Flying Head WitchL’image est pour le moins perturbante. Une tête de femme adulte aux longs cheveux noirs et au regard assoiffé de sang hante les espaces nocturnes, volant sans le moindre mal à travers les ténèbres. Son corps ? Disparu, laissé on ne sait où le temps que la créature assouvisse ses besoins, il est remplacé par une colonne d’organes visqueux toujours rattachés aux cervicales, tels que les intestins, le cœur, le foie et parfois les poumons. Cette figure flottante cauchemardesque correspond plus ou moins à une version des vampires occidentaux, bien moins effrayants. Présente dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, on l’appelle Penanggalan en malais, Krasue en thaï, ou encore Leyak en indonésien.


Il n’en faut pas beaucoup pour réveiller les peurs primales sommeillant dans les limbes mythologiques des civilisations. En dépit du rationalisme scientifique moderne et de l’influence qu’exercent les religions monothéistes dans beaucoup de régions, celles-là subsistent dans l’inconscient collectif des peuples, en Asie comme ailleurs. Qu’importe aussi que les textes fondateurs de l’Islam (présent en majorité en Indonésie) et du Christianisme (inévitable dans les anciennes colonies occidentales), dont l’influence s’est agrandie au cours des siècles derniers, interdisent toute forme de mysticisme païen. Le cinéma ne saurait s’arrêter à de telles considérations, surtout si elles venaient à se mettre en travers de quelque possibilité de gain financier.

Au-delà de l’attrait culturel d’une telle créature pour les autochtones, et de l’intrigante curiosité qu’elle représente aux quelques yeux étrangers qui croiseraient son chemin, son éternelle récurrence dans la culture populaire locale semble indiquer que, tout comme les vampires européens, le Penanggalan occupe une place importante de l’imaginaire collectif de cette région du monde. Il existe bien entendu certaines variations du mythe selon les régions ou les villages (celui-ci semblant généralement éviter les zones densément peuplées), mais son origine semble liée aux conséquences de la magie noire, autrement dit d’une transgression des normes sociétales établies. La symbolique essentielle de la créature est parfaitement résumée par Benjamin Baumann :

« L’exposition des organes internes correspond avant tout à la révélation des choses qui sont habituellement invisibles. Il s’agit d’une symbolique de « l’horreur intérieure », se rapportant aux caractéristiques cachées sous l’apparence plaisante du corps, sous l’image sociale de l’individu, et toutes ces choses que l’on ne saurait habituellement voir, comme l’urine, le sang, le sperme et les excréments. »
– From filth-ghost to Khmer witch: Phi Krasue’s changing cinematic construction and its symbolism

Il n’est donc par surprenant de remarquer que les Krasue rencontrés dans les films dont nous discutons ici sont particulièrement intéressés par le sang ou le placenta, et qu’ils s’attachent parfois à dévorer les bébés au moment même de leur naissance, les empêchant ainsi de passer de l’invisible au visible. Dresser une liste complète des films mettant en scène cette émanation horrifique serait non seulement indigeste mais surtout vain. Admettons plutôt qu’il existe un très important corpus krasuesque, composé majoritairement d’œuvres télévisuelles ou cinématographiques à très petit budget et sans vie au-delà du marché régional. L’omniprésence de cet élément folklorique incite cependant à essayer de s’y attarder quelques instants, à travers un échantillon de trois films produits dans des pays différents : Ghost of Guts Eater (S. Naowaratch ; Thaïlande ; 1973), Mystics in Bali (H. Tjut Djalil ; Indonésie ; 1981), et The Witch with Flying Head (Taïwan ; Chang Jen-Chieh), dont la date de fabrication est sujette à débat (nous y reviendrons).

Krasue VS Krasue

Ouvrons le bal avec l’un des pays les plus prolixes dans le genre : la Thaïlande. L’incontournable et quelque peu légendaire dans les cercles cinéphiles spécialisés (jusqu’à ces quelques dernières années en tout cas) Ghost of Guts Eater incarne parfaitement la singularité du cinéma d’horreur folklorique de la région, et réunit de nombreux éléments caractéristiques des films de tête volante. Dans ce cas, l’intrigue s’ouvre sur les méfaits d’une vieille femme krasue qui se fait mortellement blesser par des villageois contrariés. Elle parvient à rejoindre son corps et transmet sa malédiction à sa petite-fille avant de mourir, qui deviendra elle aussi affectée par l’aérocéphalie, devra fuit son foyer avec son compagnon, et affronter un autre Krasue dont elle empiète sur le territoire !

