The Painted Bird PosterLors de sa projection à la Mostra de Venise, en septembre dernier, The Painted Bird a fait scandale. La moitié des spectateurs se serait enfuie en panique de la salle, certains se retrouvant même bloqués derrière une sortie de secours close. C’est en tout cas ce que raconte Xan Brooks dans son article du Guardian et ce qui sera confirmé par la suite, à Toronto et ailleurs. Il n’en fallait pas plus au troisième film du Tchèque Vàclav Marhoul pour devenir une œuvre controversée, plusieurs fois pointée du doigt pour son extrême cruauté graphique. À l’heure où le film n’a été distribué qu’en République Tchèque et en Slovaquie, ses pays d’origine, il est difficile de séparer le vrai du faux, de savoir au final ce que vaut vraiment ce Painted Bird. Tentative de réponse, en vue de la première suisse du film, demain soir, dans le cadre du festival Black Movie, à Genève et en présence de Václav Marhoul lui-même.


Attention, le texte qui suit révèle des points clés de l’intrigue. Il est fortement conseillé d’avoir vu le film avant d’en continuer la lecture.

Un garçon d’une dizaine d’années se fait poursuivre dans les bois. Il tient contre sa poitrine une volaille déplumée, tout aussi effrayée que lui. Un groupe d’adolescents les rattrapent, le battent au sol et brûlent la poule en riant. Il ne faut qu’une scène au film pour qu’il impose son ton et annonce la suite.

Réfugié dans un pays d’Europe de l’Est non-identifié, le garçon habite chez sa tante, au beau milieu d’un désert de campagne. Ses parents, restés en Allemagne, l’y ont envoyé pour qu’il échappe aux exactions commises par les nazis sur les Juifs, afin qu’il soit protégé. A priori seulement, car rapidement la tante meurt et le laisse seul face à la sauvagerie du monde, que l’enfant apprendra bientôt à connaître, dans son âme et dans sa chair. Débute alors pour le garçon un chemin de croix qui l’emmènera de village en village et durant lequel il subira les pires atrocités. Il sera exploité, battu, manipulé, violé et plusieurs fois laissé pour mort.

Cet enfant, Václav Marhoul ne lui confère pas de nom, ne le fait pas parler. Il le dessine comme un être facilement détestable, qui révélerait les plus bas instincts à quiconque le croise. Victime facile, silencieuse de la cruauté humaine, le réalisateur en fait volontairement un personnage lisse, presque abstrait, facilitant ainsi l’identification du spectateur. Quant aux bourreaux, ils forment une galerie de personnages plus détestables les uns que les autres, n’offrant que très peu — voire aucune — de nuances dans leur écriture et créent un univers hostile et manichéen. Un manichéisme qui nous est d’emblée signifié par l’image et un sublime noir et blanc.

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The Painted Bird annonce dès son titre la métaphore qui définit l’entier de son propos. Cet oiseau bariolé est un symbole que l’on retrouve en tout clarté dans le quatrième segment du film, quand Lekh, oiseleur alcoolique, peint de blanc les ailes d’un étourneau. Une fois relâché, l’oiseau se fera tuer par les siens, qui ne le reconnaissent plus. La comparaison est limpide : le garçon est comme cet étourneau. Lekh a d’ailleurs bien compris l’analogie et tente de lui, et de nous, l’expliciter. C’est ainsi que les personnages stigmatisant l’enfant se multiplient. À tour de rôle, ils projettent sur lui leurs frustrations et s’en servent comme d’un bouc émissaire.

Dans cette succession méthodique et implacable de l’horreur, Václav Marhoul cherche à nous montrer la lumière, car comme le dit l’adage (et l’affiche du film), il n’y a que dans les ténèbres qu’on la voit. Il renforce d’ailleurs ce paradoxe en nous faisant comprendre que les possibilités d’élévation morale sont proportionnelles au mal qui règne dans le monde. En effet, submergés par ces longues séquences de maltraitance répétée, nous pourrions en arriver à la conclusion que la lumière a définitivement déserté le monde. Pourtant, le cinéaste nous fait subtilement comprendre qu’elle n’a pas complètement disparue mais qu’elle s’est retranchée, écrasée sous le poids de la noirceur. C’est alors à nous, spectateur, de la chercher et de la déceler, grâce notamment à deux personnages : Hans et Mitka. Le premier, nazi subalterne, laisse sciemment le garçon s’échapper, alors qu’il devait l’exécuter ; le second, un soldat russe, lui apprend la vengeance et lui offre un pistolet pour qu’il puisse l’appliquer. L’un comme l’autre incarne ici le même paradoxe. Ils sont les premiers à faire preuve d’empathie envers le garçon et à lui faire entrevoir une possibilité de changement, allant ainsi à l’encontre de leur stéréotype de militaire. À l’inverse, ce sont les gens dits « normaux », les villageois, qui sont mauvais.

