Voilà presque un an et demi que The Witch, premier long-métrage de Robert Eggers, fait parler de lui. Un film d’horreur (un film de genre !) serait donc parvenu à conquérir le public de Sundance, à tel point que sa promotion était plus ou moins assurée par un bouche à oreille ne faiblissant pas ? Il faut bien avouer que devant tant d’entrain, la curiosité l’emporte sans effort, et que les quelques minutes précédant le visionnage du film sont emplies d’une impatience à la fois chargée d’excitation et d’inquiétude : le public sundancien s’est-il emporté sur un film d’auteur vain, ou s’agit-il réellement du film d’horreur qui mettra tout le monde d’accord ?
Dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, une famille de puritains est bannie du village en raison de l’orthodoxie exacerbée du père, qui accuse la société d’avoir perdu la véritable voie chrétienne. S’installant à l’orée d’une forêt dans une région inhabitée, le groupe commence à faire le nécessaire pour survivre, mais leur quotidien est vite bouleversé par la disparition du dernier né et par la survenue d’événements de plus en plus inquiétants.
Ambitieux projet que The Witch, pour un premier film à travers lequel Robert Eggers nous propose de revenir plusieurs siècles en arrière afin de revivre l’horreur pré-industrielle. Le genre en lui-même n’est plus très en vogue, et ne l’a en fait jamais vraiment été. Loin des monstres se cachant dans le placard, des fantômes tapis dans l’ombre, des tueurs urbains ou des vampires, le jeune cinéaste tente ici de revenir à la source. La source d’une imagerie horrifique matérialisée au cinéma depuis des décennies, mais également la source de l’existence de nos peurs.
Des quelques incursions cinématographiques dans l’époque ayant émergées ces dernières années, peu méritent qu’on s’en souvienne. On oubliera donc rapidement le ridicule Le Dernier des Templiers (Dominic Sena ; 2011) avec Nicolas Cage, ou le globalement inutile Hansel & Gretel: Witch Hunters (Tommy Wirkola ; 2013). Il convient par conséquent de remonter jusqu’à l’excellent Black Death (2010) de Christopher Smith pour trouver un point de référence contemporain plus ou moins adapté. Pourtant, les deux films ne sauraient être plus différents. Si Smith s’attachait avant tout aux problématiques liées à la foi personnelle, en faisant se confronter les points de vue de trois personnages opposés, Eggers évacue le problème en admettant que tous les membres de la famille ici dépeinte partagent à peu de choses près la même révérence au dieu chrétien.
Il faut donc remonter plus loin, jusqu’aux classiques tels que Witchfinder General (Michael Reeves ; 1968) ou le perturbant film tchèque Le marteau des sorcières (Otakar Vavra ; 1970), dans lesquels la remise en cause de la foi n’avait finalement pas autant d’importance que l’exploration des forces lui permettant de maintenir son emprise sur les individus. Tourné en lumière naturelle, très en proie aux nuances de gris caractérisant ses paysages ternes (les couleurs vives comme le rouge ou les flammes ne sont associées qu’aux éléments surnaturels), The Witch se rapproche par conséquent beaucoup plus de ces films que des autres productions d’horreur modernes. En cela, Eggers se refuse à user du surdécoupage, des jumpscares, ou même des effets visuels numériques abondants, pour mieux inscrire son travail dans une esthétique naturaliste.

Plus tôt encore, à l’origine du genre, le cinéaste danois Benjamin Christensen avait mélangé fiction et documentaire dans Häxan: Withcraft Through the Ages (1922), un film banni à de multiples reprises lors de sa sortie en raison de son imagerie horrifico-érotique. L’approche expurgée d’Eggers, sa photographie quasiment monochromatique par moments, son obsession des plans longs qui vivent à travers le regard des acteurs (menés pas l’incroyable Anya Taylor-Joy) et les sonorités agressives naviguant de part et d’autre de la diégèse, sont autant d’éléments qui rapprochent The Witch de ses lointains prédécesseurs. Mais le film affirme son existence bien au-delà de son appartenance à un quelconque corpus. Si la nudité et l’érotisme finissent par percer le récit à certains moments, ils ne le font que pour exprimer symboliquement l’évolution de tel ou tel personnage, inscrivant ce faisant le film dans la courte liste des œuvres qui parviennent à traiter du sujet sans tomber dans la pantalonnade ni dans l’exploitation, comme ce fut souvent le cas au cours des années 1970 (notamment à travers des films tels que Blood on Satan’s Claw, Cry of the Banshee ou Mark of the Devil).