Au-delà d’une mythique bataille entre Penanggalans se déroulant à grands coups de dents et marquant à jamais quiconque en est témoin, le film baigne dans un univers mythologique, également habité de démons, de géants et de sorciers, et où le soleil viendrait mettre fin au règne des Penanggalans, faisant inévitablement d’eux des cousins proches des vampires. Le long-métrage utilise sa créature dans un contexte qui n’est pas surnaturel, c’est-à-dire que les personnages arpentant cette diégèse sont peu surpris de croiser le chemin d’une telle entité, même s’ils préféraient ne pas avoir à s’adapter à sa présence. La Thaïlande devient ainsi un espace entièrement habité par le surnaturel, comme si chaque village avait son esprit malin le tourmentant. La banalisation du fantastique enracine ainsi cette émanation surnaturelle dans le mythe et dans la tradition populaire, n’ayant alors besoin d’aucune explication ni justification, faisant par définition du genre un cousin du merveilleux ou de la fantasy.

Le réalisateur S. Naowaratch, dont c’est apparemment l’unique film, fait ici du Krasue une force centrifuge menaçant de détruire le couple, ou la cellule familiale, à plusieurs reprises, sans toutefois y parvenir au final. Ainsi, la fidélité maritale et la cohérence familiale se font ingrédients essentiels à la possibilité de surmonter toute adversité, tandis que tous ceux qui essaieraient de dissoudre cette alliance en payent le prix fort (le docteur du village en tête, assassiné par le démon qu’il a lui-même invoqué). La malédiction krasuesque s’apparente en outre à une forme de karma, dont les personnages ne peuvent se libérer qu’en absolvant leurs péchés.

Ghost of Guts Eater associe plus littéralement le Krasue à la mort que les autres films qui nous intéressent, faisant de la transformation une conséquence de la passation héréditaire qui rappelle le fantôme de la grand-mère défunte. Cependant, ce rapprochement explicite avec la mort n’est pas synonyme de mise en scène de symboliques correspondantes, qui s’attarderait sur les cadavres, les excréments ou le sang, éléments liés au Krasue selon la légende. Benjamin Baumann l’explique ainsi :

« Toute référence explicite au symbolisme associant l’impureté aux excréments humains dans le cadre de la représentation fantomatique du Krasue aurait été en contradiction avec l’approche du « régime des images » ayant marqué la période de production du film. »
– From filth-ghost to Khmer witch: Phi Krasue’s changing cinematic construction and its symbolism

Ce dernier a en effet vu le jour sous la dictature occidentalisante de Thanom Kittikachorn, chef militaire qui s’est efforcé de rendre le pays plaisant aux yeux des Occidentaux, et donc d’empêcher toute utilisation de symboliques fécales ou autrement morbides et nécrologiques. Il est cependant intéressant de noter que, malgré cela, l’image du Krasue elle-même, pourtant troublante, n’a jamais été interdite. Comme mentionné plus haut, la Thaïlande a produit de très nombreuses adaptations de la légende et n’hésite pas, aujourd’hui encore, à s’adonner aux mélanges des genres les plus improbables. Voyez, par exemple, ce qu’évoque le poster du film d’horreur romantique Krasue Valentine (Yuthlert Sippapak ; 2006) :

Krasuevalentine

Quelques années plus tard, le genre trouve son film probablement le plus connu dans les milieux cinéphiles internationaux, à savoir Mystics in Bali, sorti en 1981, réalisé par H. Tjut Djalil, et adapté du roman Leák Ngakak de Putra Mada. Le cinéaste faisait partie de la vague du cinéma d’action indonésien qui fleurissait dans les années 1970-80. On lui doit notamment la copie de James Bond intitulée Benyamin spion 025, le troisième volet des aventures du héros national indonésien dans Jaka Sembung & Bergola Ijo avec Barry Prima, ou encore la production racoleuse destinée au marché international Lady Terminator.

Dans Mystics in Bali, l’Américaine Cathy Kean conduit des recherches sur toutes les pratiques occultes de la planète, et en particulier la magie noire. Après avoir tout appris du vaudou africain, elle débarque en Indonésie pour en savoir plus sur les pouvoirs de la créature appelée Leyak. Un autochtone qui s’éprend vite d’elle, nommé Mahendra, la présente à une vieille sorcière qui accepte de lui transmettre ses connaissances, à condition qu’elle la laisse utiliser sa tête flottante la nuit pour collecter sang, placenta, nouveaux nés, et ainsi rajeunir.

