Abe Sada a bien existé. Personne n’aurait pu l’inventer. Retrouvée un matin du printemps 1936, le sexe de son amant défunt caché dans les replis de son kimono, elle devient rapidement le centre d’une affaire qui secoue tout le Japon. Son histoire, symbole de l’érotisme nippon poussé à son extrême, est depuis devenue un objet culturel curieux et fascinant, comme le pays du soleil levant en compte tant. Comme aucun autre médium, le cinéma a su à maintes reprises s’emparer de ce fait divers et en a tiré deux chefs-d‘œuvre, aussi semblables que dissonants, sortis à une année d’intervalle : La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka et L’Empire des sens de Nagisa Ôshima. Rappel historique, cinématographique et analyse croisée.

Un matin de mai

20 mai 1936. Une auberge du quartier tokyoïte de Shinagawa, comme il y en tant d’autres. Abe Sada*1 y a passé la nuit. La police la recherche depuis deux jours. Elle l’ignore et prépare consciencieusement son suicide, prévu pour quelques jours plus tard. Sauter d’une falaise du Mont Ikoma, près d’Osaka, lui semble être la meilleure idée. L’important est qu’elle meure en serrant le sexe sectionné de son amant contre son cœur. En attendant, elle le met dans sa bouche et tente de le faire aller en elle. Ces organes génitaux appartiennent à Kichizô Ishida, retrouvé mort et émasculé, quelques jours plus tôt, dans une auberge du quartier d’Ogu. Sur son corps, est écrit en lettres de sang : « Sada et Kichi, seuls au monde. »

Pendant ce temps, les médias se sont saisis du nom d’Abe Sada et le répandent dans tout le pays. On croit la voir partout et nulle part. Une vraie chasse à la femme nationale est lancée. La police ne tarde pourtant pas à la retrouver et l’arrête l’après-midi même. Devant les inspecteurs qui doutent de son identité, elle dira de ne pas être aussi formels et leur montre son butin, pour finir de les convaincre. Abe Sada sourit. Elle sait que rien ne la séparera de Kichi, l’amour de sa vie. Et quand on lui demande pourquoi elle l’a tué de cette manière, elle répond qu’elle le voulait pour elle toute seule et qu’à défaut de pouvoir prendre son corps entier, elle a pris la partie qu’elle aimait le plus chez lui. Abe Sada n’a pas tué par jalousie, comme c’est souvent le cas dans les crimes passionnels. Abe Sada a tué par amour. C’est cet aspect si particulier de l’affaire qui, aujourd’hui encore, continue de fasciner un pays entier, qui a fait d’Abe Sada un symbole de liberté sexuelle et de liberté, au sens large du terme.

01 - Arrestation
Abe Sada, souriante, lors de son arrestation, le 20 mai 1936.

Elle ne fera que cinq ans de prison. Elle écrira son autobiographie, jouera la comédie le temps d’une pièce et retrouvera son travail de serveuse, dans le Tokyo fiévreux des années 1950 et 1960, devenant curiosité nocturne pour habitués et touristes avisés. Puis, en 1970, elle disparait de la vie publique. Pour la préparation de son film, Nagisa Ôshima l’aurait retrouvée quelques années plus tard, affaiblie, les cheveux gris et secs, dans un temple bouddhiste du Kansai. La date de sa mort reste à ce jour inconnue.

Abe Sada au cinéma

Ce n’est pourtant pas par L’Empire des sens que la relation d’Abe Sada avec le cinéma débuta.

En 1969, Teruo Ishii consacre déjà un segment complet de son film Déviances et passions à l’affaire. Cinquième opus de la franchise des Femmes criminelles (entièrement créée, écrite et réalisée par Ishii pour la Toei), ce docu-fiction a l’audace de faire appel à Abe Sada elle-même. Une technique bien connue du réalisateur, qui aime à baser ses films sur de simples gimmicks, qu’il développe ensuite à l’extrême. C’est donc dans son propre rôle qu’apparaît Abe Sada, au cours de ce qui semble être une entrevue improvisée en extérieur. En seulement quelques minutes, elle revient sur son amour pour Kichizô Ishida : « Dans notre vie, nous ne tombons vraiment amoureux qu’une seule fois. On peut avoir des aventures ou des affinités avec d’autres personnes bien sûr. Nous ne sommes qu’humains après tout. Mais nous ne pouvons aimer profondément qu’un seul être. » On y découvre une Japonaise vieillissante, à l’air respectable et au regard nostalgique, arborant un kimono simple et une coiffure parfaitement lissée. Abe Sada a alors 64 ans et disparaîtra de la circulation quelques mois plus tard.

02 - Ishii
Abe Sada interviewée dans « Déviances et passions », de Teruo Ishii.

Au-delà du ressort narratif qu’elle représente pour le film d’Ishii, sa simple présence à l’écran constitue un événement historique en soi. En effet, il s’agit de la seule entrevue qu’elle donna de toute sa vie et la seule et unique fois qu’elle apparaîtra sur un support filmique. Pour les parties dramatisées de Déviances et passions, Yukie Kagawa, actrice star des années 1960 et 1970, et fidèle de Teruo Ishii, incarne le rôle de Sada dans un récit simple, mais parfois outrancier, encore une fois, dans la pure vaine de la série des Femmes criminelles.

Après les années 1970, et les deux films qui nous occuperont bientôt, on ne retrouve Abe Sada qu’à partir du tournant du siècle, avec deux films notables.

