onesheetNous nous sommes tous posés la question. Quelle serait ma vie si j’avais suivi cette personne ? Si j’avais accepté ce travail ? Si j’avais lâché ces études qui ne m’ont jamais plu ? À chaque décision, peut-être qu’un nouvel embranchement multiversel est créé. Une infinité d’univers pour une infinité de choix ? Ça n’a aucun sens, aucun fondement logique ; seulement une raison métaphysique. Cette vie qui est la mienne aurait dû être meilleure. Si quelque part, un autre moi la vit, alors tout n’est pas perdu. Il y a encore de l’espoir. C’est ça que nous offre le film le plus inventif de mémoire récente : l’espoir. Espoir existentiel certes, mais aussi cinématographique.


La grande force du tandem de réalisateurs Daniels (Daniel Kwan et Daniel Scheinert) repose dans leur capacité à s’approprier des concepts qui pourraient sembler absurdes pour en extraire une émotion à la fois brute et renouvelée. Si on m’avait dit un jour qu’un film consacré à un homme sur une île perdue, qui utilise un cadavre péteur pour traverser l’océan, s’avérerait être l’une des expériences de cinéma les plus touchantes de l’année 2016, je n’y aurais pas cru. Et pourtant. Alors, si l’on vous dit aujourd’hui qu’un film consacré à une Sino-américaine cinquantenaire devant sauver le multivers d’une entité destructrice s’imposera comme l’une des plus puissantes expériences émotionnelles de votre vie de cinéphile, croyez-le.

Evelyn (Michelle Yeoh) croule sous les reçus et les factures. Elle s’occupe de tout : de son lavomatique en difficulté, des démarches administratives handicapantes liées aux impôts, de la relation qui s’émiette entre sa fille Joy (Stephanie Hsu) et ses parents, et de recevoir son propre père, vestige d’une ancienne génération qu’il ne faut surtout pas froisser. Son mari Waymond (Ke Huy Quan) est gentil, mais guère plus. À vrai dire, il n’est même pas tellement utile. Evelyn vit la pire version de sa vie. Elle le sent, elle le sait. Jusqu’au jour où, au milieu d’un rendez-vous avec la dame des impôts (Jamie Lee Curtis), elle est propulsée au cœur d’une guerre cosmologique : elle représente la dernière chance du multivers face à Jobu Tupaki, une entité mystérieuse qui serait sur le point de tout faire disparaître.

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À partir de là, le film se permet tout, mais jamais n’importe quoi : avec méthode, créativité et authenticité, les scénaristes-réalisateurs déploient un récit tentaculaire et exigeant, un tourbillon d’idées jamais gratuites mais constamment porteuses d’émerveillement ou d’émotion. Evelyn devient la cible de tout le monde ou plutôt, de tous les mondes, et doit par conséquent apprendre à exploiter les capacités de ses innombrables doubles : tantôt professionnelle du kung fu, tantôt femme chef ou encore gymnaste, elle fait l’expérience simultanée d’une multitude de vies tout en essayant de survivre aux assauts de ses adversaires.

Le film est divisé en deux actes principaux. Le premier, consacré à la mise en place du concept, file à la vitesse de l’éclair. Pendant une heure, le récit enchaîne avec frénésie les scènes d’action et de comédie, voire (c’est désormais rare !) d’action humoristique dans la plus pure tradition de Jackie Chan. Derrière la caméra, c’est le groupe d’autodidactes extraordinaires Martial Club, mené par les frères Andy et Brian Le, qui concrétisent ici leur parcours les ayant menés de YouTube à Hollywood. Les combats, nombreux, sont clairs, rythmés, inventifs, drôles, excitants et entraînants, parmi les plus satisfaisants vus dans le cinéma américain de ces dernières années. Les Daniels tirent intelligemment parti du fait que Yeoh et Quan jouent des personnages aux personnalités changeantes et aux capacités qui peuvent fluctuer, ce qui mène à de parfaits moments d’interaction entre le film et ses spectateurs.

