The Substance est une critique aussi révoltante que puissante de la société machiste qui a défini, et définit, le corps des femmes pendant des siècles. Le deuxième film de la réalisatrice française Caroline Fargeat, un body-horreur féminin, est une transposition moderne du portrait de Dorian Gray qui pousse à leurs extrêmes les canons traditionnels de l’esthétique en utilisant la technique publicitaire comme outil pour accuser l’utilisation et consommation du corps féminin.


The Substance débute par un œuf placé sur un fond bleu dont la disposition et la palette de couleurs rappellent l’esthétique publicitaire. Une seringue injecte un liquide vert fluorescent dans l’œuf, qui commence à se transformer, se divisant en deux jaunes. Une scène très efficace car, dépassant toute explication verbale, définit en quelques instants le fonctionnement de la substance ainsi que le style du film. Fargeat nous introduit ensuite à Elizabeth Sparkle, interprétée par Demi Moore, laissant les images parler par elles-mêmes. Un plan d’ensemble montre l’inauguration de l’étoile d’Elizabeth sur le Hollywood Walk of Fame, suivie de sa ruine : des fans se prennent en photo, puis des passants la piétinent négligemment, et enfin un homme fait tomber son sandwich en la recouvrant d’un rouge ketchup. Elisabeth, comme son étoile, est une star de cinéma oubliée. Lorsque son misogyne producteur Harvey (Dennis Quaid) la licencie parce qu’elle n’est plus jeune, Elizabeth décide de tout faire pour être à nouveau acceptée par la société. Après un accident de voiture dans lequel elle est miraculeusement restée intacte, mort allégorique de sa carrière, un jeune médecin lui remet une clé USB contenant la vidéo promotionnelle de « THE SUBSTANCE ».

If you follow the instructions, what could go wrong?

Have you ever dreamed of a better version of yourself? You should try this new product: The Substance. It changed my life. With The Substance, you can generate another version of yourself: younger, more beautiful, more perfect… Just share the time. One week for one, one week for the other. A perfect balance of seven days. Easy, isn’t it? If you follow the instructions, what could go wrong?

 

Le fonctionnement de la substance est à nouveau expliqué dans un spot publicitaire qui met l’accent sur un point fondamental : bien qu’il y ait deux corps et deux consciences, il n’y a pas deux personnes différentes mais une seule, « You are only one ». L’idée est très simple, la possibilité d’avoir une version plus jeune, plus belle et plus attrayante de soi-même mais avec la contrainte de devoir alterner entre les deux corps chaque semaine, « No Exception ».  Sans hésiter, obsédée par le besoin de plaire, Elizabeth s’injecte une solution verte fluorescente dans les veines. Dans une séquence terrifiante, nous assistons à la naissance, création, de sa meilleure version, Sue (Margareth Qualley), qui surgit du dos d’Elisabeth, la laissant inconsciente sur le carrelage blanc de la salle de bains. Sue est jeune, séduisante et aspire à la célébrité, incarnant le désir de la façon dont Elisabeth aimerait se voir, dont elle aimerait que les autres la voient.

Sue fait disparaître Elizabeth de leur vie, figurativement, en devenant la nouvelle star de Harvey, mais aussi littéralement, en retirant le portrait d’Elizabeth du salon, seule relique du temps passé, remplacé par un immense panneau publicitaire de Sue juste en face de la maison. Dans ses semaines de contrôle, Elizabeth tombe dans une profonde dépression, n’arrivant plus à donner un sens à sa vie. Pourquoi exister s’il existe une meilleure version de moi ? Pourquoi faire quoi que ce soit si elle est meilleure ? Cette lutte intérieure atteint son paroxysme dans une scène où Elizabeth se prépare à un rendez-vous, qu’elle a pris pour se redonner de l’énergie, avec la seule connaissance qui la vénère encore. Dans une séquence qui passe de l’ironie à la tragédie, Elizabeth change plusieurs fois de robe, essayant de cacher le plus possible ses seins, plus vieux que ceux de sa meilleure version, ajustant plusieurs fois son rouge à lèvres pour donner de la couleur à sa bouche trop pâle par rapport à celle de Sue, et finalement renonce à sortir parce que le regard jugeant de Sue, qui la scrute souriant depuis son panneau d’affichage, ne lui permet pas de s’accepter.

