Le Black Movie (Festival International de Films Indépendants – Genève) projetait le 19 janvier le film-fleuve (aride pourtant comme son désert) de Wang Bing. Les Âmes Mortes, en huit heures, donne à entendre les rescapés de camps de travail où leurs pairs moururent de la faim durant le maoïsme, à voir ce qu’il reste des lieux. Et comment ces non-lieux lient ce non-temps au tissu, au présent (tel qu’il se déroule dans des appartements souvent modestes) de la vie ordinaire chinoise. Avec cette oeuvre monstre, Wang s’impose, une fois de plus et s’il le fallait encore, comme le plus grand documentariste contemporain.  


Si Les Âmes Mortes partage en français son titre avec un roman de Gogol (on peut se demander à quel point l’analogie est pensée, sur les questions de servitude, de provincialisme extrême et de comportement fatalement mesquins), il pourrait également avoir en partage celui d’un autre de Knut Hamsun : La Faim. Pour la troisième fois, après Fengming et Le Fossé, Wang Bing aborde la période maoïste du Grand Bond en avant, dont les trente millions de morts (estimation basse) dus à la famine  demeurent un tabou pour le gouvernement chinois, plus encore que ceux de la Révolution Culturelle dont la tragédie n’est pas sans lien avec ce précédent événement (une allusion à la liaison de ces deux malheurs intervient tardivement dans Les Âmes Mortes). En préparation de la fiction du Fossé Wang a, au milieu des années 2000, sans qu’un producteur ne le soutienne alors (on remerciera Serge Lalou de prendre soin de ce genre de projets), interrogé quelques 120 survivants (pour beaucoup décédés depuis) de deux camps de ré-éducation situés de 1957 à 1961 dans le désert de Gobi : les fermes pour travaux forcés de Jiagangbu et de Minghsui où plusieurs milliers de déportés, intellectuels et fonctionnaires accusés d’être « ultra-droitiers », trouvèrent la mort par malnutrition. Wang, revenant dans la province du Gansu, filme également les lieux « au présent » (plus de dix ans ont passé depuis certaines images), presque complètement désertés, où gisent en témoignage des ossements épars, morceaux de crâne, de fémur, ou de colonne vertébrale érigeant ces territoires inhospitaliers en dépositaires d’une mémoire collective occultée par la propagande d’état, contradiction dans les termes d’un ossuaire à ciel ouvert qui indique le caractère inimaginable de ce qui s’est passé là. Car s’il y a un projet politique au film, il tient à l’ambition, par les paroles récoltées, mises en contraste, de révéler peu à peu que la famine n’avait rien de « naturelle » et que qui elle touchait ou ne touchait pas, affectait en premier ou en dernier, tenait d’une hiérarchie bien intégrée, et par les responsables, et par les victimes, jusqu’à ce que la machine de mort ne s’emballe et, fonctionnant à plein régime, décime dans un aveuglement contenu dans ses prémisses.

L’élément le plus kafkaïen de la campagne de masse contre les ultra-droitiers tenait, dans une variante des purges staliniennes, à son fonctionnement par quotas : entre 5 et 10% de la population, selon le moment de l’estimation, était de facto considéré comme coupable de sabotage conservateur, situation dans laquelle non seulement l’émission d’une critique, mais également la docilité (selon une accusation de duplicité) pouvait être le motif d’une déportation. Dans un entretien à l’ironie singulièrement amère, le plus croyant des survivants révèle par exemple que son christianisme n’avait rien à voir avec le motif de sa déportation… et que les « ré-éducations » successives qui lui ont été infligées n’auront fait qu’enfler sa tendance au prosélytisme. D’un enseignant en mathématiques à un ancien militant de la Longue Marche les profils d’anciens prisonniers à des motifs arbitraires se succèdent, tous évoquant cette période traumatique avec une blancheur, une absence immédiate de recul dans la restitution de la période qui en fait comme un non-temps les ayant habités depuis, une incompréhension au cœur de leur vie et de celles de leurs proches. Wang filme depuis ses débuts un pays hanté, habité par une mémoire d’autant plus présente d’être refoulée. Son geste depuis quelques années se radicalise en une morbidité, une conscience de la mort (celle, non pas uniquement des catastrophes historiques, mais parfois simplement de la vieillesse) au travail sur des particuliers. Une vision où, pour reprendre l’expression de Sartre, « chaque mort est un assassinat », qui la fait percevoir, dans toute son inéluctabilité, à la fois comme le chose, avec le fait d’être né, la mieux partagée du monde, et comme n’ayant pourtant, en un sens, aucune naturalité aux yeux de l’être humain, de ceux qui survivent et rejoindront (où ont rejoint) les morts encore moins que pour qui la subit.