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Cette première partie est si enivrante que le film caresse l’euphorie que seuls les plus décomplexés films de l’âge d’or du cinéma d’action hongkongais pouvaient autrefois prodiguer. Puis vient la seconde partie, et tout ce qui était déjà présent en germe dans le film explose dans une déflagration d’idées cinématographiques donnant l’impression de se multiplier à l’infini. En approchant du cœur, de sa substantifique moelle, de sa vérité humaine et émotionnelle, le film entraîne son public consentant dans une introspection personnelle déchirante. La force du film, c’est que cette exploration transformatrice est évidement vraie pour les personnages (et pas seulement celui d’Evelyn), mais elle a la possibilité de l’être aussi pour tout un chacun. L’expérience du quotidien ici dépeinte est si universelle que toute personne, de l’âge adolescent aux dernières années de son existence, peut se saisir de la main qui lui tend le film.

Il convient de saluer le montage renversant du métrage, qui gère avec brio de nombreux univers parallèles en simultané sans jamais casser le rythme de son récit. Sans doute l’exercice le plus réussi du genre depuis Cloud Atlas. Il serait futile de citer ici toutes les scènes déchirantes proposées. On se souvient entre autres d’une conversation mélancolique rappelant le cinéma de Wong Kar-wai, d’une confrontation réaliste entre une mère perdue et sa fille à la dérive existentielle, ou encore d’un combat final prenant le contre-pied total des poncifs dictant le paroxysme spectaculaire des films d’action modernes. Un gag récurrent implique une sous-intrigue se déroulant dans un univers habité d’humains dotés de hot dogs à la place des doigts ; hot dogs que des amants peuvent croquer sensuellement pour partager un moment d’intimité. Le simple fait que les réalisateurs parviennent à faire reposer le dénouement de l’arc émotionnel d’un personnage à part entière sur cet univers a priori grotesque est une preuve supplémentaire de leur maîtrise des différentes tonalités complémentaires qui composent leur travail. Lorsqu’un film est en mesure de faire naître et de cultiver l’émotion dans des moments aussi disparates, il ne fait plus aucun doute que l’on a affaire à une œuvre rare, à une anomalie artistique précieuse.

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Dans la première moitié, Evelyn fait l’expérience, pour la première fois, d’une de ses vies parallèles parmi les plus glamours : la star mondiale qu’elle serait devenue si elle n’avait jamais suivi son futur mari pour immigrer aux États-Unis. « J’ai vu ce qu’aurait été ma vie sans toi. C’était merveilleux. » La réplique et le jeu, absolument superbe, de Michelle Yeoh et Ke Huy Quan, cristallisent à la perfection la complexité des émotions qui traversent le film de bout en bout. Evelyn qui n’a jamais rien ressenti d’aussi enivrant, ne peut s’empêcher de partager son excitation, et pourtant, elle perçoit la douleur qu’elle inflige à son mari en prononçant ces mots. Waymond n’a jamais rien entendu de plus blessant, et pourtant, il devine le bonheur insondable que sa femme vient de ressentir. La réplique fait rire (aux éclats, pour certains) pendant quelques secondes, puis son sens et sa portée s’abattent sur le public, et le rire cède sa place à la gorge nouée. Ce ne sera pas la dernière fois.

C’est que les émotions et l’existence humaine sont complexes. On aurait presque tendance à l’oublier, biberonnés au cinéma manichéen et simplifié d’une culture globale de plus en plus uniformisée et rassurante. Les Daniels récupèrent les codes les plus superficiels du blockbuster pour les réorganiser dans un traité cinématographique qui porte aux nues les possibilités du médium, au service d’une exploration parmi les plus nuancées et touchantes de l’expérience humaine. Il s’agit là d’une incarnation parmi les plus grisantes de ce que le cinéma maximaliste à offrir, c’est-à-dire tout. Un cinéma qui se réclame autant d’Edward Yang que de Sammo Hung et Jia Zhangke, un cinéma total.

On entend souvent que les films que nous voyons devraient être meilleurs. Or celui-ci, ce film-là qui s’offre à nous, l’est enfin. Alors, tout n’est pas perdu. Pour nous, d’abord, parce notre histoire est une histoire d’amour, de chagrins, de tatanes dans la gueule, d’ennui, d’instants de nihilisme désabusé et de moments de bonheur intense. Pour le cinéma enfin, parce que bon sang, qu’est-ce que ça fait plaisir de voir un film aussi riche, entraînant, nuancé et bienveillant.

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