Tout d’abord en 1998, avec Sada de Nobuhiko Obayashi, tête de file du cinéma expérimental des années 1960 et réalisateur du culte House en 1977. Film ambitieux et surréaliste, Sada s’intéresse à son héroïne éponyme. De son premier viol à l’âge de 14 ans à son arrestation à 31 ans. Obayashi y décrit la vie d’une femme sans cesse abusée par la prédominance du patriarcat, une femme parmi des milliers d’autres, toutes prises en étau par la société japonaise. Le réalisateur retrouve ses thématiques anti-impérialistes et féministes, en centrant son récit sur le parcours de son personnage central et non sur les quelques jours qui menèrent à la mort de Kichizô Ishida. L’empathie ainsi créée ne s’essouffle jamais et doit aussi beaucoup à l’interprète d’Abe Sada, Hitomi Kuroki, dont on retrouvera le talent plus tard chez Hideo Nakata (Dark Water, Kaïdan), John Woo (The Crossing) et dans la trilogie de blockbusters à succès 20th Century Boys. Sada sera sélectionné à la 48e Berlinale et y remportera le prix Fipresci, pour son « unique combinaison de style innovant et d’observation du genre humain. »

Un an plus tard, ce sera à Sachi Hamano de donner, cette fois-ci, une très libre transposition contemporaine de l’affaire, avec Abe Sada à l’ère Heisei : Je te veux !, un pinku-eiga réservé au circuit vidéo nippon. On y suit la vie d’une femme trompée par son mari, qui va trouver en un jeune gay impuissant un confident précieux. Elle va alors se mettre en tête de lui faire aimer les femmes et de le rendre sexuellement actif. Ils tomberont rapidement éperdument amoureux l’un de l’autre et leurs ébats les entraîneront dans une spirale de violence et de sexe débridé. Si ce métrage ne semble rien apporter de plus à l’histoire d’Abe Sada (la prenant même plutôt comme prétexte) et se contente d’être un pinku-eiga efficace et divertissant, il a le mérite d’être réalisé par Sachi Hamano, première cinéaste du genre, considérée aujourd’hui comme pionnière, qui fit ses armes auprès du maître du cinéma indépendant Kôji Wakamatsu.

Puis, c’est au tournant des années 2010 qu’Abe Sada revient sur les écrans avec des films de moins en moins qualitatifs, mais qui prouvent néanmoins l’intérêt toujours vivace pour cette affaire.

03 - Johnen
Affiche japonaise de « Johnen: Love of Sada ».

En 2008, Ruroku Mochizuki, ancien réalisateur de films pinku et AV (adult-video), nous propose à son tour une nouvelle interprétation libre de l’histoire, avec Johnen: Love of Sada, dans lequel un jeune photographe tombe amoureux d’Abe Sada et se remémore une relation consommée qu’ils auraient eue ensemble dans un passé fantasmé. Abe Sada y est interprétée par Aya Sugimoto, actrice célèbre pour son rôle sans concession dans le film référence de shibari : Flower & Snake de Takashi Ishii.

Première production non-nipponne, Pure est un film pornographique américain de presque trois heures, sorti en 2009. Réalisé par David Aaron Clark, il révèle la pornstar d’origine japonaise Asa Akira, à l’époque jeune starlette prometteuse, et lui donnera accès à la célébrité qu’on lui connaît aujourd’hui. Pure se veut un film classieux à la mise en scène léchée, dans le style « Asia Noir » développé par son réalisateur quelques années plus tôt. Malheureusement, malgré son ambition, l’histoire d’Abe Sada n’est qu’une excuse, comme c’est souvent le cas dans ce genre de production. Sada n’est ici qu’une prostituée dont nous assistons à tous les ébats BDSM et qui finit par tomber amoureuse d’un de ses clients, jusqu’à la fin désormais bien connue de l’histoire. Pure est néanmoins nominé treize fois aux AVN Awards de 2010 et remporte le prix de la Meilleur Réalisation.

En 2011, c’est au tour de Kyokô Aizome de s’emparer de l’affaire avec Abe Sada : Les Sept derniers jours. Première pornstar hardcore nipponne, reconvertie à la réalisation de pinku-eiga, Aizome prend pour récit-cadre les huit interrogatoires de police passés par Abe Sada après son arrestation et les utilise pour retracer le déroulé de la dernière semaine d’amour fou vécue par Kichizô et elle. Rien d’original donc ici, juste un pinku-eiga sans grande qualité, qui met pourtant en vedette Yumi Asami, une des pornstars préférées des Japonais, élue à ce titre en 2006 et 2007.

Enfin, en 2017, Sophie Peyrard signe un court documentaire titré Abe Sada : Un Crime passionnel japonais, pour la chaîne de télévision franco-allemande Arte. Il s’agit d’un des exemples les plus récents de documentaires télévisuels réalisés à ce sujet pour différentes chaînes à travers le monde. Pourtant, aucun documentaire cinéma n’a encore vu le jour, que ce soit en Occident ou au Japon.

Ainsi, la présence d’Abe Sada au cinéma se scinde en deux parties distinctes. De 1969 à 1998 (même si l’on compte 22 ans entre le troisième et le quatrième), avec quatre films d’auteur aux points de vue singuliers et différents, atteignant à plusieurs reprises le chef-d’œuvre, voire l’indépassable. Et de 1999 à 2011, avec presque exclusivement des productions érotiques ou pornographiques qui, malgré leur intérêt et qualité restreints, restent une preuve qu’Abe Sada est toujours bien présente dans la culture cinématographique nipponne.

