Après quinze ans d’absence en compétition officielle, Wim Wenders fait un retour marquant sur la Croisette avec Perfect Days, présenté lors du Festival de Cannes 2023. L’accueil est enthousiaste, couronné par une standing ovation de huit minutes et le prix d’interprétation masculine pour Kōji Yakusho. Cette dernière œuvre en date nous invite à redécouvrir des thématiques et une philosophie qui ont imprégné toute la filmographie du metteur en scène et qui semblent trouver un écho particulier au contact d’une culture japonaise depuis longtemps admirée.


« Kondo wa kondo. Ima wa ima » – « La prochaine fois, c’est la prochaine fois. Maintenant, c’est maintenant. » Souvent reprise pour résumer le propos du film, cette phrase est mise en avant dans de nombreuses critiques qui célèbrent Perfect Days pour son « éloge de la beauté et de la simplicité » ainsi que pour ses « échappées poétiques ». En effet, au sein d’un film qui met en scène un protagoniste qui écoute plus qu’il ne parle, cette citation résonne soudainement comme une leçon de morale. On apprécie l’approche zen d’une œuvre qui se distingue des productions récentes tout en échappant aux clichés d’un « regard occidental » sur le Japon. Pourtant, résumer Perfect Days à une simple célébration du présent et à l’histoire d’un personnage qui « ne pourrait imaginer des journées plus parfaites », c’est négliger une approche adoptée par Wim Wenders tout au long de sa carrière.

Hirayama est agent d’entretien des toilettes du quartier de Shibuya à Tokyo et le film nous plonge dans son quotidien solitaire. Passionné de musique et de photographie, il voue un attachement profond à chaque instant qui rythme ses longues journées de travail. Grâce à une mise en scène attentive mais discrète, Wenders nous révèle peu à peu des éléments d’un passé qui ont amené son personnage à adopter cette vie minimaliste. Ancré dans le Tokyo d’aujourd’hui, Hirayama semble cependant en décalage avec son environnement. Il s’inscrit ainsi dans une longue lignée de personnages qui ont façonné la filmographie du cinéaste. Que ce soit Travis de Paris, Texas (1984), ou Damiel de Les Ailes du désir (1987), tous incarnent l’une des principales préoccupations de Wenders : l’étude de ce que signifie être humain. 

C’est une préoccupation existentialiste, mais surtout phénoménologique dans son sens heideggérien qui imprègne les œuvres du réalisateur. Dans son ouvrage Sein und Zeit (Être et Temps), le philosophe allemand Martin Heidegger définit le concept de « Dasein » (« être-là »), un terme qui se rapporte à une manière d’exister qui serait propre à l’être humain, celle d’un être conscient de lui-même, qui ne se contente pas d’exister passivement mais comprend son existence à travers son rapport au monde qui l’entoure. Les personnages de Wenders illustrent bien ce questionnement en mettant en évidence ce qui, pour Heidegger, est un « être-au-monde », traversant leur environnement et lui conférant du sens à travers leur propre ouverture à l’existence. Ce qui rend l’humain unique selon Heidegger, c’est aussi sa capacité à se questionner sur son être et à prendre conscience de sa finitude, un rapport à la temporalité qui conditionne toute son existence. Ainsi, les protagonistes de Wenders se retrouvent souvent partagés entre un passé à fuir et un futur à atteindre. Constamment en mouvement, ils errent au milieu d’espaces qui prennent alors une importance toute particulière. Plus que de simples décors, ils incarnent l’intériorité de ceux qui les arpentent.

On peut penser au vaste désert aride et vide duquel émerge un Travis catatonique (Paris, Texas) ou aux rues froides et monochromes d’un Berlin d’après-guerre encore divisé que survole l’ange Damiel (Les Ailes du désir). L’un comme l’autre cherchent alors à se connecter à ce monde qui les entoure : Travis recherche sa ville d’origine, Damiel un moyen de faire partie d’un monde qu’il ne peut qu’observer. C’est une quête existentielle premièrement physique qui se complexifie par la suite au travers d’une exploration de leurs rapports aux autres (un fils, une famille, une femme…). L’exemple de l’ange Damiel qui souhaite devenir humain est sans doute le plus explicite pour évoquer la dimension heideggérienne du cinéma de Wenders. Ce que souhaite Damiel, c’est de pouvoir « avoir de la fièvre, […] s’enthousiasmer pour un repas, […] mentir à tout bout de champ, […] deviner, au lieu de toujours tout savoir. » Une expérience humaine entière également soulignée par une scène durant laquelle Damiel, juste après son incarnation humaine, est blessé à la tête mais n’est cependant qu’émerveillé par sa nouvelle capacité à percevoir la couleur rouge du sang provenant de sa blessure, libéré désormais de sa perception monochrome passée.

