Sorte d’enfant terrible de JFK d’Oliver Stone, May 6th mélange les événements et personnages réels ou fictifs pour mieux tisser une intrigue englobant toutes les strates de la société néerlandaise, et pour en explorer l’ensemble des maux du moment.
Pays-Bas, 6 mai 2002 : Pim Fortuyn, chef de file de son propre parti politique LPF, est assassiné en plein jour par un militant d’extrême gauche, probablement en raison de ses positions idéologiques sur des sujets tels que les droits des animaux, et surtout le danger que représentent à ses yeux l’islam et le multiculturalisme. Il s’agit du premier meurtre politique néerlandais depuis 1672, et la résurrection d’une telle violence fait trembler le pays tout entier. Deux ans plus tard, Theo van Gogh, arrière petit-neveu de vous-savez-qui, grande gueule incontrôlable, ami de Fortuyn, et réalisateur en pleine post-production d’un film consacré à son assassinat, est à son tour tué effrontément, cette fois par un fils d’immigrant musulman radicalisé. Les Pays-Bas découvrent l’Europe du XXIe siècle et tremblent à nouveau.
Thriller conspirationniste, May 6th est une œuvre particulière dans la filmographie de Theo van Gogh. Qu’il n’en ait pas fini le montage avant sa mort ne constitue finalement pas sa caractéristique la plus remarquable. Le film fait surtout preuve d’une certaine rupture dans le ton employé par van Gogh. Tantôt habitué aux satires sociales grinçantes et à l’humour rentre-dedans (son premier long métrage comportait, après tout, l’image d’une vulve se faisant exploser par la déflagration d’un fusil à canon scié), tantôt aux mélodrames tout sauf galvaudés, le réalisateur adopte pour son ultime travail une approche plus académique, débarrassée de son caractère de sale gosse pour mieux traiter son sujet avec la révérence qu’il mérite.
Dans le film, Jim de Booy, un photographe et journaliste d’importance mineure, se trouve par hasard sur les lieux de l’assassinat de Pim Fortuyn. Très vite entraîné par son instinct et sa curiosité, il mène sa propre enquête sur les faits et finit par croiser le chemin d’Ayse Him, une jeune immigrée turque impliquée malgré elle dans l’affaire. Mais ceux qui tirent les ficelles en secret constituent des adversaires dont il ignorait jusqu’à l’existence.
Sorte d’enfant terrible de JFK d’Oliver Stone, May 6th (moins prétentieux et plus stimulant à tous les niveaux) mélange les événements et personnages réels ou fictifs pour mieux tisser une intrigue englobant toutes les strates de la société néerlandaise, et pour en explorer l’ensemble des maux du moment. Les débats qui ont suivi les événements de 2002 et 2004 furent pour le moins houleux, et continuent à ce jour d’alimenter les discussions électorales. Non pas que de leur vivant, Fortuyn et van Gogh aient jamais mâché leurs mots. Le premier, un politicien sorti de nulle part et à l’ascension fulgurante, s’était imposé sur la scène publique tel un orateur de talent, avec ses airs de dandy, son homosexualité fièrement revendiquée, et ses idées nationalistes attaquant avec virulence l’islam et l’immigration de masse. Il représentait une voix populiste dont le pays n’avait jusque là pas vraiment osé admettre l’existence, mais s’éloignait très clairement (et très volontairement) des autres figures d’extrême droite du reste de l’Europe.
Le second, un penseur indépendant intimement convaincu que sa liberté d’expression devait comprendre une liberté d’insulter et de remettre en question, ne quittait que très rarement le devant de la scène. Ses articles dans les journaux, ses livres et ses déclarations provoquaient d’inlassables débats et controverses. Pourtant, ses films, lorsqu’il ne se laissait pas aller à la comédie crasse, révélaient une sensibilité étonnante, en atteste par exemple la mini-série télévisée Najib en Julia, une relecture moderne et parfaitement pensée de Roméo et Juliette. Cette fois, l’histoire fait se rencontrer une jeune néerlandaise et un immigré marocain. Séparés par des mondes sociaux et culturels, ils bravent tous les dangers pour cultiver leur passion, mais les forces en mouvement dans la société ne leur permettent pas de survivre à la tragédie. Une fois les deux protagonistes morts, van Gogh n’a plus besoin d’expliciter son point de vue : son affection pour les rebelles est sans borne, qu’elle que soit leur origine. Mais même des centaines de milliers d’exceptions ne suffisent pas à empêcher les forces sociétales de s’opposer, sans moyen de réconciliation. Pour lui, les autochtones et les allochtones constituent des groupes trop disparates pour former un état solidaire.