Deux genèses opposées

Mais s’il ne fallait retenir que deux années et deux films, il s’agirait sans conteste de 1975 et 1976 et les sorties respectives de La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka et de L’Empire des sens de Nagisa Ôshima. Deux réussites cinématographiques qui ont la particularité de traiter du même fait divers, mais de manière différente, voire opposée. Divergences déjà flagrantes dès leur genèse, de l’inspiration originelle au tournage.

04 - Flower and snake
Affiche japonaise de « Hana to Hebi », réalisé en 1974 par Masaru Konuma, premier Roman Porno du sous-genre SM, qui permit à la Nikkatsu de se renflouer.

La Véritable histoire d’Abe Sada est un Roman Porno. Une catégorie classieuse et grand-public du pinku-eiga, genre cinématographique érotique typiquement nippon et réservé à un circuit d’exploitation dédié. Créée et entièrement produite par la Nikkatsu, plus important studio japonais de l’histoire, la série des Roman Porno s’étend de 1971 à 1988 et compte plus de 130 films. C’est grâce à son succès immédiat et fulgurant, au début des années 1970, que le genre sauve le studio du naufrage financier.

Si le Roman Porno est tant rentable, c’est qu’il suit une recette industrielle et commerciale précise. Chaque film doit répondre à plusieurs règles quasi-incontournables. Le budget d’abord. Même s’il est plus élevé que celui des pinku-eiga indépendants, celui qui leur est alloué n’est jamais pharaonique. Pour La Véritable histoire d’Abe Sada, on parle de 60’000 yens, soit l’équivalent aujourd’hui de 910€, ou 950CHF (sans compter bien entendu les salaires des équipes, embauchées à l’année par la Nikkatsu, du matériel et des studios, le tout passant dans les frais généraux de l’entreprise). Le tournage, lui, n’est que de quelques semaines seulement, et ne dépasse jamais le mois.

Autre impératif essentiel, aucun acte sexuel ne doit être montré directement à l’écran. Les Roman Porno doivent à tout prix échapper à la censure, sans quoi leur exploitation s’en trouverait limitée. Leur attrait sexuel et parfois racoleur doit néanmoins être conservé. Le studio impose pour cela le rythme d’une scène érotique toutes les dix à quinze minutes de film. Un vrai jeu d’équilibriste pour les réalisateurs qui rivalisent alors d’ingéniosité pour dissimuler toute pénétration et autres actes trop évidents. Flous, objets habilement placés dans le champ, gros plans sur les visages, mise en scène suggestive. Toutes les techniques possibles et imaginables. Dernière règle, la durée doit être comprise entre 60 et 80 minutes environ, permettant un nombre de projections quotidiennes maximal.

Au-delà de ces règles, une liberté créative totale est laissée aux cinéastes. Une particularité qui va justement en attirer plusieurs à la Nikkatsu, qui feront du genre leur spécialité, y consacrant souvent toute leur carrière. Cette nouvelle génération de réalisateurs amènera alors rapidement les Roman Porno au-delà de leurs simples aspects érotiques et commerciaux, les hissant au rang de films d’auteur assumés.

Noboru Tanaka est évidemment l’un d’eux, considéré aujourd’hui comme un des meilleurs réalisateurs du genre (avec Tatsumi Kumashiro et Masaru Konuma). Reconnaissable à ses choix de sujets sérieux, sa mise en scène grandiose, dont son travail sur les couleurs et sur les décors, il a très tôt su tirer profit des maigres budgets (et donc de l’obligation de la prise unique), sans jamais revoir ses ambitions cinématographiques à la baisse. Comme c’est le cas avec La Véritable histoire d’Abe Sada, premier volet de la trilogie Showa/Taisho de Tanaka, qui sera suivi des tout aussi réussis La Maison des perversités et Bondage, mettant toujours en vedette l’actrice Junko Miyashita, fidèle du réalisateur.

L’Empire des sens est, quant à lui, et depuis le départ, une production entièrement française. L’initiative en revient à Anatole Dauman, fondateur d’Argos Films, qui produit Marker, Resnais, Godard, Wenders, Tarkovski, etc. Ayant déjà distribué en France d’autres films d’Ôshima (La Pendaison, La Cérémonie) ayant touché un public de connaisseurs et certains festivals, il lui propose logiquement de produire son prochain long-métrage. Dauman émet le souhait que ce nouveau film soit érotique et laisse le champ libre à Ôshima. Ce dernier réplique que son prochain film ne sera pas érotique, mais pornographique. Pour lui, le sexe est un moyen d’expression comme un autre et il travaille déjà sur un projet de cet acabit depuis plusieurs années. Sans hésiter, Dauman accepte. Ravi, Ôshima est si pressé de faire le film qu’il n’attend pas l’argent français pour débuter le travail. Kôji Wakamatsu, figure importante du cinéma indépendant nippon, ancien yakuza et coproducteur du film, demande alors à ces ex-collègues de la pègre un prêt de deux millions de yens, qui sera assez vite, et heureusement, remboursé par Dauman.