Les Ailes du désir (1987) – Is that red ?

C’est ce rapport au monde profondément humain et complexe que l’on retrouve dans le personnage de Hirayama. Une nouvelle fois, Wenders met en scène un protagoniste étroitement lié à son environnement. Hirayama porte une attention approfondie à la nature et aux individus qui l’entourent, et le film enchaîne plans d’ensemble de Tokyo et plans centrés sur les feuillages des arbres que le protagoniste apprécie photographier. Cette passion souligne un besoin de préserver l’instant, un geste qui nous ramène à la pensée de Heidegger. À travers le médium photographique, le film met en lumière une prise de conscience spécifiquement humaine : celle d’être pris dans un flux temporel inévitable. Ce point nous rappelle une autre caractéristique du cinéma de Wenders : une approche qui place l’image au centre de son esthétique. Une image qui comporte la double capacité de documenter le monde et d’en figer le cours. La photographie a d’autant plus cette capacité que ce qu’elle enregistre cesse d’exister l’instant d’après, rappelant le caractère éphémère de l’existence qui est aussi cher aux personnages de Wenders qu’à la pensée heideggérienne. Cette importance de l’image comme connexion directe au réel traverse toute la filmographie du cinéaste, dont les productions varient entre œuvres de fiction et documentaires.

Perfect Days s’inscrit pleinement dans cette démarche : Wenders lui-même souligne que jamais auparavant un de ses films n’avait atteint une telle fusion, le long-métrage devenant « un merveilleux mélange de documentaire et fiction ». Selon lui, c’est avant tout l’attention portée aux objets, aux personnes et aux instants fugaces qui permet de créer cet effet, invitant le spectateur à redécouvrir le monde comme s’il le voyait pour la première fois. Ainsi, Perfect Days ne se limite pas à une célébration de l’instant présent. Le passé de Hirayama, évoqué subtilement à travers différents événements,  surgit et introduit une tension qui crée un contraste avec sa routine que l’on pouvait percevoir comme détachée et apaisée. Si ce personnage semble avoir atteint une sérénité que d’autres figures de Wenders poursuivent encore, il n’en est pas moins confronté à des épreuves qui le mettent face aux contradictions qu’un tel rapport au monde peut impliquer. En de nombreux aspects, il partage avec Damiel cette recherche ou acceptation d’expérience humaine totale. Cette quête, que nous avons précédemment associée à la pensée de Heidegger, prend ici une teinte nouvelle qui est liée à son ancrage dans un univers japonais.

« “Komorebi” : est le mot japonais pour le miroitement de la lumière et des ombres, qui est créé par les feuilles se balançant dans le vent. Il n’existe qu’une fois, à ce moment-là. »

Cette définition apparaît après le générique de fin, mettant en lumière une forme de « présence au monde heideggérienne » de manière particulièrement visuelle.  Komorebi est une notion esthétique mais aussi un terme qui peut s’inscrire dans un concept plus vaste, celui du wabi sabi.

Composé de wabi (évoquant une solitude mélancolique, un type de pauvreté qui est détachée de la richesse matérielle) et de sabi (qui célèbre la beauté des choses altérées par le temps, marquées par l’usure), ce concept reste difficile à définir. Plutôt que d’en donner une définition théorique, Perfect Days nous en offre une illustration à travers Hirayama. Ce que ce dernier incarne, c’est une forme de simplicité qui n’est pas passive, mais qui s’exprime à travers toutes les actions qu’il entreprend. C’est une attitude, une manière de vivre et d’échanger avec l’autre. C’est une philosophie qui implique la recherche d’une vie ordonnée mais qui accepte les imprévus, celle d’un comportement simple, mais non simpliste. Cette impression se renforce également à mesure que le film distille des indices : la lecture de Faulkner, une famille issue de la classe supérieure… tout laisserait entendre qu’Hirayama vient d’un milieu aisé. Sa routine modeste prend alors une dimension différente. Elle n’est pas le résultat d’une adaptation forcée à une condition sociale, mais bien un choix délibéré. Son mode de vie n’est pas une résignation, mais une décision assumée. Quand sa sœur lui demande s’il est bel et bien devenu agent d’entretien, la seule réponse d’Hirayama est un hochement de tête déterminé. Cette approche prend aussi tout son sens à travers sa routine, mise à l’épreuve au fil du récit, que ce soit au contact d’un collègue impulsif ou de l’apparition inattendue de sa nièce en fugue. Ce qui intéresse alors Wenders, ce n’est pas tant ces événements que la manière dont son personnage va réagir face à eux, mettant en scène la démonstration d’une approche de l’existence qui accepte, non pas sans broncher mais sans se dérober, ces imprévus.

