May December désigne en anglais une relation entre deux personnes ayant une grande différence d’âge. Dans le film le Todd Haynes, Grace Atherton (Julian Moore) et Joe Yoo (Charles Melton) sont un couple marié avec trois enfants. Un couple normal qui s’est habitué à l’anormalité. En effet, Grace est tombée enceinte de Joe alors qu’il n’avait que 12 ans. De ce fait, le couple est devenu une affaire médiatique nationale qui les a rendus célèbres à leur manière. 24 ans plus tard, Elizabeth (jouée par Natalie Portman), une célèbre star américaine, décide de passer du temps avec eux pour les étudier en vue d’un rôle dans son nouveau film, dans lequel elle jouera Grace.

May December s’articule autour de deux histoires parallèles et entrelacées. Le désir d’Elizabeth de jouer un personnage complexe qui, espère-t-elle, la conduira à la célébrité, cœur de la recherche de la vérité ; et le chemin de la maturité de Joe, déclenché par cette même quête. Todd Haynes, connu pour sa filmographie ironique sur les normes sociales, reprend le scénario de Samy Burch, son premier, pour nous raconter l’histoire de Grace et Joe, faciles à étiqueter, mais pas si facilement compréhensibles. Comme dans les autres films de Haynes, les protagonistes se caractérisent par une sexualité, ou dans ce cas une histoire sexuelle, qui défie les conventions sociales, les mettant clairement en conflit avec les normes culturelles dominantes de leur société. L’anormalité est présentée avec ironie, en la plaçant dans le contexte restreint d’une petite ville dominée par des préjugés moraux, où la famille Atherton-Yoo a été irrévocablement étiquetée.

Cependant, le couple ne semble pas se laisser influencer par l’étiquette qui lui a été attribuée, mais plutôt s’y adapte. “It’s about the ways we hunker down and settle into decisions about our personal lives and are not inclined to question them, even when they should be” explique Haynes au Los Angeles Times. Grace et Joe ont décidé d’oublier les événements du passé en faisant comme si tout était et avait été normal. Si cette façon d’agir convient à Grace, qui est tombée enceinte en pleine maturité, consciente de ses sentiments et entièrement responsable de ses actes, il n’en va pas de même pour Joe, pris au milieu de son développement émotionnel, à un âge, celui du début de l’adolescence, où il est facile de commettre des erreurs sans s’en rendre compte. Joe est resté figé à ce moment-là, dans son amour, ou plus probablement dans sa dépendance envers Grace, ce qui ne lui a pas permis d’intérioriser et de surmonter ce qui s’est passé. Une situation de violence envers les enfants appelée Grooming en anglais. Même s’il existe une relation amoureuse entre les deux personnes, comme cela a été explicitement souligné dans ce cas, “resulting compliance of the child victims is often improperly interpreted by some as constituting consent and a lack of true victimization” K. Lanning : J. Interpers. Violence 33, 5 (2017). Ainsi, même s’ils s’aiment et que Joe ne croit pas avoir été abusé, l’abus est présent dans le fait de ne pas avoir donné à l’enfant la liberté de se développer, en profitant d’abord de manières amicales qui l’ont mis à l’aise, puis en abusant de son “amour”. Grace accuse Joe de l’avoir séduite et en privé, elle se comporte avec Joe comme une princesse qu’il faut sauver. “We were calling it the ‘princess syndrome’. The whole way that Joe’s character is drawn as somebody who is going to rescue the damsel, the princess, who is living in a kind of discontent in her domestic life” raconte Haynes. Ce type de relation émotionnelle entre les deux crée un environnement de dépendance qui ne permet pas à Joe de s’épanouir sur le plan émotionnel, lui qui est prisonnier de ses 12 ans dans une chrysalide qui n’a pas encore éclos.

La croissance personnelle de Joe est également accompagnée dans le film de deux autres façons métaphoriques : par la transformation des chenilles élevées par Joe en papillons, et par la cérémonie de remise des diplômes qui marque le passage de leurs enfants à la vie adulte.  Le point d’inflexion de leur relation est mis en évidence par un jeu de cadrage et de blocage dans la scène de la cérémonie de remise des diplômes. Cérémonie à l’américaine, les élèves sont assis dans les stalles avec la toque, appelés à tour de rôle à monter sur scène pour recevoir leur diplôme. Les parents sont tous assis dans les gradins, sauf Joe. Joe avance lentement et nous l’observons à travers un grillage métallique, rappelant l’emprisonnement, entendu littéralement comme celui vécu par Grace, mais aussi métaphoriquement comme celui qu’il a connu au fil des ans. Son histoire n’est pas seulement son passé, mais c’est sa vie, comme il le crie à Elizabeth après s’être heurté à la froideur du monde des adultes. Pourtant, Joe continue d’avancer, et la toile de son emprisonnement prend fin, symbolisant l’espoir d’une libération. Et il se libère dans un sanglot cathartique de l’émotion que ses enfants, comme lui, soient enfin devenus des adultes.

