Beauty and the Beast est un remake aliéné de la version de 1991, dans le sens où, derrière son air de copie, il arrive à enlever et à gâcher les aspects les plus réussis et essentiels de l’original.
En quelques décennies, Disney a fait main basse sur tout un pan de la culture pop américaine (et donc mondiale) et l’a façonnée à son image purifiée et puritaine, désireux de toucher le plus grand nombre, afin d’empocher le plus grand nombre ? Étendant ses tentacules comme jamais, Disney en est devenu une entité polymorphe à l’identité désormais douteuse. Beauty and the Beast, dernière création de la maison-mère, porte ainsi en elle tous les symptômes d’une créature aliénée, fragmentée par les multiples et contradictoires désirs de séduction de son créateur. Car sur quoi a vraiment été basé ce remake vivant du classique animé de 1991, si ce n’est peut-être sur un plan marketing savamment étudié ? En apporter ici la preuve formelle serait difficile. Néanmoins, il est intéressant de pouvoir comparer Disney à Disney, d’essayer de comprendre, grâce à l’exemple de Beauty and the Beast, comment ce mastodonte du divertissement a évolué en un quart de siècle.
Comment passer derrière un chef-d’œuvre animé tel que Beauty and the Beast ? Marquant les débuts de la Renaissance Disney[1], ce trentième dessin animé du studio Walt Disney Feature Animation est l’exemple parfait d’une collaboration étroite entre de multiples talents, que ce soit à la réalisation, à l’écriture, à la musique ou encore à l’animation elle-même. Le résultat est aujourd’hui reconnu comme étant l’un des meilleurs films de la compagnie et comme l’un des fleurons du dessin animé. Roger Ebert écrivait ainsi avec clairvoyance, lors de la sortie du film, que Beauty and the Beast « revenait à une tradition hollywoodienne plus ancienne et plus saine, où les meilleurs scénaristes, musiciens et réalisateurs étaient rassemblés pour créer un spectacle familial de grande qualité »[2].
Soyons alors tout de suite clair, la nouvelle mouture que nous propose Disney aujourd’hui n’arrive pas à la cheville de l’original. Sans grande surprise, d’ailleurs. Néanmoins, on peut s’étonner que si peu d’efforts aient été mis dans la confection de ce remake pour le rendre au moins digne de son prédécesseur. On arrive pourtant à sentir une certaine envie de proposer de nouvelles pistes narratives qui auraient pu déboucher sur une modernisation du conte (aspect sur lequel est vendu le film), mais qui finalement ont dû se perdre dans les méandres de la production, car peu y apparaissent de manière convaincante dans le résultat final. Pire encore, on a la forte impression qu’on profite de notre connaissance de l’histoire pour ne nous proposer que des moments tristement copiés/collés, qui enlèvent toute saveur à l’intrigue et qui réussiraient même à entamer notre souvenir de l’original.
Seulement là où le dessin animé était justement original et novateur, Beauty and the Beast cru 2017 ne se cantonne qu’à répondre aux faibles exigences du blockbuster contemporain : mise en scène d’une platitude affligeante, utilisation à outrance d’effets sonores (justement pour dissimuler l’absence de langage cinématographique), effets spéciaux à chaque plan (même les plus simples), jeu à-peu-près des comédiens, écriture juste suffisante, etc.
Au-delà de cette dimension cinématographique décevante, deux pertes majeures, vis-à-vis de la version de 1991, sont également à relever : celle de la noirceur de l’œuvre et celle de la cohérence narrative, ici toutes deux mises à mal.
