilisée sur son fauteuil, mais leur vie bourgeoise continue de se dérouler dans une certaine normalité. Le problème existe sans qu’ils ne veuillent lui donner d’importance, du moins jusqu’au jour où, en rentrant d’une sortie – et où une fenêtre nous indique qu’il pleut à verse –, Georges trouve Anne étendue à terre. La normalité dans laquelle ils vivaient était une illusion, un état caché, nié, peut-être même accepté à contrecœur, dans l’espoir de prolonger une routine. Ici encore, le bruit incessant de la pluie accompagne la scène et rappelle la présence de quelque chose de dérangeant. Le bruit ne s’adresse pas seulement aux spectateurs : sa source diégétique atteint également Georges, hanté par cette présence jusque dans son sommeil. Dans un cauchemar, il se retrouve sur le palier de son appartement, immergé dans l’eau. Le bruit rythmé des gouttes, tic-tac, tic-tac, est incessant. L’eau est partout, il est impuissant. Submergé jusqu’aux genoux, incapable de crier, une main l’étouffe, l’empêchant de s’opposer à cette réalité. C’est à cet instant précis que Haneke donne à l’eau, jusque-là perçue comme un simple fond sonore, une valeur symbolique. À partir de là, le message est clair : l’eau est la mort.
Et la mort, sous forme d’eau, arrive jusqu’à Anne lorsqu’elle se réveille trempée d’urine un matin. C’est le début de la fin. Le flux incessant de l’eau l’a rattrapée, marquant un point de non-retour. À partir de cet instant, elle ne sera plus jamais la même ; elle appartient désormais à ce courant inéluctable. Dès lors, l’eau devient un motif de rejet : Anne refuse de boire. Elle accepte l’idée de mourir en refusant l’eau, mais au même temps elle refuse, paradoxalement, aussi la mort. Elle veut, mais elle n’est pas prête.
Haneke nous met en garde, ou peut-être cherche-t-il simplement à nous terrifier. Nous savons déjà comment tout cela va se terminer : les premières scènes du film sont les dernières dans l’ordre chronologique. Amour refuse toute forme de suspense, car il n’existe qu’une seule issue possible. L’important, ce n’est pas la mort en elle-même, mais la manière avec laquelle nous y parvenons. Et pourtant, Haneke nous prévient encore une dernière fois.
Georges est dans la salle de bain, il se lave et se rase, lorsqu’il entend les cris d’Anne. Pour la calmer, il lui raconte une histoire en lui caressant la main. L’histoire, la dernière qu’il partagera avec elle, est un retour cyclique vers leur dernier moment de légèreté vécu ensemble, celui du début du film, dans la cuisine. Il évoque un camp scolaire de sa jeunesse où les élèves étaient contraints de se jeter dans l’eau glacée d’un lac. Et c’est sur ces derniers mots que le film laisse ensuite place aux cris étouffés de la fin.
Pour mieux comprendre la fonction que Haneke veut donner à l’eau, comme élément fondamental qui incarne une tension dialectique entre la vie et la mort, on peut s’appuyer sur la pensée hégélienne et, en particulier, sur la lecture qu’en fait Slavoj Žižek. Hegel développe une dialectique de l’identité et de la différence où l’identité n’est jamais une pure permanence, mais bien une différence qui se retourne sur elle-même. Cela ne signifie pas seulement qu’une chose est identique à elle-même et différente de tout le reste, ni que une chose se définit uniquement par ses propriétés, mais qu’elle est en réalité définie par la tension qui l’oppose à tout ce qu’elle n’est pas, y compris à ses propres variations. Ces concepts sont ce que Hegel appelle des déterminations réflexives, des moments clés de la logique de l’essence.