D’aucuns se demanderont peut-être comment un pays comme l’Indonésie, qui a depuis longtemps adopté l’Islam comme religion principale et officielle, a pu produire tant de films se basant sur un ancien folklore allant à l’encontre de l’école musulmane, et contenant parfois des allusions ou des représentations sexuelles dignes du cinéma d’exploitation européen. Cela peut potentiellement s’expliquer par le fait que la religion indonésienne et plus particulièrement javanaise, que l’on appelle Kebatinan, correspond à une forme d’islam syncrétique englobant des éléments de la culture traditionnelle, ainsi que du bouddhisme et de l’hindouisme. Certains des films les plus cultes faits en Indonésie mettent ainsi en scène des musulmans aux prises avec des forces surnaturelles que ne renierait pas la fantasy chinoise, par exemple dans The Warrior (Sisworo Gautama ; 1981). Cette indécision religieuse est ainsi observable à travers le corpus du cinéma horrifique. Comme l’indique Katinka van Heeren :

« Les protagonistes de films d’horreur réalisés depuis les années 1980 sont généralement des kyai ou d’autres figures religieuses en lien avec l’Islam. Il existe cependant au moins un exemple de film dans lequel un prêtre catholique sert de protagoniste à l’intrigue et affronte un fantôme de colonisateur néerlandais au sein d’une vielle maison hantée, dans Ranjang Setan (Satan’s bed, 1986, Tjut Djalil). Le film de 1981 Mistik in Bali (Tjut Djalil) […] oppose quant à lui un prêtre hindouiste aux forces maléfiques. […] D’autres formules ont également été utilisées, et certains films se sont basés sur des légendes traditionnelles ou ont adopté des décors surnaturels, tout en omettant les figures religieuses habituelles, comme ce fut le cas dans […] Revenge of the Queen of the South Sea (1988, Tjut Djalil) […]. »
– Contemporary Indonesian Film: Spirits of Reform and Ghosts from the Past

Cette utilisation variée des fois et des légendes laisse donc penser que le réalisateur H. Tjut Djalil avait quelque intérêt pour les religions autres que l’Islam, même si celle-ci n’interdisait donc pas le recours aux mythes païens de la culture locale en fiction. Le film se permet donc des excès fort plaisants, et notamment un combat entre deux boules de feu conscientes, forme que la sorcière et le prêtre ont décidé d’adopter pour une obscure raison. L’écriture pour le moins inhabituelle des personnages, qui ne s’étonnent pas tellement que la protagoniste vomisse des rats le matin, ou qui objectent à l’emprunt de leur tête à des fins démoniaques uniquement parce « qu’il est trop tard ce soir », rejoint à nouveau cette notion de surnaturel devenu commun, faisant partie intégrante de la vie quotidienne.

Dans son essai Witches, spells and politics: the horror films of Indonesia, Stephen Gladwin suggère que le monstre vedette nourrit une portée thématique qui opère la translation de la tension dramatique d’une opposition classique Bien contre Mal à une tension plus culturellement spécifique entre Ordre et Désordre, et entre Groupe et Individu. Et pour cause, l’intrigue est ici initiée par l’arrivée d’une femme étrangère, Cathy, qui exige de découvrir la dimension occulte d’une culture qu’elle ne connaît pas, tout en ignorant l’intégralité des avertissements qui lui sont soumis tout au long du premier acte. C’est de cette perturbation que se manifeste le chaos incarné par l’hystérie collective des villageois et les décès à répétition. Le personnage de Mahendra, l’homme local, ne vaut finalement pas beaucoup mieux car il se révèle globalement ignorant de son propre héritage, duquel il est trop détaché. Occidentalisé dans son comportement, il est incapable de venir en aide à son amie, et doit faire appel à un sage plus âgé, garant des connaissances séculaires de son peuple. La dénonciation de l’ingérence étrangère s’accompagne d’une résolution qui pourrait être considérée comme pessimiste, aucune rédemption n’étant accordée à la protagoniste. Cependant, cela s’inscrit dans la même logique thématique : le Bien n’a pas à triompher du mal, tant que l’Ordre est rétabli.