Ce qui, il y a plus de 25 ans, avait marqué les esprits, des petits mais aussi et surtout des grands, était la violence, la cruauté et la noirceur de l’intrigue et de ces personnages. La Bête était réellement une bête. Elle faisait peur. Elle terrifiait Belle, son père et les spectateurs. Belle ne tombait que très difficilement amoureuse d’elle et la Bête mettait aussi un certain temps à se laisser dompter. Désormais, tout cet épisode passe à la vitesse de l’éclair, comme s’il s’agissait d’un passage obligé, mais que l’on voulait cacher le plus possible pour ne pas trop choquer. Dès le début, la Bête est plus douce et Belle bien plus consentante envers son geôlier. Le passage normalement terrifiant où Belle vient sauver son père et l’oblige à prendre sa place ne se résume ici qu’à une brève scène, suivie presque directement par l’entrée de Belle dans ses beaux appartements. De même, on ne ressent presque jamais le froid de l’hiver, l’aspect lugubre du château et la malédiction pesante des lieux. Le drame s’efface ainsi sous l’acidulé et la bienséance puritaine. Malheureusement, ce choix d’intrigue et d’ambiance ne sert qu’à desservir la crédibilité du film, puisque si la Bête n’est plus vraiment une bête, si la malédiction n’est pas si lourde et si le château n’a pas l’air d’un cimetière, comment peut-on croire une seconde à cette histoire, gothique et romantique par essence ?
En conséquence, la magie a, elle aussi, beaucoup plus de mal a opéré, car l’univers qui se met en place, suite au traditionnel « Il était une fois », n’arrive que difficilement à convaincre, comme si la dimension fantastique pouvait servir d’excuse à une intrigue à la mécanique interne trop mal huilée. Ainsi, plusieurs éléments manquent, ou sont trop rapidement introduits par rapport au dessin animé, pour que nous puissions nous immerger convenablement dans l’univers proposé. Le plus flagrant est sans aucun doute les retrouvailles finales et appuyées des villageois avec les serviteurs redevenus humains : mari et femme, parents et enfants, etc. À quel moment nous a-t-on fait savoir que les employés du château avaient une quelconque relation avec les villageois et que la malédiction les avaient rendus amnésiques ? Cette dernière explication n’est d’ailleurs qu’une hypothèse, car même durant la scène, aucun indice ne nous est donné pour comprendre les fondements de ces relations. C’est d’autant plus fâcheux que le film tenait ici un très bel évènement dramatique et émouvant, malheureusement gâché par une mise en place trop brève et incomplète. Nous pourrions, dans la même optique, parler de la trop légère insistance de Gaston auprès de Belle (ce dernier a-t-il vraiment envie que Belle devienne sa femme ?); de la non-ingéniosité de Maurice, le père de Belle, quant à ses « inventions », puisqu’on ne le voit jamais créer quelque chose ; ou bien encore de l’amitié de Lumière et Big Ben qui semble, dès leur première apparition, aller de soi.
Considèrerait-on donc encore une fois notre connaissance de l’original comme acquise ? C’est quasi-certain. Il semblerait ainsi que les scénaristes aient voulu traiter trop rapidement certains aspects fondamentaux de l’histoire, afin d’arriver plus vite au développement de nouvelles sous-intrigues. Ce qui est encore plus étonnant, car ces dernières, même si elles tentent de trouver leur propre voie dans le conformisme ambiant, n’arrivent, comme Maurice, qu’à se perdre en chemin.
Attention : le texte qui suit révèle des éléments clés de l’intrigue. Il est fortement conseillé d’avoir vu le film avant d’en continuer la lecture.
On pense tout d’abord à l’intégration des passifs de Belle et de la Bête. En effet, toute une séquence est consacrée à l’enfance parisienne de Belle et à la tragédie qui a poussé son père à quitter la ville pour la campagne. Le personnage de Belle s’en trouve ainsi épaissi, mais aussi et surtout celui de son père, qui passe de victime (en 1991) à acteur du destin de sa fille (en 2017). On comprend alors mieux le lien d’amour qui les lie l’un à l’autre, et un semblant d’empathie et d’émotion arrive enfin à naitre, pour n’être malheureusement que discontinué de manière chaotique dans les passages reprenant l’intrigue originale. La Bête, quant à elle, se voit accorder une très brève scène servant de justification à sa méchanceté. On y voit, en effet, la mort et le deuil d’une mère aimante et compréhensive, qui laisse le jeune prince seul aux mains de son père froid et cruel.
Autre nouveauté : l’homosexualité de LeFou, le side-kick bouffon du méchant Gaston. L’aspect homosexuel du personnage n’est ici pas vraiment important en soi (on sentirait même la volonté douteuse de Disney de vouloir s’attirer les faveurs de ce nouveau public cible, tout en se moquant sous cape de ce dernier). Ce qui marque ici, c’est le développement de ce personnage, à la base cantonné à son rôle de bouffon ridicule, qui en gagnant des traits de caractère devient plus sympathique pour le spectateur. Sans cesse éconduit par Gaston et surtout incompris, LeFou finira par passer dans le camp de la Bête et de ses serviteurs enchantés, lors de la bataille finale, ayant peut-être enfin trouvé un groupe qui l’accepte tel qu’il est et auprès duquel il n’aura plus à supporter ni railleries ni frustrations.