La production avance rapidement. Le tournage est prévu dans le plus grand secret à Kyoto. Du moins jusqu’à ce qu’Ôshima, ne pouvant retenir sa fibre provocatrice, annonce à la presse qu’il va bientôt tourner un film pornographique sur sol nippon (ce qui à l’époque est strictement interdit par la loi). Le fait que la production soit entièrement française empêche quiconque de pénétrer dans le studio, y compris la police et les journalistes qui se massent les premiers jours devant l’entrée. Le tournage dure deux mois, en toute intimité. Les acteurs se préparent dans le noir. Quand ils sont prêts, l’éclairage s’allume. Ôshima est seul derrière la caméra et la scène peut commencer. Le cinéaste ne fait toujours qu’une seule prise, non pas pour une question de budget et de temps (comme pour Noboru Tanaka), mais parce qu’il croit en la spontanéité de ses comédiens. Puis, les rushes sont envoyés chaque semaine directement à Paris, où ils sont développés. La production évite ainsi, et encore une fois, l’illégalité japonaise. Aucun membre de l’équipe du film, même Ôshima, ne verra donc aucune des images tournées, jusqu’à ce que ce dernier se rende à Paris pour le montage final.

05 - Tournage
Ôshima et ses deux comédiens sur le tournage de « L’Empire des sens ».

Nous avons ainsi d’un côté un film purement japonais, qui en suivant assidument les règles du Roman Porno, va tenter de s’en émanciper et de proposer une véritable œuvre d’auteur aux innovations multiples ; et de l’autre un long-métrage produit par l’étranger qui va à tout prix détourner les codes et la censure de son pays d’origine, pour se rapprocher au plus près d’une certaine idée de la pureté érotique nipponne, poussée à son extrême.

« Sada et Kichi, seuls au monde »

Les deux projets ont néanmoins un point commun : le personnage d’Abe Sada. Si les faits connus, et exposés plus haut, sont indubitables, les jours qui ont amenés le couple à s’ébattre jusqu’au meurtre sont emplis de mystère. Comment une femme a pu étrangler, puis émasculer son amant ? Et comment cet amant a pu se laisser faire ? Ces questions sont au centre des deux films. Ils vont alors, chacun sous un angle différent, retracer la relation liant Sada à Kichizô.

06 - Journal
Article de presse paru en mai 1936, où figurent les portraits d’Abe Sada et de Kichizô Ishida.

Ce qui intéresse avant tout Noboru Tanaka, c’est de raconter l’histoire d’Abe Sada. La véritable histoire, comme l’indique le titre français du film. L’élaboration du scénario, d’abord basé sur les retranscriptions factuelles et objectives des interrogatoires de police, soulève rapidement une question essentielle pour le cinéaste. Qui est vraiment Abe Sada ? Quelle femme, quelle Japonaise, est-elle ? Tanaka dirige ainsi son scénariste et fidèle collaborateur Akio Ido vers une intrigue plus intime, plus proche du personnage, vers l’élaboration d’un portrait plus nuancé d’une femme complexe et passionnée.

Le film s’ouvre ainsi sur la voix d’Abe Sada qui nous énumère les multiples faux noms qu’elle emprunta lors de ses différentes occupations et de ses différents changements de villes. Autant de variations sur une même identité. La voix finit sur le nom de Kayo, celui qu’elle portait lors de sa rencontre avec Kichizô. Ce n’est qu’à la fin du film, alors que la police vient l’arrêter, qu’elle révèlera son vrai nom et qu’une forme de réponse nous apparaîtra.

Abe Sada est au centre de tout. C’est elle qui fait avancer le récit. Ses désirs dictent les scènes. Son regard braque l’écran. Ses états d’âmes sont autant de nœuds narratifs, à travers lesquels nous vivons sa relation amoureuse avec Kichizô. L’identification est quasi-totale, jusque dans la mise en scène. La caméra est en grande majorité rivée sur elle. Face à elle, souvent. À ses côtés, parfois. Pour assister à sa place à leurs ébats. Junko Miyashita, qui l’incarne, est magnétique. Sa versatilité impressionne, du rire au drame sans ciller. Tanaka la connaît. Il a déjà travaillé avec elle. Il sait en tirer profit et lui offre le rôle de sa vie. En comparaison, le personnage de Kichizô n’est lui qu’un faire-valoir, qu’une surface glacée qui reflète la mainmise et la grandiloquence de Sada. Il n’a que rarement son mot à dire et se contente de réagir aux désirs de son amante. Il ne sait pas dire non. Victime consentante et entièrement satisfaite de son état.

07 - Face
Junko Miyashita dans le rôle d’Abe Sada, filmée de face, en gros plan serré, comme très souvent dans « La Véritable histoire d’Abe Sada ».

C’est surtout dans la troisième partie du film que Tanaka s’aventure au-delà du simple fait divers. Dans son avant et son après. Il ose un coup-œil sur le passé pour tenter d’expliquer le présent. En montage alterné, Abe Sada est soudainement jeune. 14, puis 20 ans. En de brefs tableaux à la mise en scène volontairement fantasmée, les diverses violences qu’elle a vécues sont révélées. Pas de pathos pourtant. Tanaka ne victimise jamais son personnage. Puis, elle devient adulte. Tokyo, Nagoya, Kyoto. Geisha, prostituée, serveuse. En parallèle, les deux jours qui suivent la mort de Kichizô. Sada retourne vers son ancien bienfaiteur, prépare son suicide et s’adonne à la nécrophilie. Le portrait s’élargit, l’empathie aussi. Sada vit en dehors de l’affaire qui porte désormais son nom et la passion qu’elle ressent pour Kichizô touche au sublime, à l’infini. Elle lui parle encore, elle lui fait encore l’amour. Dans sa mort, il est devenu sienne. En liant sa folie amoureuse à son humanité, Tanaka fait ainsi d’Abe Sada un personnage hors-norme, dans son extrême, et dramatique, dans sa solitude finale.

