Une famille heureuse, le père contraint de partir pour son travail, les disputes, la tristesse, et enfin, la réunion de famille tant désirée. Cette histoire, mille fois racontée et à laquelle il est si facile de s’identifier est la trame de The Zone of Interest, le nouveau film de Jonathan Glazer, à une nuance près : la famille en question est celle de Rudolf Höss, commandant du camp de concentration d’Auschwitz. L’identification, le sentiment de sympathie, deviennent alors plus difficiles, moins voulus. La représentation commune du fascisme associe automatiquement les nazis à des monstres non humains, au-delà de la compréhension et de la logique, avec lesquels il est impossible de sympathiser. The Zone of Interest nous confronte à la normale vie quotidienne d’une famille de nazis, non pas des monstres mais des humains, non pas des exceptions mais des banalités.


L’idée sur laquelle repose le film de Glazer est que l’être humain est une créature d’habitudes. Il s’habitue aux lieux, aux choses, aux sons et aux bruits.  Bruits de trains, de trafic, de coups de feu et de crématoriums. The Zone of Interest, librement inspiré de l’homonyme roman de Martin Amis, met précisément en évidence cette caractéristique en soulignant comment, même littéralement devant un camp de concentration, il est possible de mener une vie tranquille, idyllique. Rudolf Höss (Christian Friedel) conduit une vie ordinaire avec sa femme Hedwig (Sandra Hüller) et ses enfants. Une belle maison avec un grand jardin, une piscine, une pelouse verte pleine de plantes et de fleurs colorées qui se termine juste devant l’un des murs du camp de concentration d’Auschwitz. Personne dans la famille ne semble prêter attention à ce mur, à ce qui se passe derrière et aux bruits qui en proviennent. Fêtes entre amis, excursions en canoë et premières amours. Rudolf Höss aime et est aimé de sa famille. Le soir, il lit à ses enfants l’histoire, presque autoréférentielle, d’Ansel et Gretel brûlant la méchante sorcière, puis s’assure que les portes sont fermées à clé et les lumières éteintes. Personne ne veut accorder d’importance à ce mur.

Seulement les nouveaux venus, comme la mère d’Hedwig, y accordent de l’importance, passant des nuits blanches parce que non habitués à cette nuisance de fond. La vie de la famille Höss se déroule dans une surdité totale à ce qui se passe au-delà de leur jardin. De temps en temps, il y a de petits signes de ce qui s’y passe, mais obscurs pour les aveugles : l’arrivée de beaux vêtements saisis aux prisonniers, de la cendre utilisée comme engrais pour les fleurs et de l’eau du robinet rougie par le sang. Le terme « zone d’intérêt », utilisé par les nazis pour désigner une zone de 40 kilomètres carrés autour d’Auschwitz, désigne ici aussi la zone qui intéresse la famille, leur maison, ou plutôt la zone dont ils ne se soucient pas parce qu’elle se trouve au-delà du mur.

Pour rendre Auschwitz présent et absent à la fois, The Zone of Interest est composé de deux récits, l’un visuel et l’autre auditif, qui évoluent dans le même imaginaire. Glazer s’oppose à la représentation de la piété holocaustique, telle que définie par la philosophe Gillian Rose, c’est-à-dire au récit de l’holocauste comme phénomène irreprésentable et impensable du mal en dehors de l’histoire. Ni les prisonniers en pyjama rayé ni les violences commises par leurs perpétrateurs ne sont montrés, puisque, selon Glazer, ces violences, même si elles sont utilisées dans un sens méprisant, héroïsent néanmoins, par le biais du cinéma, leurs auteurs. L’Holocauste n’est pas présent visuellement, mais simplement comme bruit de fond dans la vie de la famille Höss. Comme un bourdonnement constant et désorientant, comme des cris sporadiques et des tirs étouffés. Selon Glazer, « il y a, en fait, deux films. Celui que nous voyons et celui que nous entendons, et le second est tout aussi important que le premier, voire plus ».

Le récit sonore évoque des images atroces qui contrastent fortement avec la vie idyllique de la famille Hoss. Pour créer ce qui devient effectivement la bande sonore du film, le monteur son Johnnie Burn a effectué un travail de recherche minutieux et laborieux sur les sons d’Auschwitz. Il a créé une cartographie du camp de concentration afin de rendre les sons et leur intensité le plus réalistes possibles en fonction de la distance qui les sépare de la maison familiale. Avec la musique perturbante de Mica Levi, il en résulte un film poignant à regarder les yeux fermés.

Mais si nous décidons d’ouvrir les yeux, nous nous trouvons face à un film tourné presque comme un documentaire. Inspiré par un motif naturaliste, Glazer dit avoir été fortement influencé par le cinéma italien et russe d’après-guerre, la famille Höss est filmée « d’un point de vue anthropologique », un peu comme une expérience sociale, grâce à l’utilisation de caméras cachées. La volonté est d’éliminer tout artifice cinématographique et de placer « le spectateur dans la maison avec ces gens en temps réel, pour qu’il ait l’impression que cela se passe maintenant ». Glazer et son directeur de la photographie, Lukasz Zal, ont installé une dizaine de caméras dans la maison pour saisir au mieux le déroulement des activités familiales, en évitant toute influence fictive sur les acteurs. Tout élément susceptible de créer une fiction a été évité : éclairage naturel et pratique, microphones et caméras cachés, personne sur le plateau. Tout a été géré à distance en faisant parfois improviser aux acteurs de longues scènes, amenant le film à la frontière entre le documentaire et la fiction. The Zone of Interest montre ainsi que ceux qui ont commis de si cruels crimes étaient des gens normaux. En l’absence d’images aussi atroces, sympathiser avec la famille Hoss ne serait pas si difficile. Mais sur la base d’idées préconçues, ils sont perçus comme des êtres cruels, même si dans le film ils ne font preuve d’aucune cruauté.