Mystics in Bali - 1

Stephen Gladwin soumet également l’idée que le film évite de s’aventurer en terrains érotiques :

« Le film demeure étrangement asexuel. Il ne comprend aucune scène de sexe, même pas de plan mettant rapidement en scène la nudité. Cela peut sembler étrange pour les fans d’horreur en Occident, allaités aux slashers lascifs du début des années 80, époque à laquelle Leak [ndlr : Mystics in Bali] a été conçu. Il convient toutefois de prendre en compte le contexte de production. À cette époque, le cinéma indonésien devait respecter des règles de pudeur très strictes, mises en place par l’organisme appelé BSF (Badan Sensor Film), qui jouait le rôle de comité de censure national. »
– Fear Without Frontiers: Horror Cinema Across the Globe

Malgré cela, le long-métrage de Djalil est rempli de sous-entendus et d’associations visuelles induisant une interprétation sexuelle de la relation entre les deux héros. Entre les embrassades, le bikini ou la scène d’examen en très gros plan du tatouage se trouvant sur la cuisse de la demoiselle, Mahendra n’est sans doute pas vraiment à plaindre en matière de satisfaction de ses désirs. Le film va toutefois encore plus loin, tissant un étourdissant lien entre la vie, la mort et le sexe dans une scène alliant ces trois éléments, où la protagoniste transformée en Leyak donne un cunnilingus mortel à une femme en train d’accoucher, en dévorant le bébé au fur et à mesure qu’il sort du ventre maternel. La scène n’est certes pas gore, mais elle combine à elle seule toutes les dimensions associées à la créature.

Étonnement ignoré par les livres d’histoire, et réalisé par le Taïwanais Chang Jen-Chieh, The Witch with Flying Head est un film dont la date de production est discutable. La première hypothèse place le film en 1977, car c’est ainsi qu’il est listé dans l’ouvrage Fear Without Frontiers, sur le site Hong Kong Cinemagic, ou encore sur le site de référence chinois Movie Douban. La seconde théorie le situe en 1982, ainsi qu’indiqué sur la Hong Kong Movie Database. De plus, l’utilisation (ou plutôt le vol) de musiques de films datant de cette même année, notamment Conan The Barbarian ou Star Trek II: The Wrath of Khan, laisse bien entendu penser qu’il n’a pas pu sortir avant. Autre mystère : l’acteur Peter Chen Ho est crédité au générique sur de nombreux sites fiables, alors qu’il est décédé en 1970… Peut-être le film a-t-il été tourné par morceaux entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, moment où l’insertion des musiques aurait eu lieu.

Chang Jen-Chieh a surtout travaillé sur des films d’arts martiaux (The Idiot Swordsman ; 1979 / Dragon of the Shaolin Tower ; 1980) essayant de rivaliser avec les productions hongkongaises, avant de se lancer dans les films d’horreur (The Evil Girl ; 1982) et érotiques (Revenging Ghost ; 1988 / Vice and Virtue ; 1989). Il est donc peu surprenant de le retrouver à la tête de The Witch with Flying Head, dans lequel un sorcier jette son dévolu sur une femme noble en relâchant des invertébrés s’infiltrant dans le corps de celle-ci. Empoisonnée, elle est frappée par la malédiction du Penanggalan chaque nuit et commence à tuer au hasard. Le sorcier affirme qu’il ne la violera pas de force mais il refuse toutefois de la guérir tant qu’elle n’accepte pas de se marier avec lui. Il ne s’agit donc pas ici d’un viol littéral, mais tout de même d’une violation du corps (via l’infiltration forcée et sous-entendue de parasites, soit par le vagin soit par l’anus) et de son intégrité personnelle (à savoir le détachement de la tête et des organes). Cette profanation absolue se fait métaphore des conséquences de l’union interdite entre noblesse et petite gens.

Le thème des pénétrations et des purges revient cycliquement dans le récit, à travers deux séquences d’exorcismes purificateurs, ou plus tard lorsque deux démones-serpents tentent de s’infiltrer dans la demeure de la noble, par exemple. Encore une fois, c’est la magie noire qui se fait facteur déclencheur des péripéties, bien qu’elle soit cette fois opposée à la magie « blanche » des moines bouddhistes. La puissance et l’autorité de ceux-ci est remise en question lorsqu’il est établi que le vieux magicien solitaire et errant est en réalité plus érudit et plus puissant que ces derniers. En outre, il ne prétend pas être détenteur de l’autorité religieuse officielle. Impossible de ne pas voir dans cette opposition entre deux moines adhérant à la représentation des membres d’un monastère (d’une organisation importante) et un ancien magicien adhérant à la représentation visuelle du vieux sage ancestral, (qui renvoie au passé mythique de la culture chinoise), une opposition entre Chine et Taïwan.

Le film s’autorise quant à lui une résolution positive, qui condamne fermement la magie noire (donc toute forme de transgression), et rétablit l’ordre en assurant la survie de la cellule familiale traditionnelle. Le récit semble suggérer que la victoire n’est possible qu’à travers un appui total sur sa communauté culturelle et son héritage, le combat étant gagné uniquement grâce à l’aide apportée par le mari légitime et surtout par le vieux sage.