Dans cette même idée de fidélité, La Véritable histoire d’Abe Sada essaie de coller au mieux à la vérité. On y retrouve plusieurs anecdotes et détails tirés des interrogatoires de police, sans que ceux-ci ne soient trop foisonnants et ne prennent le pas sur le récit. On retiendra ce passage prophétique où, au début du film, Sada raconte à Kichizô être allée voir une pièce de théâtre, dans laquelle une geisha de Yoshiwara se suicide par amour, à l’aide d’un couteau. Puis, inévitablement, les ultimes plans du film qui détaillent sur fond noir les trois objets retrouvés sur Sada lors de son arrestation. Un couteau, une lettre de suicide et les organes génitaux de Kichizô Ishida. Comme une morale en forme de retour à la réalité. Un hommage à la vraie Abe Sada.

En seulement 76 minutes, Noburo Tanaka réussit donc à tirer un portrait global et nuancé d’une femme japonaise de son époque, dont la seule erreur était d’être trop amoureuse des hommes. Pour cela, il tire l’intrigue par les deux bouts et s’extirpe du simple fait divers à sensations qui ne suffisait pas à saisir le caractère et la vie d’Abe Sada.

De son côté, Nagisa Ôshima choisit, à l’inverse, de se concentrer exclusivement sur les derniers jours avant la mort de Kichizô. Il met très vite en place une dynamique de couple plus traditionnelle, où les deux membres occupent la même part de récit, et où l’un n’existerait pas sans l’autre. Ils sont une entité avant tout. Ôshima joue néanmoins des rôles de chacun. Au début, il donne l’initiative à Kichizô plutôt qu’à Sada. Le personnage masculin prend presque tout l’espace du féminin. Car si ce dernier est décrit comme une nymphomane dépendante, celui de Kichizô est définit par sa raison. C’est lui qui décide, lui qui dirige. Il ne laisse pas son désir l’emporter. Lui qui trompe déjà son épouse allégrement a l’expérience des femmes, sait ne pas s’y attacher et les manipuler. Il consent ainsi à certaines envies de sa partenaire, et pas à d’autres. Il joue avec elle, avec une sorte de plaisir sadique. Il est seul maître à bord. Ce n’est qu’au fil du film que les rôles s’inversent doucement. L’appétit sexuel de Sada prend le pas sur la volonté de Kichizô, sans que ce dernier ne s’en rendre vraiment compte. La passion de Sada est si totale qu’il ne peut contrôler ses sentiments et tombe de plus en plus amoureux d’elle. Là, Sada reprend une partie du pouvoir et instaure à nouveau un équilibre entre son amant et elle. Ses désirs dictent maintenant la conduite du couple. Kichizô n’aura plus que l’acte sacrificiel final pour retrouver sa volonté propre. Il consent, par sa mort, à l’extase ultime de son amante et s’anéantit par amour.

L'EMPIRE DES SENS
Sada strangule Kichizô, dans un dernier acte sacrificiel, dans « L’Empire des sens ».

Pour Ôshima, cette histoire est une sublime métaphore qu’il choisit d’utiliser pour servir un propos antisystème. S’il met avant tout en scène une histoire d’amour pur, comme il le dit lui-même, l’essence de ses personnages n’est pas ce qui l’intéresse. Rien de très surprenant pour un cinéaste engagé et provocateur comme lui, qui à chaque film bouscule les codes de la morale nipponne. Le processus de création du film décrit plus haut va d’ailleurs aussi dans ce sens, faisant du film une œuvre totale, de sa conception au résultat final. Contrairement à Tanaka, Ôshima choisit donc la froideur du cadre et du récit pour mieux philosopher et attaquer la société de son propre pays. Il laisse par là-même de côté l’essence du personnage d’Abe Sada, aussi fascinant soit-il, et son inhérente empathie. Car, encore une fois, ce n’est pas ce qui l’intéresse.

Amour et sexualité

Dans L’Empire des sens, Sada et Kichizô sont des figures sur lesquelles Ôshima appose sa vision de la passion. Influencé par Georges Bataille, et par sa célèbre phrase : « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort », le cinéaste ne dissocie pas l’un de l’autre. Il y ajoute même l’amour, fil rouge du récit, motivation première de son film. Dans une des scènes coupées, visible dans la version longue du film, on découvre l’illustration claire de ce précepte. Après l’un de leurs premiers ébats intenses, Sada s’évanouit de jouissance et semble ne plus respirer. Kichizô commence à paniquer, quand heureusement, quelques secondes plus tard, la respiration de Sada reprend et elle semble maintenant dormir. Ne surnomme-t-on pas l’orgasme « petite mort » ? semble-t-il nous dire.

Ôshima utilise la sexualité comme l’expression graphique et éperdue de l’amour. Dérivant son titre français de celui du livre de Roland Barthes « L’Empire des signes », Ôshima (Dauman du moins, qui choisit ce titre) rend à la sexualité son sens premier. « Au Japon, la sexualité est dans le sexe et non ailleurs » écrivait en effet Barthes. Ce qui n’empêchera pas Ôshima d’aller plus loin et de faire accéder ces deux personnages à une sorte de sanctification, de les faire entrer dans le monde du spirituel, dans le plus pur esprit religieux japonais. Il se réapproprie ainsi les principes philosophiques européens de Bataille et Barthes et les insère dans sa vision de l’amour, de la mort et de la sexualité.

