Venu présenter son nouveau film en première internationale au Festival du Film de Locarno, Kōji Fukada nous a accordé un bref entretien. Après Harmonium et L’homme qui venait de la mer (toujours inédit en Europe), celui qu’on peut considérer comme le plus français des réalisateurs japonais revient avec la déchirante histoire d’Ichiko, une femme accusée à tort d’avoir une large part de responsabilité dans l’enlèvement d’une jeune fille.


Comment est né le projet de The Girl Missing ?

Tout a commencé lorsque j’ai travaillé pour la première fois avec Mariko Tsutsui pour un de mes précédents films, Harmonium. J’ai tout de suite eu envie de retravailler avec elle et j’en ai parlé à mon producteur. Il s’est avéré qu’il partageait mon envie. Je n’avais donc encore rien écrit avant d’avoir l’idée de refaire un film avec elle.

Une des particularité du film est sa manière de mêler deux temporalités. Quand vous est venue l’idée de cette construction ?

En fait, The Girl Missing est un scénario original mais l’idée de base vient d’un roman dont je ne connais que le titre japonais. Dans ce roman, on trouvait déjà l’idée de deux temporalités entremêlées et nous avons pensé que ça pouvait être une bonne idée de respecter cette structure. Mais ce n’est pas quelque chose de très rare au cinéma, on trouvait une structure similaire dans plusieurs films américains récents : Blue Jasmine de Woody Allen ou Blue Valentine de Derek Cianfrance. J’avais trouvé ça efficace. Une autre raison, c’est que je n’aime pas les flashbacks. Je n’aime pas l’idée d’une temporalité principale et d’une autre secondaire qui n’existe que par les flashbacks. Je préfère ces deux lignes parallèles.

Mariko Tsutsui, The Girl Missing

C’est ce qui nous donne l’impression très intéressante que les deux Ichiko, celle du passé et celle du présent, coexistent et se répondent.

Oui, vous avez parfaitement raison. Déjà parce plutôt que de simplement réfléchir en termes de « présent » et de « passé », le film présente quelque chose de plus incarné. Ce personnage vit à travers deux temporalités mais les connexions entre-elles nous donnent l’opportunité de comprendre la pluralité et la complexité de la personnalité d’Ichiko. Je ne crois pas que les individus sont « bons » ou « mauvais » ; ce qu’ils sont dépend de leurs relations et de l’environnement dans lequel ils évoluent et qui peut les forcer à commettre certaines actions.

La police et le système judiciaires sont totalement absents du film alors qu’un épisode criminel est au cœur du récit.

Je n’avais pas envie de faire un film sur les motivations qui poussent cet adolescent à kidnapper une jeune fille. Je n’avais pas non plus envie de faire un thriller sur la disparition de celle-ci. Cet épisode criminel, ce kidnapping est simplement un moyen pour dresser le portrait de l’âme de quelques êtres humains qui sont concernés et liés les uns aux autres par cet évènement.

Au contraire, les médias sont extrêmement présents et semblent ajouter du chaos au monde par leur traitement de l’affaire…

C’est parce que c’est comme ça que je vois le monde. Je pense que cela pourrait être transposé en Italie, en Suisse ou n’importe où : vous avez des journalistes qui doivent transmettre de l’information et qui sont convaincus que leur traitement reflète la réalité, ou la vérité. Mais en étant ainsi persuadés de transmettre la vérité, les médias créent parfois du chaos dans la vie de certains individus, ne serait-ce parce qu’il leur arrive de mettre l’emphase sur les mauvaises personnes. Le film montre certains dommages collatéraux de ce traitement de l’information : un mariage annulé, un père de famille se suicide, etc. Je ne souhaitais pas formuler une critique à l’égard des médias mais c’est quelque chose qui arrive et donc j’estime que ça peut figurer dans un film, parce que c’est tout simplement la vie.

Le sentiment de culpabilité occupe une place très importante dans le film, notamment par le poids qu’Ichiko fait elle-même reposer sur ses épaules. Pensez-vous que la culpabilité occupe une place particulièrement importante dans l’esprit des Japonais, en comparaison à d’autres populations ?

Étant japonais je ne peux que parler pour ce qui se passe dans mon pays. Quand une affaire implique une victime, très rapidement nous avons besoin de tracer une ligne très claire afin de définir qui est en tort et qui a raison pour ensuite s’en prendre à ceux qui sont désignés comme étant les coupables.

Ce qu’il y a d’intéressant avec le personnage d’Ichiko c’est qu’au départ elle pense, à juste titre, qu’elle n’a rien fait de mal. Elle n’imagine pas une seule seconde qu’elle pourrait être désignée comme coupable. Mais ensuite, elle se cogne à des personnes qui l’accusent… C’est ainsi qu’elle se sent perdue et que le sentiment de culpabilité apparaît. Il faut aussi savoir que la société japonaise est pleine de règles. Si vous êtes impliqué un jour dans une affaire de ce genre, vous allez vous sentir corrompu jusqu’à la fin de vos jours.

Dans tous vos films, vous accordez beaucoup d’importance aux petits détails du quotidien. Est-ce par souci de réalisme ou parce que vous considérez que la vie est faite de choses insignifiantes ?

C’est votre deuxième suggestion qui est la bonne. Souvent, ce qu’on voit dans les films se résume à des histoires extrêmement dramatiques, avec des évènements très marquants qui mènent à des climax emphatiques, etc. Je ne pense pas que la vit puisse être représentée ainsi. Je considère que les 98% de nos vies sont composés de pur ennui. Je suis donc infiniment plus intéressé par le regard détaillé sur ces 98% qui sont, de fait, réalistes, que par ces 2% qui sont au final peu importants.

Votre traitement de la musique semble aller dans la même direction : quasiment absente de tout le film, elle ne se manifeste que dans de très rares moments dramatiques.

Oui, c’est une règle pour moi : j’essaie toujours d’utiliser le moins possible de musique et d’effets sonores. Tout simplement parce que la musique tend à changer la perception des spectateurs, elle est un moyen de contrôler leur imagination. Dans tous mes films et peut-être dans The Girl Missing tout particulièrement, j’essaie de créer un contraste entre les images, ce qui est raconté et la musique, quand j’en utilise. Par exemple, vous pouvez voir Ichiko qui rigole alors que la musique est particulièrement triste. J’essaie vraiment d’échapper à une utilisation de la musique qui s’apparente pour moi à de la propagande et qui prive les spectateurs de leur liberté d’interprétation en contrôlant leur conscience et leurs émotions.

Merci à Alexia Coutant d’avoir rendu possible cet entretien.
Photos ©Locarno Festival, Ottavia Bosello, Samuel Golay

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