Cette philosophie implique aussi l’acceptation d’une certaine ambiguïté. C’est la coexistence de lumières et d’ombres caractéristique du komorebi, mais aussi l’esprit du kintsugi, cet art de réparation de la céramique brisée à l’aide de laque saupoudrée d’or qui magnifie les fissures plutôt que de les masquer. Perfect Days met en avant cette beauté de l’imperfection et des choses éphémères, tout comme Les Ailes du désir illustrait la recherche de Damiel d’une « expérience humaine complète ». Toute une philosophie qui atteint son sommet dans l’un des derniers plans magistraux du film : quelques secondes suspendues sur le visage de Hirayama où l’intensité de ses émotions se révèle plus éloquente que n’importe quel discours.

Perfect Days s’inscrit donc dans la continuité d’une pensée qui traverse toute l’œuvre de Wim Wenders. Il illustre une philosophie qui trouve une résonance particulière au sein d’une culture dont le rapport au monde et à la mort diffère fondamentalement de l’approche occidentale. Ce lien, sans doute nourri par une vision animiste, semble indiquer que le protagoniste du film n’est pas aussi égaré que d’autre personnages du cinéma de Wenders. Que l’un des plus grands admirateurs de Yasujirō Ozu, ayant déjà posé sa caméra dans les rues de Tokyo en 1985 (Tokyo-Ga), réalise enfin une fiction abordant ces thématiques n’a donc rien d’étonnant. Et c’est avec un plaisir certain que l’on se laisse emporter dans ce nouvel univers façonné par le plus japonais des réalisateurs allemands.

PERFECT DAYS
Réalisé par Wim Wenders
Avec Kōji Yakusho

Sorti en 2023

 

Bibliographie

Films

Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin, Wim Wenders, 1987)

Paris, Texas (Wim Wenders, 1984)

Perfect Days (Wim Wenders, 2023)

Entretien

« Autour d’un thé avec Wim Wenders », figurant en bonus du Blu-ray du film Perfect Days (Wim Wenders, 2023), Blaq Out, 2024.

Ouvrages

CAYLA, Denise, Errance et points de repères chez Wim Wenders, Ed. Peter Lang, Coll. Contacts, 1994.

DENIS, Sébastien, Analyse d’une œuvre : Les ailes du désir, W. Wenders, 1987, Librairie Philosophique J. Vrin, Coll. Philosophie et cinéma, 2012.

GRAF, Alexander, The cinema of Wim Wenders: the celluloid highway, Wallflower Press, London & New York, 2002.

POWELL, Richard R., Wabi sabi simple: create beauty, value imperfection, live deeply, Adams Media, 2005.

Articles

BETANCOURT, Alejandro, “The Heideggerian Dasein: The Human Being as a Context for Meaning”, Illumination, 2021, disponible sur:  The Heideggerian Dasein: The Human Being as a Context for Meaning | by Alejandro Betancourt | ILLUMINATION | Medium.

France Inter, « Perfect Days : un Wim Wenders très poétique, contemplatif sur les simplicités du quotidien », radio France, 2023, disponible sur : « Perfect Days » : un Wim Wenders très poétique, contemplatif sur les simplicités du quotidien | France Inter.

HEIDMANN, Patrick, « Critique de « Perfect Days », une tendre déclaration d’amour au Japon » (trad.), Cineman, 2023, disponible sur : Critique de «Perfect Days», une tendre déclaration d’amour au Japon – Cineman.

LEVESQUE, François, « “Perfect Days” : Wenders à la perfection », Le Devoir, 2024, disponible sur :  « Perfect Days » : Wenders à la perfection | Le Devoir.

WOLF, Rafael, « Dans Perfect Days, Wim Wenders magnifie un vieux poète solitaire à Tokyo », rts.ch, 2023, disponible sur : Dans « Perfect Days », Wim Wenders magnifie un vieux poète solitaire à Tokyo – rts.ch – Cinéma.

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