Les sorcières, en raison de leur relative importance dans la mémoire collective américaine, constituent l’un des rares mythes civilisationnels que l’Amérique peut compter parmi ses légendes locales. Les mythes plus anciens, ceux qui ont forgé l’Europe, y existent bien entendu toujours, mais de manière importée. Le peuple américain ne saurait réellement trouver un attachement particulier aux dieux de l’antiquité. La donne change avec les sorcières car celles-ci sont intrinsèquement liées à la foi dominante du continent nord-américain. Elles semblent avoir existé dans un passé qui n’est pas si lointain, et ont marqué l’histoire du pays à travers quelques épisodes entrés dans la postérité. Eggers en est vraisemblablement conscient, et s’ingénie donc à déconstruire la naissance du mythe en question en l’intériorisant, en le rendant très clairement symbiotique dans sa relation avec le cadre religieux, éthique et philosophique américain. Dans The Witch, on assiste ainsi à rien de moins qu’au processus de formation d’un folklore culturel, au sein même de l’esprit de ces individus qui tentaient de dompter la frontière. Par conséquent, le réalisateur n’oublie pas d’injecter des éléments susceptibles de véhiculer son propre mythe au sein de l’histoire cinématographie : de sa réinterprétation de la cape rouge et de la pomme fatidique à la manipulation maligne de l’idée qu’on se fait de la sorcière (vieille et hideuse, jeune et attirante, coupable ou innocente), en passant par les représentations totémiques du diable et l’inquiétant bouc noir surnommé « Black Phillip ».
L’aspect le plus troublant de l’histoire tient du fait que le tourbillon de folie dans lequel est plongé cette famille n’est que la conséquence de leurs craintes et de leurs croyances. C’est leur foi chrétienne, présentée comme pure et inébranlable, qui les mène à la paranoïa totale et à leur propre destruction. Que l’on considère les quelques éléments fantastiques du récit comme des faits avérés ou comme le fruit de leur imagination sexuelle et religieuse, il ne fait aucun doute qu’aucune tragédie n’aurait accablé ce microcosme familial si la raison et la logique avaient gouverné leurs vies. Le récit illustre parfaitement comment, des suites d’un martèlement idéologique auto-infligé, la société impose aux individus de renier leurs besoins les plus fondamentaux. Ainsi, les regards aux sous-entendus incestueux naissent de la diabolisation des désirs sexuels, tandis que le rejet volontaire des relations sociétales de cette famille, son repli sur elle-même, la mène inévitablement à une impasse évolutionnelle. Les moments les plus intenses passent à ce titre habilement d’une vive émotion à l’autre, comme lors de la confrontation finale entre mère et fille, basculant de manière dévastatrice de la haine à la tristesse.
Et bien qu’Eggers plaide une allégeance totale à son époque diégétique, il est difficile d’ignorer le fait que des événements tout à fait similaires se déroulaient chez nous il y a quelques siècles, et surviennent encore aujourd’hui dans certaines cultures. Certains reprocheront peut-être au film de se parer malhonnêtement d’authenticité historique pour finalement accepter de mettre en scène un fantastique assuré. Ce serait omettre le fait que le choix de l’époque est inséparable de la proposition d’Eggers : l’on ne saurait retrouver l’origine d’un mythe sans en comprendre le contexte. Dès lors, le drame familial qui anime la première heure se fait exploration de l’environnement matriciel lié à l’émergence des hantises d’une civilisation.

The Witch n’est pas un film effrayant : rares sont les spectateurs qui sursauteront ou détourneront le regard, car Eggers préfère largement privilégier la mise en place ininterrompue d’une atmosphère étouffante aux trucs et astuces habituels pour effrois éphémères du film d’horreur. The Witch atteint par moment des degrés de tension éreintants, forçant le public à être témoin de scènes hautement perturbantes et pourtant jamais répugnantes. La scène pivot, portée par le jeune Caleb (Harvey Scrimshaw) se débattant avec une présence démoniaque en son for intérieur, glace le sang par son efficacité et son premier degré. Le rythme calculé, lancinant du récit, et le tour de force que constitue le dernier acte du film (une demi heure continuellement anxiogène) obligent à consacrer au film toute notre attention, et celui-ci ne relâche alors plus son emprise jusqu’à l’apparition du générique de fin.
La retenue caractéristique du film se retrouve également dans son dénouement qui, s’il ne manque pas d’audace, ne brise jamais la continuité narrative mise en place, et pousse les possibilités du récit jusqu’à leur paroxysme, laissant le spectateur béat face à la puissance hypnotique des quelques plans finaux. En retournant aux sources de la légende, avant que la science n’offre de nouveaux monstres aux êtres humains, Robert Eggers exhume l’essence et l’origine de nos angoisses : celle de vivre indépendamment de nos semblables et de se forcer à vivre avec eux ; celle qui nous poussait à baisser les yeux et à prier, plutôt qu’à lever le regard et à rêver. Au final, nous suggère-t-on, les « sorcières » étaient bien les seules qui osaient transcender leur condition. Alors, The Witch est-il ce triomphe tant attendu ? Il ne le sera pas pour ceux qui s’attendent à mourir de frayeur. Il pourrait très bien l’être pour ceux qui accepteront de se laisser ensorceler par son plongeon dans les limbes des peurs humaines.
THE WITCH
Écrit et réalisé par Robert Eggers
Avec Anya Taylor-Joy, Ralph Ineson, Kate Dickie
Sortie le 15 juin en France ; pas de date en Suisse
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J’avais bien pensé au remarquable « Black death » de Christopher Smith en voyant le film, mais pas à cette perle noire de « grand inquisiteur » de Michael Reeves. Merci pour cette piqûre de rappel qui me renvoie illico à la question et aux bons soins de Mister Vincent Price.
Et bravo pour cet article qui explore les arcanes d’un premier long métrage parfaitement maîtrisé de la part d’Eggers (qui s’est depuis un peu ébloui dans les lueurs du « Phare »).
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