Dans L’Empire des sens, ces derniers sont tous imbriqués, tous liés les uns aux autres. Ils ne forment qu’une entité rassemblée dans ce qu’on appelle la sexualité. Un ensemble de sensations et d’actes qu’Ôshima dépeint comme irrépressibles. Le sexe est une drogue, une addiction pour laquelle on a besoin de l’autre. Passion rime avec dépendance. Sentiment d’abandon total qui laisse à tour de rôle l’un manipuler l’autre, l’un se laisser manipuler par l’autre. Tacitement et sans calculs trompeurs. Dans le but désormais non-dissimulé d’assouvir les désirs les plus fous et de toujours en vouloir plus, même au-delà de la mort.

09 - Mort
Célèbre image de « L’Empire des sens », où l’on voit Kichizô allongé, sans vie, auprès de Sada, toujours en extase.

Ôshima se garde pourtant bien d’apposer un jugement moral sur ces deux amants. Il ne lui viendrait jamais à l’idée, ni à aucun Japonais d’ailleurs, de traiter Abe Sada de meurtrière ou bien Kichizô de victime. Ils ont tous les deux choisi leur chemin et l’ont mené jusqu’au bout, grâce à la force de leur amour. C’est ce que toute la portée philosophique du film nous transmet. Un respect total de l’amour et de la sexualité, quels qu’ils soient. Pour Ôshima, l’obscénité ou la déviance n’existe pas. Ils sont l’expression, comme tant d’autres, de la passion la plus pure.

Dans La Véritable histoire d’Abe Sada, l’amour, la mort et la sexualité ne sont pas intellectualisés et proviennent d’un instinct primaire quasi-animal. Encore une fois, ce qui intéresse Tanaka, c’est Abe Sada, sa sexualité et comment elle va la mettre en place, l’imposer à Kichizô. On retrouve ici quelque chose de plus mythologique que chez Ôshima : la femme prédatrice qui reprend le pouvoir à l’homme (dans une société patriarcale violente) est une figure centrale du film. Sada est habitée par une force qui la dépasse, la rend esclave, et dont elle doit à tout prix assouvir les besoins. Tanaka nous parle de désir féminin. D’une quête insatiable qui prend en otage toute une vie et qui, en même temps, lui donne tout son sens. De cette manière, Tanaka signe un film féministe sans concession, à l’image du symbole que la réelle Abe Sada est devenue au Japon à la suite de l’affaire. Une image de puissance féminine, de liberté totale contre les codes oppressants et aliénants de l’impérialisme nippon de l’époque.

Dans La Véritable histoire d’Abe Sada, la sexualité est aussi vue comme un jeu, comme quelque chose d’amusant et de joyeux, loin de la ritualisation que l’on retrouve dans L’Empire des sens. Sada et Kichizô rient souvent à gorges déployées. Quand ils apprennent à se connaître, ils ont l’air de deux enfants, se testant l’un l’autre, se chamaillant, préférant jouer des attributs de l’autre, plutôt que de tout de suite les sacraliser. Ils sont complices et amoureux. La sexualité vient ensuite. Pas comme un besoin, mais comme une suite logique à leur amour.

Une scène quasi-similaire dans les deux films en donne un parfait exemple. Celle des sashimi chez Tanaka et celle de l’œuf chez Ôshima. Dans la première, Kichizô et Sada mangent tout en rigolant. Kichizô fait semblant de se servir du sake des tétons de Sada et assaisonne un sashimi entre les jambes de cette dernière. Il le goûte et fond d’extase. Sada veut aussi y goûter, mais le trouve vite dégoûtant. Kichizô rit du tour qu’il lui a joué. Au second plan, une geisha joue du shamisen de plus en plus fort, agacée par la bêtise des deux amants, et finit sa chanson en éternuant bien plus fort que de raison.

10 - Lait
Kichizô « tire » du lait du téton de Sada, dans « La Véritable histoire d’Abe Sada ».

Dans la seconde, Kichizô insère un œuf cuit dans le vagin de Sada pour l’assaisonner, lui aussi, à la cyprine. Sada se tord tout de suite de plaisir, dans une grimace qui confond jouissance et douleur. Quand l’œuf ressort, Kichizô le goûte et sourit pour lui-même, alors que Sada redemande quelque chose en elle.

L’écart de traitement de ces deux scènes témoigne clairement de la différence majeure qu’il existe entre les deux films. Un film de vie penchant vers l’instinct et le naturel, un autre de mort penchant vers la ritualisation et le sacré.

Érotisme et pornographie

Dans la même idée, Ôshima ne voit pas pourquoi la représentation des sexes et de l’acte sexuel devrait être traitée différemment du reste. La sexualité fait après tout partie de la vie, au sens large, mais aussi et surtout de la vie quotidienne, tant des Japonais que du reste de l’espèce humaine. La montrer semble alors tout à fait naturel. Surtout dans une histoire où elle occupe une place si centrale. Et surtout dans un but artistique non-pornographique, mais hautement érotique.