Ainsi, malgré ses dires sur les plateaux télévisés (où il surnomme notamment les musulmans « d’enculeurs de chèvres », et crache sans vergogne au visage du christianisme), ses espoirs d’une union humaine ne se sont jamais éteints. Jusque dans May 6th, van Gogh promeut la possibilité d’un futur unifié, représenté par le jeune couple Marije (fille du protagoniste) et Hamid. Mais ce futur ne peut pas être parasité par la religion, et doit exister uniquement à travers la véracité des relations.
Le film imagine (ou propose) que l’assassinat de Fortuyn ait été motivé par autre chose que l’idéologie d’un militant soudain pris de violence : dans l’ombre du gouvernement, des politiciens obèses et immoraux décident que le nationalisme du parti LPF va à l’encontre de leurs projets de globalisation et d’accords internationaux, en particulier concernant la participation des Pays-Bas au programme d’aéronautique américain Joint Strike Fighter. Ainsi, van Gogh affirme que ce sont les élites corrompues et les corporations étrangères qui se permettent de dicter l’avenir du peuple en réduisant au silence l’opposition politique. Le film se conclut sur un journal télévisé, annonçant que le successeur de Pim Fortuyn a finalement accepté de voter en faveur du programme.
Il s’agit là d’une vision fort pessimiste de la politique, d’autant plus lorsque les personnages principaux, incapables de faire éclater la vérité, parviennent tout juste à rester en vie. Cependant, d’autres malaises parcourent l’intrigue, et en particulier celui lié à l’immigration. La question de l’intégration marocaine est rappelée au détour d’un dialogue (« -Ces gamins marocains me rendent folle ! -Qu’est-ce que tu leur reproches ? ») et bien sûr du personnage d’Hamid. Les Turcs, autre population immigrée d’importance aux Pays-Bas, ne sont pas en reste grâce aux personnages d’Ayse et d’Erdogan, l’une capable de s’extirper des difficultés de l’intégration, l’autre tombant inévitablement dans les rouages d’une machination qui le dépasse. Et face à eux se trouve cette façade d’acceptation néerlandaise incarnée par la vieille voisine aimable qui, dès lors que les étrangers sont partis, se réjouit ouvertement de leur départ.
Theo van Gogh interviewant Pim Fortuyn
C’est précisément cette frange de la population qui s’est sentie emportée par l’élan de Pim Fortuyn, car si ses dires l’ont mené à la mort, se demande-t-on au lendemain de l’événement, c’est bien qu’ils devaient recéler une part de vérité. Était-ce réellement le cas ? S’il est avéré que les étrangers suspectés de crime sont bien plus nombreux que les autochtones (en 2009, 6 % des Antillais, 5,3 % des Marocains, ou encore 3,1 % des Turcs, contre seulement 1 % des Néerlandais de souche, selon The Oxford Handbook of Ethnicity, Crime, and Immigration), van Gogh refuse de s’adonner à la dénonciation comme le faisait le politicien. Le cinéaste ne cherchant pas à se faire élire, il veut avant tout forcer le débat dans la vie publique, et injecte son film d’ambiguïtés malignes. Ainsi, la jeune femme turque Ayse est une ex-taularde paumée qui se perd en s’attachant au militant qui finira par assassiner Portuyn. À travers lui, elle cherche d’abord une intégration forcée mais choisit un opposant à l’ordre établi. Puis, à travers Erdorgan, elle trouve un ancrage culturel qui lui rappelle son pays et l’éloigne un peu plus de l’intégration. Elle finira par devenir maître de son destin et, comme Hamid, choisira d’embrasser pleinement son pays d’adoption.
La réalisation de ce thriller politique n’est cependant pas la raison qui a poussé le terroriste du réseau Hofstad, Mohammed Bouyeri, à massacrer van Gogh. Souhaitant punir ceux qui ont insulté son dieu, Bouyeri a planté dans le corps de sa victime une liste des cibles prochaines de ses frères d’arme. Parmi elles, Ayaan Hirsi Ali, une apostate musulmane née en Somalie et s’étant convertie à un « fondamentalisme des Lumières » suite à sa relocalisation aux Pays-Bas. Ancienne croyante, elle connaît une ascension fulgurante due à son intelligence hors normes (elle apprend le néerlandais et obtient plusieurs diplômes en quelques années seulement), rejoint temporairement la chambre des députés, et se fait surtout remarquer pour sa critique véhémente de l’islam. Courant 2004, elle écrit et narre un court-métrage réalisé par van Gogh : Submission, part I, dans lequel des femmes musulmanes séquestrées portent des burqa transparentes révélant les blessures de leurs corps, et sur lequel des versets du Coran (liés à la maltraitance des femmes) sont projetés. Le film, diffusé à la télévision, embrase le débat, et donnera naissance à des imitations, comme Fitna (réalisé par Geert Wilders, leader actuel du Parti pour la liberté). Depuis le meurtre de van Gogh, Ali ne vit plus sans protection rapprochée.
