La_mere_posterUn petit atelier à Casablanca, la reconstitution d’un quartier d’enfance, un monde fictif pour raconter le réel. Dans sa première réalisation, qui lui a valu l’Œil d’or du meilleur documentaire au Festival de Cannes en 2023, Asmae El Moudir dialogue, et fait dialoguer, sa famille dans un documentaire innovant et captivant. À travers ce qui commence comme un voyage de recherche personnelle, la jeune réalisatrice marocaine revit les moments de son enfance marqués, en particulière, par l’absence de photos dans sa famille. Ce qui commence comme une réflexion intime se transforme en une enquête plus large, nationale, sur le massacre de Casablanca du 29 mai 1981.


 Asmae El Moudir utilise une histoire familière pour raconter une histoire nationale, le silence et le déni dans la mémoire familiale comme nationale : elle ne possède qu’une seule photo d’elle, prise quand elle était petite en cachette de ses parents, de même, il ne reste qu’une seule photo du massacre, capturée secrètement également. La mère de tous les mensonges est sa grand-mère, fervente supportrice du roi et de la propagande nationale, chef de famille rigide et intransigeant, surnommée “la dictatrice”. C’est elle qui a imposé l’interdiction des photos dans la famille, et c’est encore elle qui ne permet pas aux autres de parler de ce qui s’est passé le jour du massacre. Symbole du pouvoir familial et politique, elle interdit aux gens de se souvenir.

Pour avoir un espace où parler et se souvenir librement, Asmae El Moudir reconstruit avec son père son quartier natale. Une crèche qui accueillera la naissance de la mémoire. La rue où elle a grandi, son immeuble, la maison des voisins, leur maison, sa chambre, la chambre de sa grand-mère et celle de ses parents. Chacun d’entre eux a sa propre figurine, un « berger », et chaque personnage, réel ou fictif, doit jouer, et rejouer, le rôle qu’il a occupé dans l’histoire familiale du massacre. La caméra se déplace silencieusement parmi les bâtiments en papier mâché, puis revient à l’atelier, lui-même transformé en crèche, où chacun est à sa place et, comme les bergers typiques des crèches napolitaines, et reproduit répétitivement les mêmes gestes. 

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Asmae El Moudir anime et dirige sa famille magistralement comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfants. Elle les met à l’aise, les fait jouer avec leurs figurines et leur raconte des histoires. Elle sait quand et comment déclencher les réactions de la grand-mère, avec laquelle elle joue à un jeu de tir à la corde, tantôt en lui laissant de l’espace, tantôt en la mettant au pied du mur. C’est Asmae qui pose les questions et gère la conversation, en choisissant le moment où passer de la fiction à la réalité. Ses parents et ses anciens voisins jouent avec cette fiction en témoignant, à travers la pièce, de ce qui s’est passé. Les interviews filmées des familles des victimes du massacre sont projetées sur un mur de la maison pour que, peut-être pour la première fois, sa famille puisse le voir.

La question se pose du degré de fiction et de réalité de ce que nous voyons. Combien de prises de vue a-t-il fallu faire, combien de répétitions ? La grand-mère se prête terriblement bien au rôle de dictatrice de la maison. Elle se fait peindre avec patience puis se fâche en recevant un horrible portrait ; elle joue avec sa figurine mais se plaint de sa laideur. Toutefois, dans ses yeux, aucune trace de simulacre n’est visible. La haine et le bonheur qu’elle ressent sont réels, tout comme les souvenirs que nous ne sommes pas autorisés à entendre. Une dispute familiale se déroule sous nos yeux, filmée subrepticement. Le doute subsiste sur ce qui n’a pas été prévu. Cette question n’affecte pas la force du film qui, par un style narratif particulier, nous fait participer aux évènements du massacre.

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Dans une scène, essentielle au film parce qu’elle raconte les horreurs commises par la police marocaine, et parce qu’elle cristallise la dualité entre fiction et réalité au cœur du documentaire, son ancien voisin, Abdallah El Zouid, raconte comment il a été arrêté et torturé. La caméra se déplace dans la prison de papier mâché, parmi les statuettes allongées sur le sol, étouffées par la chaleur, pendant que la main d’Abdallah les déplace, racontant ce qui s’est passé, sur fond de cris et de bruits lugubres. La composante fictive de la réalité, le jeu d’Abdallah qui rejoue les actes vécus, se transforme lentement en réalité de la fiction grâce à un mouvement de caméra qui, en s’éloignant d’Abdallah, rejoint le reste de la famille, saisie dans la posture du spectateur devant un jeu théâtral. Ce n’est plus nous et eux seuls qui regardons la mise en scène, mais nous devenons tous des participants, ils sont avec nous et nous avec eux.

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Une expérience similaire, où le théâtre se transforme en cinéma, a été réalisée par le metteur en scène Jaco Van Dormael et la chorégraphe Michèle Anne De May. Dans leur spectacle Kiss & Cry, les spectateurs regardent un film qui est simultanément tourné et projeté dans l’espace-temps du théâtre. Le film est créé en direct, en filmant une table avec des miniatures dans lesquelles de simples mains se transforment en personnages dansants qui touchent le sol, tournoient dans les airs et s’entrelacent. La même idée a été reprise plus tard dans un film de Van Dormael, Le Tout Nouveau Testament, dans lequel une main se met à danser sur la table, s’élevant en pirouettant dans les airs. Si cette scène onirique ne rend pas tellement hommage au cinéma, c’est parce que nous sommes habitués à l’omniprésence des effets spéciaux et que la magie devient alors une fiction, dans ce cas avec une signification négative. Mais la même scène prend un autre sens lorsqu’elle est vue au théâtre, loin des effets spéciaux. Là, nous, spectateurs, oublions que nous sommes au théâtre, que ce que nous voyons sur le grand écran se passe là, devant nous, dans la réalité, et nous sommes plongés dans la magie du monde du cinéma, de la fiction.

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Dans La mère de tous les mensonges, Asmae El Moudir va encore plus loin que Jaco Van Dormael, en re-filmant la réalité, sa famille qui regarde Abdallah, et en la transformant en fiction. Nous, spectateurs, sommes ainsi catapultés de nos sièges pour les rejoindre dans le film, dans un petit studio de Casablanca. Nous devenons des acteurs de l’histoire parce que nous observons collectivement, avec sa famille, la fiction d’une représentation théâtrale. C’est la force de ce documentaire qui transcende l’espace et le temps, la réalité et la fiction, s’élevant dans le ciel comme dans la scène finale où nous nous élevons au-dessus de la crèche pour nous retrouver, en fin, dans la Casablanca réel.

LA MÈRE DE TOUS LES MENSONGES
Réalisé par Asmae El Moudir
Avec Asmae El Moudir, Zahra Jeddaoui, Mohamed El Moudir 
Sorti en francophonie le 28 février 2023

 

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