Bénéficiant probablement des meilleurs effets visuels du genre pour l’époque, cette réinterprétation taïwanaise est plus ouvertement libre dans sa représentation du mythe. Elle ne se prive donc pas de quelques fantaisies propices à ravir les amateurs de liberté de ton, puisque sa créature crache du feu et des rayons lasers, tandis que les moines créent des explosions à distance, que les personnages se transforment là encore en boules de feu, ou que le final applique l’esthétique du wuxia shenguai (arts martiaux fantaisistes) à un combat entre un humain et un Penanggalan !

Flying Head Witch 2

Mystics in Bali a été décrit comme étant le « Saint Graal du cinéma culte venu d’Asie » sur le boîtier du DVD édité par Mondo Macabro. Il est vrai que le film regroupe plusieurs des éléments faisant le charme du cinéma asiatique, et pourrait paraître inenvisageable à certains yeux étrangers, même si cette production avait été pensée pour l’exportation à l’international. Elle représente toutefois, comme les deux autres exemples ici abordés, une instance parmi tant d’autres d’un genre fort courant dans la région d’Asie du Sud-Est.

Les têtes volantes constituent une caractéristique récurrente des films d’horreur ou fantastiques asiatiques. Le cinéma hongkongais y a par exemple eu recours à de multiples reprises dans un contexte tantôt humoristique, tantôt horrifique (voir The Boxer’s Omen, Mr. Vampire, Ghost Snatchers, Operation Pink Squad 2, Ghostly Bus, etc.), mais le phénomène prend une dimension bien plus étendue dès lors que le mythe krasuesque est invoqué. Son importance culturelle se révèle même incontournable dans certains pays, en atteste My Mother is Arb (1980), un film d’horreur basé sur la créature Arb (un autre nom pour Leyak) du folklore Khmer, et qui fut la toute première production à voir le jour au Cambodge après la chute du régime destructeur de la Kampuchéa démocratique instaurée par les Khmers rouges. Cette expression de la reconquête d’un héritage culturel venant d’essuyer quatre années de destruction systématique précède même le long-métrage de fiction cambodgien suivant (The Snake King’s Child) de deux décennies, et constitue donc l’unique expression cinématographique fictionnelle de la période dans le pays. Dans tous les cas, le Penanggalan semble se faire l’expression d’une perte menant à un déséquilibre. La perte d’un membre de sa famille dans Ghost of Guts Eater, celle de soi-même dans Mystics in Bali, et celle de son intégrité physique et sociale dans The Witch with Flying Head. Le processus de révélation de ce qui était caché et ramené à la surface par cette perte passe par une décapitation du corps féminin, s’effaçant au profit d’une monstruosité inconcevable.

« Les aspects les plus immondes de notre réalité sont ainsi cachés derrière une beauté de surface. Un tel traitement des corps féminins, en tant que représentation directe et tangible du concept d’impermanence […], occupe toujours une place importante dans le bouddhisme contemporain. »
– A Ghostly Feminine Melancholy: Representing Decay and Experiencing Loss in Thai Horror Films, Alessandra Campoli

Penanggalan, Leyak, Krasue… les têtes volantes jouent donc de nombreux rôles. Celui d’émanation folklorique, d’abord, qui vient bousculer la pensée idéologique étatique ancrée dans une organisation rigide ou des textes intouchables ; celui d’élément dissociateur de la société ensuite, qui représente un désordre à rééquilibrer socialement ou spirituellement ; celui d’horreur corporelle ultime, enfin, dont la puissance évocatrice ne réside ni dans le corps inerte, ni dans la tête qui traîne ses organes derrière elle, mais dans la séparation des deux, image d’un ensemble qui n’aurait jamais dû être fragmenté.


*Sources :
Baumann, Benjamin. From filth-ghost to Khmer witch: Phi Krasue’s changing cinematic construction and its symbolism. Horror Studies, volume 5, n° 2 (octobre 2014).
Campoli, Alessandra. A Ghostly Feminine Melancholy: Representing Decay and Experiencing Loss in Thai Horror Films. Plaride, volume 12, n° 2 (août 2015).
Gladwin, Stephen. Witches, spells and politics: the horror films of Indonesia, in Fear Without Frontiers: Horror Cinema Across the Globe (ed. Steven Jay Schneider). Fab Press (2003).
Van Heeren, Katinka. Contemporary Indonesian Film: Spirits of Reform and Ghosts from the Past. Brill (2013).

1 commentaire »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s