Haynes, cependant, ne vise pas une analyse critique du grooming, en soulignant ses traces et conséquences possibles, mais opte pour une approche expressément ironique, visant à mettre en évidence l’absurdité des étiquettes sociales et l’opportunisme d’Hollywood. Le film s’ouvre sur un générique gigantesque et injustifiable qui occupe la quasi-totalité de l’écran, ayant comme fonction de préparer le spectateur au contenu du film. Il le prépare à une enquête, rapprochement de la réalité, générique montré gigantesque comme vue de très près, mais finalement sans trouver de contenu, comme le titre vide de l’intérieur. Dans une autre scène, le spectateur est prévenu du ton du film. Une musique dramatique de Marcelo Zarvos accompagne un zoom sur la remarque de Grace selon laquelle il n’y a pas assez de hot-dogs, immédiatement démentie par un plan du barbecue débordant de hot-dogs. Haynes met en garde sur le regard ironique à adopter lors de l’observation de l’histoire, afin de ne pas se laisser prendre par les ragots et les opinions des personnes interrogées, ce qui est le cas avec Elizabeth.

Elizabeth s’intéresse à Grace non pas pour la vérité mais pour pur opportunisme, afin de jouer un personnage complexe qui lui permettra de mettre en valeur ses talents. Un personnage méchant et compliqué, comme elle révèle dans son monologue à la classe de la fille de Grace. “I’m looking for characters that may be difficult on the surface to understand.” Se présentant avec supériorité, elle se rend compte que le personnage de Grace, et son histoire, n’est pas si faciles à incarner, ni à comprendre superficiellement. Elle devra se salir les mains, ce que symbolise le paquet contenant des excréments qui l’accueille chez Grace. Au fur et à mesure que ses recherches progressent, Elizabeth essaie de se faire passer pour elle visuellement, par des gestes et du maquillage, en essayant d’imiter Grace, dans les moments sensuels qu’elle imagine. Elle séduit Joe et se dispute avec la fille de Grace, comme une mère avec sa fille. Les comparaisons avec Persona de Bergman sont évidentes, non seulement sur le plan esthétique, les plans avec les deux visages rapprochés, les imitations, la trahison avec son mari, le récit érotique, mais aussi sur le plan scénaristique ; Elisabeth, la protagoniste de Persona, est une actrice qui a décidé de ne plus parler ; lors d’un séjour thérapeutique avec l’infirmière Alma, elle commence à l’étudier en vue d’un futur personnage. La différence évidente, cependant, avec le film de Bergman réside dans la contrepartie, Alma pour Persona et Grace pour May December. Le personnage de Grace échappe à Elizabeth. Elle pense pouvoir l’attraper, mais elle a toujours une longueur de retard. Le spectateur ne peut discerner si celle qui joue la comédie, la vraie actrice, est Elizabeth ou Grace. Plus que la volonté de s’identifier à une autre personne, au sein de la théorie de la personne jungienne au cœur du film de Bergman, Grace se cache derrière des masques pirallendesques. Grace est affectueuse et sévère avec ses enfants, elle est mélodramatique avec Joe et naïve avec le monde extérieur. Mais ce ne sont que des masques, portés volontairement pour contrôler la situation. “Conceal me what I am, and be my aid for such disguise as haply shall become the form of my intent”, écrivait Shakespeare et pense Grace. “I am naive. Always have been. In some ways, it’s been a gift”, répond-elle sèchement à Elizabeth, soulignant sa totale conscience de la situation.

Et c’est Elizabeth la grande perdante du film. Trompée par sa quête éphémère, elle se retrouve finalement bardée d’étiquettes sans avoir compris grand-chose. Dans la dernière scène, Elizabeth joue finalement le rôle de Grace. Non satisfaite de sa performance, elle demande à répéter la scène parce qu’elle n’est pas convaincue, sentant que la compréhension de Grace lui échappe encore : “Just one more. Please. We almost have it right”. Ce qui reste pour nous, spectateurs, à la fin du film, c’est un sentiment d’irrésolution similaire à celui d’Elizabeth. “There’s a hunger to be put in a condition of not knowing exactly how you feel morally and ethically about the subject matter in this movie” déclare Haynes. Cette soif d’incertitude reflète le désir de s’attaquer à des questions complexes et ambiguës, sans chercher de réponses faciles ou définitives. En fin de compte, nous sommes confrontés à la complexité du monde dépeint dans le film ainsi qu’à nos propres incertitudes.

MAY DECEMBER
Réalisé par Todd Haynes
Avec Nathalie Portman, Julian Moore, Charles Melton
Sorti en francophonie le 24 janvier 2024

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