Il est aussi intéressant de noter que ces soldats ne sont pas les seules personnages capables d’affection. Celui de Lekh et celui du Prêtre en sont aussi investis, mais n’arrivent pas à la communiquer au garçon. Ils trouveront d’ailleurs chacun la mort, contrairement aux deux soldats qui, eux, retourneront à leur poste. En période de guerre, la lumière ne survivrait que si elle est armée, semble nous dire Vàclav Marhoul.

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Ce genre d’aspects immoraux que le film porte en lui peuvent néanmoins être complexifiés par la vision du réalisateur et par sa mise en scène. Nous vivons l’histoire à travers les yeux du garçon. C’est ce point de vue que le film nous demande d’adopter, afin d’en saisir toute la portée. En effet, la répétition systématique et sans respiration des horreurs qu’il traverse ne serait pas uniquement là pour nous choquer, mais pour démontrer que si les adultes peuvent assimiler, et parfois surmonter des traumas, un enfant, lui, n’en est pas encore capable. Cela expliquerait aussi l’apathie et la soumission du garçon face à ces violences, qu’il va intégrer et qui vont devenir, pour lui, l’unité de mesure du monde qui l’entoure.

Dans la seconde moitié du film cependant, le garçon commence à apprendre et à utiliser son instinct infantile, seule arme de survie et d’empathie qu’il avait jusqu’alors. Il reproduit ce qu’on lui a inculqué et le met, avec succès, en pratique contre ceux qui abusent de lui. « Œil pour œil, dent pour dent » lui avait enseigné Mitka. Le personnage évolue enfin. Il prend alors rapidement le pli de ses anciens bourreaux et, adulte, deviendra sûrement comme eux.

Malgré tout cela, le traitement du personnage et du film s’avère à double-tranchant et empêche The Painted Bird d’être un chef-d’œuvre absolu, ce dont il avait pourtant le potentiel.

Même si nous nous mettons dans la peau du garçon, nous ne pouvons pas le faire entièrement. Nous restons des spectateurs adultes et notre sensibilité empêche une identification suffisante, sur laquelle le réalisateur compte beaucoup trop. Le premier, et plus malencontreux, des effets de cette dissociation de points de vue est que la répétition des scènes violentes finit par lasser. Elles deviennent vite quelconques et monotones et l’on n’y voit plus la banalisation du mal, qu’on était censé ressentir. À la place, il n’y a plus que l’ennui et l’absence d’évolution scénaristique, qui nous saute aux yeux. De plus, cette première partie du film, trop longue, engendre un déséquilibre avec la seconde, celle où le garçon applique sur d’autres la violence qu’on lui a apprise, partie pourtant plus essentielle au propos général et qui aurait méritée d’être plus travaillée, en tout cas allongée.

Enfin, et on en revient à notre questionnement d’introduction, les multiples représentations visuelles et frontales de la violence desservent souvent le film par leur manque de subtilité et de retenue dans leur mise en scène. Il est bien connu que moins on en montre, plus la place laissée à l’imagination est grande et donc l’effet recherché plus efficace et percutant. Une méthode que le film n’utilise presque jamais, car il nous montre tout ou alors l’induit de manière trop précise.

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The Painted Bird pèche donc par certains aspects de son approche thématique et de son exécution, qui ne sont pas toujours à la hauteur de ce que le film voudrait être et de ce qu’il aimerait provoquer chez le spectateur. Néanmoins et malgré ces quelques défauts, que certains qualifieraient d’infimes, il n’en reste pas moins une expérience cinématographique unique, trop rare et au propos nécessaire, une œuvre important qui manque malheureusement de peu le cœur de sa cible.

THE PAINTED BIRD (Nabarvené ptáče)
Réalisé par Vàclav Marhoul
Avec Pter Kotlar, Stellan Skarsgård, Barry Pepper, Harvey Keitel, Udo Kier
Projection le vendredi 24 janvier 2020, à 20h00, au Cinéma Spoutnik (Genève), dans le cadre du Black Movie et en présence du réalisateur
Aucune sortie en francophonie prévue pour le moment

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