Tous les grands films d’action doivent, pour inscrire leur nom dans l’histoire, provoquer et mettre au défi l’incrédulité du spectateur ; ils doivent embrasser une nouvelle esthétique de la stupéfaction. C’était vrai des films de Buster Keaton comme des longs-métrages de Jackie Chan, mais cela s’applique aussi au changement de paradigme observé en Thaïlande dans les années 2000, ou encore à la révolution chorégraphique menée par certains films de Donnie Yen comme SPL et Flashpoint. À l’époque, le cascadeur et chorégraphe de l’action japonais Kenji Tanigaki avait déjà commencé à travailler avec Yen (une collaboration qui se poursuit à ce jour), et sa subséquente carrière prouvera son impressionnante prédisposition à s’adapter et à se réinventer. En regroupant des forces ayant défini le genre tout au long des deux dernières décennies, The Furious se donne une mission simple : devenir le film d’action ultime.

 

Wang Wei est un immigrant chinois illégal travaillant comme homme à tout faire dans un pays d’Asie du Sud-Est. Un jour, sa fille est kidnappée par des trafiquants d’êtres humains, le forçant à se lancer dans une violente course-poursuite pour la secourir. Il fait bientôt équipe avec Navin, un journaliste à la recherche de sa femme disparue. Ce point de départ simple permet non seulement de poser des enjeux émotionnels clairs et primordiaux, mais aussi de mettre en place un réseau d’interactions qui mènera à différents glissements inattendus d’alliances et d’inimités.

Dès le départ, le producteur Bill Kong, dont la longue liste de crédits comprend des classiques comme Tigre et Dragon, s’est donné pour objectif de rappeler au monde que les films d’arts martiaux pouvaient encore faire fureur de par le monde. L’homme de la situation n’était autre que Kenji Tanigaki, qui à son tour choisit de faire appel au chorégraphe de l’action Kensuke Sonomura. Ce dernier a récemment gagné en popularité à travers plusieurs films d’action japonais originaux à succès, comme Hydra, Bad City, et la franchise Baby Assassins. Tanigaki sélectionne également lui-même ses acteurs principaux et leur style de combat particulier : Xie Miao (kung fu) qui avait, enfant, joué aux côtés de Jet Li et est devenu une icône à part entière du cinéma d’action en Chine grâce à son travail avec le réalisateur Qin Pengfei (Fight Against Evil 1 & 2, Blade of Fury, Eye For an Eye 1 & 2) ; Joe Taslim (judo), très connu pour ses rôles dans The Raid et The Night Comes for Us ; Joey Iwanaga (karaté), que vous avez pu voir dans Rurouni Kenshin, HiGH&LOW, ou Baby Assassins 2 ; Yayan Ruhian (silat), également star du genre depuis The Raid ; et le prodige autodidacte du Martial Club, Brian Le, dont le style unique pourrait être décrit comme… un mélange ésotérique de puissance pure et de vitesse/d’agilité frôlant le surnaturel.

En termes cinétiques, Kenji Tanigaki semble s’être donné pour but de mettre en valeur la portée des mouvements de ses acteurs, et d’optimiser le nombre d’interactions martiales par plan. En résulte un film contenant bien moins de coupes que son précédent film majeur en tant que chorégraphe, à savoir Twilight of the Warriors: Walled In de Soi Cheang, mais qui ne s’appuie cependant jamais sur les démonstrations logistiques vaines, comme cela peut parfois être le cas chez d’autres cinéastes.

L’action dans The Furious contient des choses que l’on a déjà vues, remplissant ici le rôle de références que les spectateurs complices (fans de films d’arts martiaux) sauront reconnaître, et démontrant à quel point l’équipe du film a conscience de la place de leur œuvre au sein du genre : le coup de pied inversé de Jeeja Yanin, la stratégie consistant à utiliser sa main tendue face au visage de l’adversaire pour créer de la confusion ou les mouvements au sol de Kensuke Sonomura, l’emploi d’objets du décor à la Jackie Chan (voir le passage avec l’échelle), ou encore la façon qu’a Xie Miao de protéger sa fille et de lui donner l’occasion de participer à l’action, comme cela avait été le cas lorsque que Xie avait joué le fils de Jet Li dans les années 1990.