De son côté, Sue est assoiffée de temps – qui pourrait le lui reprocher en pleine ascension vers la célébrité ? – elle se rebelle contre la contrainte de ne pouvoir vivre que la moitié de sa vie et l’interdit devient inéluctable : Sue enfreint la règle en piquant un jour de la vie de Elizabeth. Mais ce qui est gagné par l’une est volé à l’autre, et la journée additionnelle de Sue coûte à Elizabeth une petite partie de sa beauté, un doigt putréfié. La soif de temps ne s’arrête pas là et Sue est de plus en plus désireuse de vivre pleinement sa vie, « J’ai juste besoin d’un jour de plus et après c’est fini », dit-elle à une Elizabeth inconsciente, et jour après jour, semaine après semaine, elle finit par épuiser tous les fluides vitaux de Elizabeth, faisant d’elle un monstre. Dans sa haine pour Sue, Elizabeth ne peut cependant pas s’en débarrasser. Sue est devenue pour elle la seule raison d’être de sa vie, le seul moyen de s’accepter et d’être acceptée. Mettre fin à « l’expérience » signifierait perdre définitivement tout espoir en restant dans un état monstrueux pour le reste de sa vie. Ainsi, elle souffre physiquement et psychologiquement, en toute conscience que cette souffrance lui est nécessaire.

Le film de Caroline Fargeat est un réquisitoire contre la société machiste et son utilisation, et sa consommation, du corps des femmes comme outil publicitaire. Mais The Substance va au-delà d’une simple critique, poussant le dégoût à l’extrême en recourant aux mêmes méthodes de communication que celles utilisées pour réifier le corps des femmes. Fargeat utilise le langage publicitaire comme point de départ de son film : chaque plan est travaillé et étudié dans les moindres détails, comme pour vendre un produit. Dans une scène initiale, Sue regarde attentivement un objet dans une vitrine, elle doit absolument l’avoir. La caméra recule de son visage pour inclure dans le cadre le dos d’un mannequin féminin portant un costume rose scintillant. Dans la scène suivante, les deux recruteurs, qui choisiront la nouvelle Elizabeth Sparkle, fixent intensément quelqu’un, quelque chose, jusqu’à ce que Sue, dans ce même costume rose, entre par la porte et prenne la place du mannequin de la scène précédente. Sue est devenue le produit, transformée par la publicité en publicité.

Dans son essai « Rhétorique de l’image », l’écrivain français Roland Barthes analyse l’image publicitaire en affirmant que toute publicité est composée de trois types de messages : le message linguistique, le message iconique codé et le message iconique non codé. Ces éléments rendent l’image publicitaire intentionnelle et pertinente. Le premier message, le message linguistique, capte l’attention du spectateur par moyen d’identification. Le message iconique codé diffuse des symboles facilement identifiables et, enfin, le message iconique non codé, exigeant des connaissances de base pour être identifiés. Dans The Substance, rien n’est plus facile que de s’identifier à Elizabeth. Toute personne, dès l’adolescence, a eu des doutes sur son apparence physique jugée non conforme aux normes de la société, trop grosse, trop mince, petite, grande ou vieille. Le message littéraire est l’histoire elle-même. De plus, le film est truffé de clichés de la culture occidentale, du harcèlement des voisins aux programmes télévisés intrusifs, montrant l’hypersexualisation du corps féminin dans la société, le message non codé. Enfin, l’horreur que nous voyons se dérouler sous nos yeux, le message codé, nous montre la souffrance physique infligée par la société au corps féminin. The Substance est donc lui-même une publicité continue, ininterrompue, exposant tantôt les vêtements, tantôt le rouge à lèvres, tantôt le corps parfait.

The Substance, comme dans toutes les publicités qui fonctionnent, a peu de dialogues et tout le poids du film est confié au montage. Fargeat, en plus d’être réalisatrice, scénariste et productrice du film, en est également la monteuse. Le film est une alternance de séquences lentes, la dépression d’Elizabeth, et de montages rapides, typiquement publicitaires, comme les séquences de l’émission de télévision de Sue où l’utilisation d’un montage très rapide révèle et dénude le corps de Sue sous tous les angles. Mais le montage seul ne serait pas efficace s’il n’y avait pas un accompagnement sonore parfait qui émeut viscéralement le spectateur dans les scènes les plus macabres. Tout est prétexte à terrifier, une crevette que l’on mange rappelle le bruit des os qui se brisent, une aspirine dans l’eau celui d’une bombe qui explose.

L’horreur à laquelle nous assistons est « une façon métaphorique de montrer la violence extrême qui s’exerce sur et dans le corps des femmes » explique Fargeat, qui s’est inspirée pour le film des sentiments qu’elle a elle-même éprouvés.  Son premier film, Revenge, était déjà un réquisitoire contre le monde machiste, se terminant par un coup de fusil dans les parties génitales. Mais dans The Substance, la réalisatrice française va plus loin, elle ne s’arrête pas dans ce cauchemar écœurant jusqu’à ce que toutes les personnes présentes dans la salle soient complètement submergées par la souffrance qu’elles ont sous les yeux, transformant la monstruosité de la publicité en une publicité de la monstruosité.

THE SUBSTANCE
Réalisé par Coralie Fargeat
Avec Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid

 

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