Pourtant, au Japon, cette représentation est inscrite au Code Pénal et considérée comme obscène. Elle ne sera à nouveau autorisée à des fins « artistiques » qu’à partir de 2008, soit presque un siècle après son interdiction au début de l’ère Taisho (1912). Ôshima sait donc qu’il risque l’emprisonnement et/ou une amende s’il veut aller au bout de son idée. Il met alors en place tout un système pour échapper à la loi (voir plus haut). Malin dans sa production, L’Empire des sens l’est aussi dans sa mise en scène. Ôshima veut montrer que l’acte sexuel est aussi naturel que manger ou parler. Il n’a pas besoin pour cela de tomber dans la pornographie crasse, mais d’intégrer au récit quelques plans montrant pénétrations et autres pratiques sexuelles pour le moins communes. Pas plus que cela. On remarque d’ailleurs que la plupart de ces plans sont brefs, ne s’attardent pas sur l’acte, et sont au final peu nombreux sur toute la durée film. Les scènes de sexe sont le plus souvent filmées en plans moyens, embrassant l’entier des corps de Sada et Kichizô, sans qu’un gros plan ne viennent briser l’érotisme ainsi construit. Et quand ces plans interviennent, ils sont parfaitement placés dans le rythme de la scène et de la narration. Ils ne choquent presque pas. Ôshima maîtrise autant son montage que sa mise en scène.

Eiko Matsuda, Tatsuya Fuji
Sada et Kichizô en plein acte, filmés en plan droit et large, dans « L’Empire des sens ».

La présence du sexe dans L’Empire des sens offre un miroir au moralisme et aux tabous religieux nippons. Ôshima ne s’en cache d’ailleurs pas. La provocation est son fond de commerce depuis ses débuts. Et s’il en joue ouvertement, ce n’est qu’en s’appuyant sur la fonction naturelle du sexe. En ne le rendant pas vulgaire, Ôshima questionne ainsi l’article 175 du Code Pénal, mais aussi le changement de mentalité que ce dernier a provoqué dans son pays. Datant, en effet, de la période impérialiste et militariste, cette loi n’a plus lieu d’être en 1975, surtout après les mouvements étudiants de la fin des années 1960, qui ont ouvert l’horizon politique du Japon. On connaît l’engagement d’Ôshima au sein de ces mouvements de gauche dont il a étudié les idéaux et la vitalité dans plusieurs de ses précédents films, Journal du Voleur de Shinjuku en tête. L’Empire des sens est donc une attaque directe aux institutions traditionalistes, comme l’avaient été La Pendaison et Nuit et Brouillard au Japon. Un doigt d’honneur intelligent et d’autant plus marquant qu’il est avant tout une œuvre d’art complète et mûrement réfléchie. Un tour de force, de fond comme de forme, qui fera de lui le premier film pornographique à être qualifié d’artistique.

Pour La Véritable histoire d’Abe Sada, Noboru Tanaka doit faire avec les impératifs du Roman Porno. Il choisit de sublimer l’érotisme de la relation amoureuse de Sada et Kichizô par une ambiance poétique et par des gros plans sur les visages en jouissance de ses acteurs. Il n’utilise que très peu les artifices habituels du genre (flous, objets dans le champ et autres astuces trop visibles), qui auraient gâché la sensation d’intimité que le film arrive à mettre en place, tout en finesse et en douceur. Il est même souvent difficile de rattacher La Véritable histoire d’Abe Sada au Roman Porno, tellement Tanaka essaie de sortir des techniques usitées et de les remplacer par de nouvelles qu’il crée à même le plateau de tournage. C’est dans ce sens que le film est érotique : dans son refus de différencier les scènes de sexe du reste de son récit et en créant ainsi une œuvre cohérente. C’est dans ce sens aussi qu’il rejoint L’Empire des sens et qu’il s’en éloigne en même temps, car il ne montre rien et suggère tout, préférant mettre l’imagination du spectateur au service du récit et de la passion des personnages.

Isolement

Une passion qui, dans une histoire comme celle-ci, se trouve démultipliée par la place importante qu’occupe un lieu de l’action quasi-unique et renfermé sur lui-même. La notion d’isolement est ici primordiale et révèle là encore les inspirations des cinéastes.

Pour Noboru Tanaka, cette notion est à prendre au pied de la lettre. Il faut se couper du monde. Il faut le nier. Qu’il n’ait plus aucune emprise sur l’amour des deux amants. C’est un isolement pur et essentiel. Et ce dès le début du film, quand Sada attend Kichizô en regardant par la fenêtre de leur chambre. Des soldats, en nombre restreint, passent dans la rue. Sada les voit sans les voir. Ce monde qu’elle observe n’a jamais été fait pour elle. Elle décidera au fur et à mesure du film que, si lui ne peut changer, c’est elle qui devra le faire. Elle choisira de s’en retirer.

12 - Extérieur
Sada regarde une troupe de soldats passer, au pas, dans la rue, en contre-bas, dans « La Véritable histoire d’Abe Sada ».

C’est dans une scène ultérieure et décisive qu’elle en prendra acte. Alors qu’une servante lui propose d’aérer la chambre, Sada lui répond, fatiguée, qu’elle ne veut pas que l’odeur de Kichizô et d’elle s’échappe à l’extérieur, et que tant qu’à faire autant fermer complétement les fenêtres et les volets. À partir de là, presque plus personne ne les verra et ils ne verront plus personne. Comme dans cette scène où Tanaka filme les mains d’une autre servante venue réapprovisionner le couple en sake. Pas de visage, pas de parole, juste des mains anonymes. Sada et Kichizô, en plein ébat, refusent qu’on les interrompe et ne s’en rendent pas compte. Leur monde passionnel, celui qu’ils ont créé et qu’ils protègent, a finalement remplacé le monde réel, qui ne convenait plus à leur amour, puisqu’il l’interdisait. « Sada, Kichi, seuls au monde ». Ces quelques mots qui articulent le récit et s’accolent à la fin du film prennent ainsi tout leur sens et viennent clore parfaitement cette histoire de fermeture au monde.