À ces deux notions fondamentales – l’identité et la différence – Slavoj Žižek, dans son essai Freedom: a disease without cure, en ajoute une troisième. Il affirme que « non seulement l’identité est une différence ramenée à son propre autoréférencement […], mais la différence elle-même (dans son aspect le plus radical d’impossible-réel, irréductible à la différentialité symbolique) acquiert une identité propre, en tant qu’entité séparée qui ne peut être réduite à la seule distinction entre les deux termes qu’elle différencie. » Autrement dit, une véritable opposition ne se limite pas à deux pôles en tension (ici, la vie et la mort) : elle inclut un troisième élément, qui est la différence elle-même. Cet élément est indépendant et structurant ; il est ce « reste indivisible » du processus dialectique.
Dans Amour, cette différence irréductible prend la forme de l’eau. Elle est à la fois mouvement et effacement, vitalité et disparition. Elle symbolise le flux de la vie, inarrêtable, mais elle est aussi, dans le film, associée à la mort, revenant sans cesse comme un avertissement funeste. Dès la première scène marquante, où Anne est frappée par son accident cérébral, l’eau devient un marqueur d’irréversibilité. Mais, une fois que la morte de Anne est arrivée, l’eau ne disparaît pas avec elle. Celle-ci revient deux fois encore, achevant ainsi son propre cycle narratif. D’abord, sous sa forme la plus pure, nourrissant les fleurs funéraires de la défunte, symbole d’une mort à la fois cruelle et libératrice. Puis, dans un ultime écho, c’est l’eau du robinet qui vient clore l’histoire, marquant cette fois la disparition de Georges. Ce retour cyclique de l’eau scelle l’irréversibilité du destin des personnages, affirmant que la vie et la mort sont indissociables, reliées par ce troisième élément fluide et insaisissable.
Haneke utilise donc l’eau comme un instrument dialectique entre la vie et la mort, mettant en évidence leur opposition tout en les liant indissociablement. L’eau devient ainsi un révélateur de la tension qui traverse tout le film, un symbole mouvant qui incarne à la fois l’écoulement du temps, l’inéluctabilité de la fin et l’impossibilité d’une séparation nette entre ces deux réalités.
Si cette analyse pouvait s’arrêter ici, je pense toutefois que le symbolisme de l’eau peut prendre encore une autre dimension, plus profonde, en tant qu’élément de « guidance » et de sagesse. Pour cela, il faut s’éloigner de la tradition philosophique occidentale, où l’eau est perçue comme l’archétype universel, le principe premier et irremplaçable de la vie, symbole de naissance et de genèse, et se tourner vers la pensée orientale. Dans le Tao Te Ching, notamment dans l’essai Philosophy of Water, l’eau est un maître de vie. Elle enseigne l’humilité, l’harmonie et l’ouverture. Elle apprend à écouter et à se transformer en acceptant des solutions alternatives. Toujours en mouvement, elle s’adapte. Plutôt que de lutter contre le changement, elle l’accueille avec un esprit ouvert. Lorsqu’elle rencontre un obstacle, comme un rocher, elle ne s’en offusque pas, ne cherche pas à le détruire, mais le contourne avec fluidité. Elle trouve une solution sans force ni conflit, rappelant qu’il est préférable de travailler en harmonie avec l’environnement plutôt que de lutter contre lui. Georges, comme l’eau, accepte pleinement les conséquences de la maladie de sa femme. Contrairement à sa fille, dévastée par la situation, il ne se révolte pas et ne s’effondre pas. Il s’adapte, va de l’avant, fait face à la situation avec résilience et force.
Michael Haneke construit ainsi une histoire à plusieurs niveaux : le niveau narratif, le petit, mais universel, drame de la vieillesse, le niveau sentimental avec la profonde histoire d’amour qui entoure ce drame, et enfin le niveau symbolique de l’eau, qui comme un personnage fait défiler l’histoire. George, le protagoniste de tous ces niveaux, se transforme alors en un Charon que, comme un habile passeur, s’adapte au courant de l’eau du Styx pour enfin transporter son amour dans l’au-delà.
AMOUR
Réalisé par Michael Haneke
Avec Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle RivaSortie le 4 octobre 2012