Dans son livre Murder in Amsterdam: The Death of Theo Van Gogh and the Limits of Tolerance, Ian Buruma explique que le dernier meurtre politique en date avant Pim Fortuyn était celui des frères Johan et Cornelis de Witt. Ces derniers appartenaient à la regenten, une élite marchande paternaliste (autrement dit, l’aristocratie) qui réunissait le pouvoir politique du pays, et qui fut éliminée par les monarchistes. Or Fortuyn lui-même disait s’élever contre « la regenten moderne, des membres de la puissante Église gauchiste, plus préoccupés par leurs intérêts personnels que par les inquiétudes du peuple ». Dans son film, Theo van Gogh fait jouer le jeu des élites au meurtrier de Fortuyn, transformant par conséquent l’extrême gauche militante en outil manipulé par la nouvelle aristocratie internationaliste.
Il en découle inévitablement la question de la part de nationalisme dans l’ultime œuvre de Theo van Gogh, et pour cause, les peurs de la fragmentation nationale sous-tendent l’ensemble du récit. Ces fissures se trouvent partout : au niveau politique (la popularité inopinée de Fortuyn), au niveau démographique (les natifs et leur acceptation/rejet des étrangers), et même au niveau familial (la famille décomposée). Au cœur de la tempête frappant les certitudes culturelles du pays, van Gogh soulignait, une dernière fois, que l’unité néerlandaise était remise en question et devait être repensée avant de disparaître. La fin douce-amère, qui empêche toute révélation cathartique des machinations politiques, semble annoncer un début de solution auprès des individus : selon van Gogh, il serait possible pour ces étrangers de s’intégrer au noyau néerlandais à condition de refuser la conservation de leurs communautés imaginées, et d’embrasser pleinement, émotionnellement, leur culture d’accueil.
May 6th est peut-être un film dont l’ampleur et l’importance culturelles sont largement augmentées par son contexte social : d’un événement à l’autre, les meurtres de Fortuyn et de van Gogh se font écho, l’un tué par un natif d’extrême gauche, l’autre par un musulman intégriste que tout le monde pensait bien intégré ; tous les deux assassinés parce qu’ils ont osé s’exclamer franchement dans un pays censé protéger le droit d’expression des individus. Deux meurtres finalement bien peu élucidés, et noyés dans des accusations d’incompétence (les services secrets, au courant du radicalisme de Bouyeri, n’en ont jamais informé la police) et de laxisme (l’idéal néerlandais de la terre d’accueil sans obstacle). Deux séismes sociétaux qui ont révélé la tolérance répressive, cette « tyrannie du politiquement correct », pour citer Ayaan Hirsi Ali, comme la raison des maux nationaux.
Le malaise lié à la problématique de l’immigration n’a jamais vraiment disparu par la suite, et ne risque pas de s’éteindre en ces temps difficiles. Avec des têtes décapitées retrouvées dans les rues d’Amsterdam (encore une fois, une première depuis le XVIIe siècle), et l’impossibilité pour les citoyens néerlandais de partager leurs idées librement sans risquer la réprimande, alors même qu’ils vivent dans le 2e pays le plus journalistiquement libre au monde (mais que le laxisme pénal devrait être remis en question), l’œuvre et le sort de Theo van Gogh résonnent toujours aussi puissamment en Europe. Pour lui comme pour Fortuyn, il ne s’était jamais agit d’ostraciser les individus en fonction de leur race, mais seulement de s’assurer que l’intégrité de leur pays n’allait pas imploser sous le poids d’un multiculturalisme et d’une multireligiosité incompatibles. Ils n’avaient tout simplement aucune envie de reprendre l’émancipation religieuse de zéro. Quelques mois plus tard, les Pays-Bas voteront, comme la France, à l’encontre de la Constitution européenne. En vain.
Sources :
Bucerius, Sandra et Tonry, Michael (eds). The Oxford Handbook of Ethnicity, Crime, and Immigration. Oxford University Press (2014).
Buruma, Ian. Murder in Amsterdam: The Death of Theo Van Gogh and the Limits of Tolerance. Atlantic Book (2014).