L’action dans The Furious contient également des choses que l’on a jamais vues, qui opèrent comme vecteurs d’innovation, comme augmentations d’anciennes idées exploitées pour arpenter de nouveaux sentiers en termes d’action design : Jeeja Yanin roule, pivote, saute, s’extrait de prises mortelles et se faufile entre les corps de ses adversaires ; Xie Miao (quelqu’un a-t-il jamais bougé ainsi pour la caméra ?) se tient littéralement au sommet d’un empilement toujours plus grand de corps inertes ; Joey Iwanaga s’élève au rang de star de l’action à la seule force de ses coups de pieds et de sa capacité à défier la gravité elle-même par moments ; Brian Le surpasse toutes les idées préconçues de ce à quoi une force de la nature pourrait ressembler au cinéma. L’expertise combinée de Kenji Tanigaki et Kensuke Sonomura est synonyme de mouvement perpétuel, d’une capacité à attirer l’attention, à faire naître les émotions, et à provoquer des réactions physiques chez le public. Même lorsque soumis au poids entier d’un ennemi voulant leur mort, Xie Miao et Joe Taslim doivent continuer, s’extirper de moult situations périlleuses en déplaçant leur corps avec une agilité inatteignable pour la plupart d’entre nous, sans jamais mettre en péril l’immersion du spectateur.

La réussite d’un film d’action dépend de sa capacité à proposer des démonstrations de performances physiques stupéfiantes à même de choquer ou d’émouvoir le spectateur jusqu’à l’émerveillement. Lesdites performances créent un spectacle corporel qui, comme dans les comédies musicales, se définit par l’articulation visuelle du corps en performance, par sa manipulation cinématographique, et par la relation entre artiste et spectateur complice. Cependant, la qualité novatrice d’une œuvre ne peut prendre effet qu’en cas de virtuosité, c’est-à-dire lorsque la performance ou l’accomplissement d’un artiste surpasse les attentes du spectateur, basées à la fois sur ses précédents travaux et les œuvres de ses contemporains.

La performance virtuose n’existe qu’en cas d’extrême précision dans l’exécution, d’habilité à trouver de nouvelles manières de composer avec les formes, et d’engagement du spectateur. The Furious propose tout cela et plus encore : une action implacable enchaînant les affrontements dans un constant crescendo de violence ancré par des émotions primales. Le théoricien de la danse John Martin avait autrefois articulé une théorie s’appuyant sur deux concepts baptisés la « métakinésie » (la communication par le mouvement) et la « compassion musculaire » (le « sentiment » phénoménologique associé à la communication) ; deux outils qui, lorsqu’appliqués à la danse, ont permis d’examiner avec soin la façon dont le mouvement physique sur scène et à l’écran a pu cultiver la circulation d’idées et d’émotions entre l’artiste et son public. On peut en dire autant de l’action : chaque personnage principal de The Furious faisant usage de spécificités martiales uniques dans sa manière de réagir à diverses situations inattendues, et parce que le public réceptif peut se retrouver immergé dans les enjeux physiques du film, le degré de compréhension des motivations de chacun ne s’en trouve qu’enrichi, bien au-delà de ce que tout dialogue pourrait exprimer (est-il à ce titre surprenant que le protagoniste incarné par Xie Miao soit muet ?). L’histoire racontée devient ainsi presque purement visuelle et viscérale, comme cela devrait être le cas dans tout bon film d’action qui se respecte.

Comme avec tous les films focalisés sur le spectacle corporel, il est préférable d’évaluer The Furious pour ce qu’il essaie d’accomplir. La décision de faire parler un anglais parfois bancal à tous les personnages nuit-elle aux objectifs artistiques et esthétiques du film ? Non. L’utilisation de sang numérique dans une scène pivot impliquant Joey Iwanaga est-elle problématique ? Oui. Certains choix musicaux, notamment lors du combat final, menacent-ils parfois de rompre l’immersion ? Malheureusement, oui.

Et pourtant, on peut être sûr d’une chose : l’immense scène d’action de fin, qui implique cinq combattants aux motivations et objectifs divergents, et entraîne le cinéma d’arts martiaux vers d’imposants sommets de spectacle corporel, fera couler beaucoup d’encre ; une exploration inédite des possibilités terpsichoréennes de la chorégraphie à combattants multiples. Que The Furious finisse ou non par être considéré comme « le film d’action ultime » n’a aucune importance, car il accomplit plus (et avec plus d’expertise combinée) que l’immense majorité des films d’action, et a donc déjà inscrit son nom dans les annales du genre.

The Furious – Première mondiale au TIFF 50 le 6 sept. 2025 ; pas encore de date sortie européenne
Réalisé par Kenji Tanigaki
Avec Xie Miao, Joe Taslim, Joey Iwanaga, Brian Le, Yayan Ruhian

Pour en lire plus sur le spectacle corporel dans le cinéma d’action, voir le livre de Lauren Steimer, Experts in Action: Transnational Hong Kong-style Stunt Work and Performance, Duke University Press, 2021.

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