Dans Vermiglio, le contexte de la Première Guerre mondiale sert de toile de fond au récit d’une vie entièrement féminine. Dans une situation d’équilibre forcé, où l’appel massif aux armes a contraint de nombreuses femmes à occuper des emplois jusqu’alors réservés aux hommes, Maura Delpero transforme une histoire provinciale ordinaire en un voyage de l’héroïne universel où les rythmes lents de la nature sont bouleversés par un regard trop contemporain.


À la fin de la guerre, à Vermiglio, un petit village niché dans les Alpes italiennes, la famille Graziadei vit au rythme de la nature. Le père, très strict, est le seul enseignant de l’école du village et les trois filles partagent leur temps entre les tâches ménagères, les études et la religion. L’équilibre bucolique est rompu lorsque Lucia, la fille aînée (Martina Scrinzi), tombe amoureuse de Pietro (Giuseppe De Domenico), un déserteur sicilien, et décide de l’épouser.

La première partie du film suit le parcours des trois sœurs, sans jamais en privilégier une en particulier, accordant à chacune la même importance. Toutes trois doivent affronter une société profondément patriarcale, où les décisions sont prises sans, et souvent, contre elles. Leur histoire se déploie lentement, au rythme paisible de la nature, tandis que Maura Delpero adopte un regard de documentariste, attentif et sans artifices, pour capturer la réalité de cette époque. Toujours en retrait, la caméra semble se cacher, à l’image de la petite Graziadei qui espionne en silence son père en train de fumer. Le regard du spectateur circule discrètement entre l’intérieur de la maison et les paysages du village, observant avec finesse la vie paysanne qui les entoure. Mais le paysage alpin, avec ses montagnes imposantes, n’est pas qu’un simple décor, mais une présence vivante et imposante qui domine chaque scène se déroulant en plein air. À travers de larges plans, le directeur de la photographie, Mikhail Krichman, en fait une force omniprésente, dont la majesté devient menaçante. Loin d’offrir un souffle ou une échappée, ces sommets pèsent de tout leur poids sur les personnages, comme un écho muet à l’oppression sociale qui les emprisonne. Plus qu’un simple réalisme, Delpero cherche à évoquer un monde rêvé, tel qu’il lui a été transmis à travers les souvenirs de son père.

La fin de la guerre entraîne un nouveau déséquilibre dans le équilibre déjà précaire du village. Avec le retour des hommes du front, Pietro doit lui aussi retourner dans sa terre natale pour retrouver sa famille. Après en avoir perdu la trace, la famille Graziadei apprend que l’homme, déjà marié à une Sicilienne, est tué par cette dernière. Cette tragédie marque une rupture irrémédiable : la famille de Lucia est marginalisée par le village, jugée indigne, tandis qu’elle-même sombre dans une dépression désespérée.

C’est à ce moment que l’histoire change de direction : le récit se recentre uniquement sur Lucia, artificiellement délaissant et éclipsant ainsi les parcours des deux autres sœurs. Après une première partie empreinte de lent naturalisme, cette seconde partie semble davantage guidée, parfois de manière un peu forcée, par la prise de conscience de Lucia. Pour retrouver sa valeur et affirmer son identité, elle doit entreprendre ce qu’on appelle le voyage de l’héroïne, un parcours de transformation qui, à travers la douleur et la solitude, la mènera à se réinventer et à trouver une nouvelle place dans le monde. Le chemin de Lucia suit d’ailleurs de très près les étapes décrites par Maureen Murdock dans son essai éponyme, où elle définit les étapes fondamentales que la protagoniste doit franchir pour retrouver son équilibre intérieur.

Après l’annonce de la mort de Pietro, Lucia sombre dans une profonde dépression. Elle rejette son essence féminine, renonce à son rôle de mère et abandonne son fils. Être la veuve d’un homme qui l’a trahie, dans une société rigide et ancrée dans la tradition, lui semble un fardeau insupportable. Le foyer familial devient lui aussi un espace étouffant, presque carcéral. Par l’usage maîtrisé de la profondeur de champ, les espaces domestiques sont représentés comme exigus, étouffants, presque claustrophobes, accentuant la sensation d’enfermement de Lucia.

Son oppression, à la fois physique et symbolique, entre les règles rigides imposées par son père et les préjugés d’une société patriarcale, ne lui laisse aucun espace d’autodétermination. Poussée à l’extrême, Lucia tente le suicide au bord d’une cascade. Pourtant, ce désir de mort la reconnecte à la part de Mère Nature qui vit en elle, lui insufflant la force de continuer. Après avoir traversé cet instant de bascule, Lucia choisit d’entreprendre un voyage pour rencontrer la femme ’qui a tué son mari. Ce périple, bien qu’essentiel dans sa transformation, est condensé en une seule scène : une traversée en mer. C’est dans ce nouveau paysage, inconnu et vaste, que Lucia semble enfin trouver une forme d’harmonie.

Arrivée en Sicile, elle n’a cependant pas le courage d’approcher la veuve, car en la voyant s’occuper d’un enfant, elle reconnaît un lien profond avec sa propre maternité. Cette expérience la reconnecte avec sa féminité, avec sa capacité à être mère, et lui permet de retrouver son équilibre intérieur. De retour dans son village, la tête haute, Lucia retrouve la force d’affronter sa vie. Elle renoue non seulement avec sa part féminine et maternel, mais aussi avec son énergie masculine, à l’époque étroitement associée au travail, et parvient ainsi à trouver une nouvelle harmonie entre les différentes facettes de son être. Elle retrouve un équilibre, semblable à celui d’autrefois, mais cette fois enrichi d’une conscience nouvelle d’elle-même et du monde qui l’entoure.

La prémisse de Vermiglio se distingue par la volonté de raconter une histoire simple, mais ce ton est perturbé par un final forcé, où la nécessité d’imposer une morale à l’histoire prend le pas sur la simplicité de son récit. Vermiglio reste une œuvre d’une élégante beauté, tout comme le petit village qu’il dépeint, mais le film est dénaturé par l’inutile nécessité d’un regard moderne.

VERMIGLIO
Réalisé par Maura Delpero
Avec Martina Scrinzi

Sortie le 19 mars 2025

 

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