D’entretiens en entretiens, dans des appartements témoignant d’une aisance variable, tandis que souvent les épouses vont et viennent, ou écoutent assises à côté, ou quelques fois interviennent (les veuves parleront à la fin), les anciens déportés décrivent – les conditions sanitaires, de « travail » (si cultiver en hiver peut compter au rang des occupations humaines intelligibles), l’ordre du camp entre cadres et internés, la dégradation des conditions de vie jusqu’à la barbarie. La cuisine, cantine construite sur le modèle des communes populaires, occupe une place centrale, et cruciale, dans le dispositif. L’un des moments les plus saisissants du documentaire consiste en la simple vision d’un de ces hommes, sa longue interview passée, avalant un plat de nouilles à son balcon. Les Âmes Mortes confronte le spectateur à des personnes, fait rare au cinéma, qui ont elles-même souffert de la faim. Cela à des degrés variables, corrélés à leur statut au sein de l’appareil. Car une fois la famine installée, il y a une différence tangible à s’asseoir à la table des cadres ou à celle des simples travailleurs (celui qui tentera de s’asseoir aux deux le paiera du reste chèrement). Travailler en cuisine devient, et un privilège vital, et une à la fois immense et dérisoire responsabilité : chaque morceau de nourriture distribué ou non compte, la manière même de servir une soupe altère les chances de survie de l’individu nourri. Se nourrir soi-même un peu plus, c’est nourrir quelqu’un d’autre un peu moins. Les raids organisés par certains dans les cuisines la nuit revêtent dans ce contexte une nature proprement criminelle. Les principes de la survie des uns mais non des autres révèlent l’inégalité réelle du système, qui conduira ces hommes au cannibalisme, métaphore inscrite dans les corps d’une société qui en est venue à se dévorer elle-même. Terrible paradoxe de la fonction de témoin : s’il a survécu c’est que les autres, pour (ou éventuellement contre) qui il témoigne désormais, eux, n’ont pas survécu. Il n’y a qu’un statut d’exception à qui s’extrait d’une famine collective et il devient peu à peu clair que ce que Wang souhaiterait donner à entendre, c’est la voix (rappelée in fine par des lettres inscrites à même l’écran) de ceux, largement majoritaires, qui n’en sont pas revenus.

La parole est ici un ultime rempart humain, face à une horreur qui ne peut être montrée, dont les signes désertiques suffisent à glacer l’entreprise de compréhension. A l’image de cette procession de 2005 où un endeuillé ne peut se résoudre à laisser la mise en terre se dérouler sans autres, en perd toute contenance devant le fossé, Wang perçoit les morts du Grand Bond en avant comme impossibles à mettre en terre (ils ne l’ont de fait généralement pas alors été), n’en finissant pas de mourir. Le mausolée qu’il leur construit ne peut connaître de fin et on sent le cinéaste affecté, non seulement par ces années passées à explorer une mémoire nationale douloureuse, mais par le caractère inachevable de la mission qu’il s’est lui-même donnée (Kafka, encore : « Conformément à ma nature, je ne puis accepter qu’un mandat que personne ne m’a donné. »). Si Wang est le grand documentariste contemporain, ce statut aussi mérité qu’écrasant, s’appuie sur une connaissance viscéralement intégrée de l’histoire de la forme documentaire : Fengming témoignait de sa dette au Eustache de Numéro Zéro, à son sens de l’évocation en temps réel d’une histoire passée ; A la Folie aux déambulations institutionnelles de Wiseman (Titicut Follies en tête) ; Les Âmes Mortes, litanie de plus de 8 heures, évoque immanquablement Claude Lanzmann. Durée du film, mais également de la recherche et du moment de l’interrogation, place physique de celui qui questionne, absence d’archives, montage a-chronologique, insistance sur l’itération des noms, passage en revue des différents rouages dont la trace a été retrouvée, inscription de la mémoire de massacres de masse dans des paysages filmés, actuels ou eux-mêmes déjà historiques… J’ai été marqué par une remarque de Kent Jones au sujet de Shoah : sa durée n’est pas que le marqueur politique de la destruction des Juifs d’Europe comme étant une tragédie hors-norme, mais le temps qu’il fallait pour que le film trouve et impose son propre temps, celui où les vivants et les morts cohabitent dans le même flottement collectif endeuillé, épouvanté. Tandis que les survivants des Âmes Mortes ont majoritairement eux-mêmes disparus, qu’une génération de témoins s’éteint, le film prend une dimension doublement sépulcrale, une voix non pas même d’outre-tombe (colère de Wang : il n’y a pas eu de tombes à ces morts, il n’y en aura jamais) mais d’outre cette ligne qui sépare ordinairement les vivants et les morts, dans un non-lieu, un non-temps, où la mort paraît plus vivante que la vie, la vie moins vécue que la mort. Il y a bien peut-être aujourd’hui, mais entre hier et 1957, ou 1961, c’est le même cauchemar qui perdure, dont on ne finit pas d’oublier de se souvenir. Paradoxe mortifère du travail de mémoire : à ses yeux, le temps n’existe pas.

LES ÂMES MORTES
Réalisé par Wang Bing
Date de sortie inconnue

 

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