Dernier personnage qui se voit octroyer plus d’ampleur : l’Enchanteresse, celle qui jette la malédiction sur le Prince et son château et que l’on ne voit qu’en vitrail lors de l’ouverture de la version animée. Ici, elle hante le film sous le nom d’Agathe, une mendiante vivant dans les bois, après qu’elle ait perdue son mari (seul aspect d’ailleurs quelque peu correct de la vie féodale d’une femme). Elle ne fait que très peu d’apparitions, les scénaristes se la gardant sous le coude pour le climax final. En effet, après que la Bête aie succombé à ses blessures, Belle lui déclare timidement son amour, mais il est trop tard, le dernier pétale de la rose est bel et bien tombé et vient de pourrir sous nos yeux ébahis. Dans la version de 1991, Belle déclarait sa flamme juste avant que le pétale ne tombe, mettant ainsi fin à la malédiction.
C’est alors que l’Enchanteresse/Agathe apparaît, pendant que tous les serviteurs se transforment définitivement en objets sans vie, et de son pouvoir fait revivre la Bête, lui redonnant forme humaine. Par ce geste, elle annule donc toute l’essence et le rôle dramatique de la malédiction qu’elle avait elle-même jetée. On assiste ainsi clairement à l’intervention d’un personnage divin et omniscient, ayant passé toute l’intrigue à influencer subtilement le parcours des autres personnages (si subtilement qu’elle n’apparaît que dans cinq scènes…). Ce changement fin mais radical du rôle de l’Enchanteresse éradique ainsi brutalement le libre-arbitre des personnages, fait d’eux de simples pantins du destin et ne ramène l’histoire qu’à la volonté toute-puissante d’un unique personnage. Tout ce que le dessin animé original avait mis tant d’effort et de talent dramatique à construire est alors totalement renié d’un seul geste.
Au-delà de son aspect cinématographique plat et sans saveur (qui n’est finalement que le moindre de ses défauts), Beauty and the Beast est un remake aliéné de la version de 1991, dans le sens où, derrière son air de copie, il arrive à enlever et à gâcher les aspects les plus réussis et essentiels de l’original, et ce malgré quelques tentatives de réadaptation malheureusement trop diluées. Il est ainsi différent dans sa similitude, mais ô combien plus techniquement bancal et douteux quant aux volontés morales de Disney.
Il est alors intéressant d’entendre Bill Condon, le réalisateur, avouer au cours d’une entrevue, qu’à la base Disney l’avait approché pour créer une version plus radicale, plus sombre et encore plus adulte que l’originale, à l’image de Snow White and the Huntsman, dernier succès financier d’Universal Pictures. Mais « après la sortie de Frozen, le studio a vu qu’il y avait une forte demande internationale pour les comédies musicales à l’ancienne »[3]. Aucun doute que ce « à l’ancienne » signifiait de reprendre les mêmes codes puritains et sans risques de Frozen pour les appliquer à Beauty and the Beast, puisque c’est apparemment ce que le public désire aujourd’hui. Et s’il y a bien quelque chose que Disney ne veut pas, c’est de décevoir son public, même si cela implique aussi de ne plus le surprendre et de faire l’impasse sur une certaine originalité qui avait pourtant façonné ses plus grands succès artistiques et financiers, il y a de ça plus d’un quart de siècle déjà.
Beauty and the Beast
Réalisé par Bill Condon
Avec Emma Watson, Dan Stevens, Luke Evans
Sortie le 22 mars 2017 en francophonie
[1]Période de renouveau artistique et commercial des Walt Disney Studios, allant de 1989 avec The Little Mermaid jusqu’à 1999 avec Tarzan et comprenant le célèbre trio Beauty and the Beast, Aladdin et The Lion King.
[2] Ebert, Roger (November 11, 1991). « Beauty And The Beast ». Chicago Sun-Times.