Les journaux italiens annoncent presque quotidiennement le naufrage de nouvelles embarcations, dont les passagers migrants ne sont plus identifiés que par des chiffres, ceux des nouveaux arrivants ou, pour les moins chanceux, ceux des morts. Ces chiffres ne prennent en compte que la dernière étape d’une très longue odyssée entreprise pour fuir leur patrie à la recherche d’un salut et d’un avenir meilleur. Moi, capitaine, réalisé par Matteo Garrone, raconte l’histoire d’un jeune Sénégalais, Seydou (Seydou Sarr), qui, avec son cousin Moussa (Moustapha Fall), décide de prendre la route migratoire pour atteindre les côtes européennes et trouver le succès en tant que chanteur.


Pour sa première réalisation en dehors de la péninsule, Matteo Garrone veut raconter l’histoire de la migration d’un autre point de vue, en plaçant, pour une fois, la caméra du côté des migrants. L’histoire est donc racontée à travers les yeux de Seydou, un jeune Sénégalais de 16 ans issu d’une famille nombreuse qui, pour réaliser son rêve de devenir un célèbre rappeur, décide avec son cousin de partir pour l’Europe.

L’histoire initiale est racontée de façon simple et épisodique, composée de fragments disjoints de la vie du protagoniste, destinés à nourrir le spectateur d’informations nécessaires pour sympathiser avec lui. Des scènes avec ses sœurs, notre héros a une famille qu’il aime et dont il est aimé. Des scènes où il écrit une chanson, son rêve est de devenir chanteur. Et ainsi de suite. Cette déconnexion séquentielle devient moins évidente dans le deuxième acte du film. Notre héros part ! Contre l’avis de sa mère et, étrangement, contre celui du premier trafiquant de migrants qui le met en garde contre les dangers et les nombreux morts : « Those who left are dead in the desert! Do you know how many drowned in the sea? ». Mais ces paroles tombent dans le vide, dans l’espoir naïf du succès.

Comme dans Pinocchio, que Garrone a magistralement mis en scène en 2019 en laissant libre cours à son imagination, qui raconte aussi l’histoire d’un garçon qui s’enfuit à la recherche de la vie qu’il souhaite, nos protagonistes se lancent dans un voyage de manière très naïve, affrontant chaque nouvel obstacle avec une incroyable innocence. La route migratoire leur fera traverser le désert, les prisons libyennes, la torture, l’exploitation et les menaces, n’étant plus considérés comme des garçons mais comme des produits. Les premiers signes d’un voyage qui n’est pas aussi facile qu’idéalisé arrivent à la frontière malienne, lorsqu’un pot-de- vin leur permet de passer les contrôles ; puis une traversée du Sahara à l’arrière d’une jeep et à pied, et enfin dans les prisons des milices libyennes. Chaque fois, cependant, pour une raison ou une autre, ils parviennent à poursuivre leur voyage. Après avoir perdu son cousin, il le retrouve. Réduit en esclavage, il est libéré comme par magie. Bloqué à Tripoli, Seyoud trouve immédiatement un autre travail et de l’argent pour repartir. Les différentes épreuves sont traitées de manière superficielle, sans jamais approfondir leurs causes et leurs terribles conséquences. Le parcours de Seyoud est traité comme un ensemble d’étapes dont le seul but est celui d’être montré, des histoires vraies mal collées qu’il faut raconter.

Garrone tente d’utiliser la naïveté des protagonistes pour renforcer le suspense à chaque moment critique de leur aventure. Cela peut fonctionner pour un Pinocchio de conte de fées, mais pas pour une histoire dont les fondements sont basés sur la réalité et inspirés d’histoires vraies. Nous assistons donc à un conte de fées trop réaliste dans lequel nos protagonistes affrontent de nouveaux obstacles sans grande poésie mais avec la certitude, après les premières vicissitudes, que tout ce qui leur arrive se terminera bien.

En deux occasions, le film tente de retrouver la magie d’un conte de fées dans des scènes fantastiques où Seyoud rêve d’abord d’être guidé par une femme qu’il n’a pas réussi à sauver dans le désert, puis d’être transporté en vol par une créature magique pour réclamer le pardon de sa famille. Ces scènes de rêve, insérées peut-être en hommage à la culture cinématographique africaine imprégnée de réalisme magique, n’ajoutent rien au film, si ce n’est des images esthétiquement agréables pour les affiches publicitaires. Elles restent des rêves du protagoniste qui n’affectent pas la réalité mais interrompent les moments tragiques, donnant un faux souffle à l’histoire. Et c’est précisément dans ces moments, lorsque le film est le plus en équilibre, que le talent de Seyoud Sarr se révèle. Il fait une entrée remarquée dans le monde du cinéma, remportant le prix Marcello Mastroianni du meilleur premier acteur à la 80e Mostra de Venise. Il est le moteur du film, qu’il porte jusqu’à un final où il démontre tout son potentiel.

Et c’est dans le final que Moi, capitaine atteint son moment le plus sublime et le plus lyrique. Basé sur une histoire vraie, comme le reste des épisodes, le final est raconté de manière épique pour émouvoir. Notre héros a réussi, il a pris conscience, il est devenu adulte. Enfin, capitaine de sa vie. Mais même ce moment est brusquement interrompu par la musique du générique qui brise de manière péremptoire un silence sacré, ne laissant pas le temps au final de respirer, et de nous faire respirer.

Moi, capitaine est un film colonisateur qui veut raconter l’histoire de la migration vers l’Europe vue à travers les yeux d’un migrant. Cependant, la perspective reste celle d’un réalisateur et de scénaristes italiens qui conçoivent également le film comme un moyen de « convaincre les migrants de ne pas partir en les informant des difficultés du voyage », selon les mots de Matteo Garrone et Seyoud Sarr au Geneva International Film Festival 2023. Le slogan de la droite nationaliste italienne « Aidons-les chez eux » semble résonner dans ces mots. Le problème, c’est que nulle part dans le film il n’est fait mention de guerres, de menaces, de persécutions ou de situations d’extrême pauvreté. À aucun moment les problèmes du voyage, les causes ou les solutions ne sont énoncés ou traités. Moi, capitaine est un film qui préfère énoncer les problèmes d’un voyage plutôt que de les approfondir. Il existe bien d’autres films comme Flee (2021), documentaire d’animation traitant le thème de la migration de l’Afghanistan au Danemark, Green Border (2023), également présenté à Venise 2023, sur la crise migratoire à la frontière polonaise, Born in Syria (2016), Human Flow (2017) et bien d’autres qui racontent les difficultés de la route migratoire de manière plus crue, plus véridique, plus efficace.

Moi, capitaine se situe dans le no man’s land entre un film qui tente de raconter des événements réels de manière crue et un récit de développement personnel qui veut mettre en lumière, par sa métaphore, la naïveté et la méchanceté des êtres humains. Le thème de la migration ne peut être réduit à une aventure pinocchiesque à travers l’Afrique du Nord. Il s’agit d’une réalité complexe, faite de causes et de conséquences bien au-delà de celles évoquées dans ce film.

MOI, CAPITAINE
Réalisé par Matteo Garrone
Avec Seydou Sarr, Moustapha Fall, Issaka Sawadogo
Sorti le 3 janvier

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