Et c’est précisément le message que Glazer veut transmettre. Montrer que ces actes, cette tragédie, ne sont pas des événements du passé commis par des monstres qui ne réapparaîtront jamais, mais des comportements du présent commis par des gens ordinaires dont la vie est facilement identifiable.  Cette idée est parfaitement exprimée par la théorie de Gillian Rose, dont Glazer n’a pris connaissance qu’au cours de la phase de post-production. Dans son livre Mourning becomes the law, Rose critique les films commémoratifs héroïques de la Shoah, en particulier La liste de Schindler, qui établissent dans la culture collective une représentation de l’Holocauste comme événement unique, étranger à l’universalité, comme quelque chose de monstrueux qui ne peut plus jamais se reproduire, la piété holocaustique. Ces films représentent une version déformée et simpliste de la réalité en se limitant à susciter le sentiment d’empathie envers les victimes et en omettant toute allusion à la logique des « perpétrateurs « . Des films comme La liste de Schindler se limitent à une description superficielle des événements passés, visant des « larmes sentimentales » rapides et faciles, sans jamais questionner la confortable position du spectateur ni la répétabilité des événements. Cette logique de l’horreur, étrangère à l’universel, « sans comparaison ni achèvement du deuil », ne permet pas de comprendre les atrocités et ne peut donc que contribuer à recréer « une éternelle réinscription de l’horreur ». Dans son livre Si c’est un homme, l’écrivain italien et survivant d’Auschwitz Primo Levi écrivait : « Si comprendre est impossible, savoir est nécessaire, car ce qui s’est passé peut revenir, les consciences peuvent à nouveau être séduites et occultées : les nôtres aussi », affirmant que la haine nazie ne peut être comprise, mais que ses origines doivent l’être.

Selon Rose, un film sur l’holocauste a le devoir de se rebeller contre toute forme de pitié. Un tel film doit mettre le spectateur en situation de danger et lui faire « découvrir et affronter son propre fascisme ». Il n’y a peut-être pas de meilleure description de The Zone of Interest que celle donnée par Rose elle-même il y a plus de vingt ans :

“Let us make a film in which the representation of Fascism would engage with the fascism of representation. A film, shall we say, which follows the life story of a member of the SS in all its pathos, so that we empathise with him, identify with his hopes and fears, disappointments and rage, so that when it comes to killing, we put our hands on the trigger with him, wanting him to get what he wants.”

« Réalisons un film dans lequel la représentation du fascisme s’engage dans le fascisme de la représentation. Un film, disons, qui suit l’histoire de la vie d’un membre de la SS dans tout son pathos, afin que nous soyons en empathie avec lui, que nous nous identifiions à ses espoirs et à ses craintes, à ses déceptions et à sa rage, afin que, lorsqu’il s’agit de tuer, nous mettions la main sur la gâchette avec lui, en voulant qu’il obtienne ce qu’il veut. »

Avec son film, Glazer renverse la « représentation fasciste » en rendant les coupables les plus humains possible, les plus compréhensibles possible. Dans son essai The future of Auschwitz, Gillian Rose met en lumière le dilemme de savoir comment il est possible de commettre des actes malveillants. Selon elle, « il est possible de vouloir bien faire, d’être bienveillant et gentil, d’aimer son prochain comme soi-même, tout en étant complice de la corruption et de la violence des institutions sociales », à l’instar de la famille Höss, complice du gouvernement nazi. C’est ainsi que les nazis peuvent commettre ces terribles actes génocidaires tout en faisant partie de familles conventionnelles, comme les nôtres. Des familles tout à fait normales. Ce dilemme, et le film lui-même, conduisent à la question qui devrait secouer nos âmes et guider le spectateur vers une véritable intériorisation de l’holocauste : « Aurais-je pu faire cela ? » 

Finalement, Glazer va au-delà de la réflexion de Rose en nous offrant une fin symbolique aussi dure qu’efficace. A Berlin, Höss descend un escalier pour retourner à son Auschwitz, mais dans les affres de la maladie, il s’arrête pour regarder un couloir sombre, symbole de notre présent. Nous sommes catapultés dans le musée d’Auschwitz-Birkenau où des femmes de ménage nettoient le musée avant son ouverture. Elles font leur travail machinalement, de manière désintéressée, comme elles l’ont fait tant de fois auparavant. Elles balaient les chambres à gaz, les couloirs des quartiers des prisonniers et les vitrines du musée contenant ce qui reste des victimes de la Shoah : chaussures, valises, photos datées en noir et blanc. Elles aussi se sont tellement accoutumées à ce paysage terrible qu’elles en viennent à ériger un mur, elles sont devenues sourdes. Glazer construit ainsi un film sur la banalité intemporelle de la méchanceté humaine, un film éternellement suspendu dans le musée des horreurs.

THE ZONE OF INTEREST
Réalisé par Jonathan Glazer
Avec Christian Friedel, Sandra Hüller
Sorti en francophonie le 31 janvier 2024

5 commentaires »

    • Il est étonnant que Glazer n’ait pas eu connaissance des essais mais ait eu exactement la même idée. Peut-être Martin Amis s’est-il inspiré de Gillian Rose pour son livre, mais je n’ai trouvé aucune référence à ce sujet.

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