Dans L’Empire des sens, l’isolement n’en est pas un. La portée politique et provocatrice du film d’Ôshima nécessite un rapport au monde encore existant. Il faut être vu. Sinon, comment la société pourrait être critiquée ? Comment pourra-t-elle être mise face à ses absurdités ? Ainsi, Sada et Kichizô se donnent souvent en spectacle et jouissent d’autant plus qu’on les observe. On retiendra cette fausse scène de mariage, peu de temps après l’arrivée à l’auberge d’Ogu, où la cérémonie se transforme rapidement en orgie et où l’on déflore une apprentie geisha à l’aide d’un olisbos en forme d’oiseau. D’autres scènes suivront, celle de l’œuf inséré dans le vagin de Sada, celle avec la vieille servante à qui Kichizô finit par faire l’amour, et où les amants ordonneront aux voyeurs de rester jusqu’à la fin de leurs ébats. Il faut être vu pour exister. Dès le tout début du film d’ailleurs, n’est-ce pas en voyant Kichizô faire l’amour à sa femme, par l’entrebâillement d’un shoji, que Sada tombe, sans le savoir, amoureuse de lui ?

13 - Orgie
Scène orgiaque, qui suit le faux mariage de Sada et Kichizô, dans « L’Empire des sens ».

Il faut aussi être vu pour jouir. On donne ainsi au monde extérieur l’opportunité de questionner la passion des deux amants. Pour Ôshima, si quelque chose n’est pas interdit ou moralement incorrect, il n’a pas lieu d’être et ne mérite pas qu’on en parle. Le désir amoureux de Sada et Kichizô n’existe donc qu’en réaction aux bonnes mœurs établies de la société nipponne et à ses multiples tabous sexuels.

De plus, on pourrait y voir un discours sur la lutte des classes. Une revanche des milieux modestes, ouvriers et paysans, sur les plus aisés, bourgeois et militaires. En s’isolant dans leur propre empire (des sens), les deux amants se placent en opposition à l’ordre établi, ne vivant désormais que par leurs propres règles, en faisant, à la vue de tous, fi des règles de l’impérialisme nippon de l’époque.

Mais il faut surtout être vu pour critiquer. Sortir de l’isolement et affronter le monde. La scène la plus connue du film, celle des soldats, cristallise parfaitement le propos d’Ôshima. Profitant que Sada soit sortie demander de l’argent à un ancien client, Kichizô va chez le coiffeur. Sur le retour, il croise dans la rue tout un bataillon de soldats japonais en partance pour le front. Il frôle alors le mur et regarde par terre devant lui. Cette scène convoque deux interprétations. D’abord, Kichizô s’est tellement dissocié du monde réel qu’il ne voit plus ce qui se passe autour de lui. Son regard est dans le vide, car il est ailleurs, en pensée avec Sada ou déjà de retour à l’auberge, dans leur monde bien à eux. Ensuite, Kichizô a toujours conscience du monde extérieur et, face à sa dureté, a honte de pouvoir encore jouir de l’amour et du désir, alors que ces soldats qu’il croise, tous dans leur prime jeunesse et très probablement tous vierges, vont pour la grande majorité mourir au combat, comme le veut le bushido, code d’honneur nippon. Dissociation ou honte ? Deux possibilités qui ne sont peut-être pas incompatibles pour Ôshima. Rien n’exclut que, retournant dans la réalité, Kichizô ait un éclair de conscience, avant de retomber dans l’état second qu’il partage avec Sada, oubliant sa honte et une fois de plus le monde extérieur.

14 - Soldats
Kichizô (à droite de l’image) marche à contre-courant d’un bataillon de soldats acclamé par la foule, en baissant le regard, dans « L’Empire des sens ».

Vie et mort / Fond et forme

On l’aura compris, La Véritable histoire d’Abe Sada et L’Empire des sens sont aussi opposés que leur inspiration se base sur la même idée. Si leurs différences sont dans leur point de vue et leurs choix thématiques, elles sont aussi dans leur style de narration et de mise en scène.

Chez Tanaka, on privilégie les personnages et l’histoire pour ce qu’ils sont. Sans chercher à leur faire porter un quelconque message, une quelconque morale, que celle de l’amour passionné. On assiste alors à un film intime, poétique et terriblement érotique. Cette épure thématique permet à Tanaka d’investir pleinement l’aspect graphique de La Véritable histoire d’Abe Sada. La réalisation sait se faire libre lorsque Sada et Kichizô se laissent aller à leur amour, et plus cadrée, plus travaillée, lorsque la tension redescend et que le récit se pose. Toujours dans la même idée d’être avec les personnages. D’être au plus près de leurs envies, de leurs désirs, Tanaka utilise beaucoup le gros plan. Principalement sur les visages et les regards, mais aussi sur la peau. Celle des cuisses, du dos, du buste, des mains tendres ou crispées. L’épiderme est pour Tanaka une surface primordiale. Le vecteur majeur de l’érotisme et de l’acte amoureux. Nous sommes, encore et toujours, dans le ressenti.

La Véritable histoire d’Abe Sada est aussi un récit poétique. Dans son émotion pure comme dans sa palette d’éclairage variée, flirtant très souvent avec le fantasme. Le rouge profond et presque irréel du coucher de soleil qui envahit la chambre, avant que les volets n’en soient définitivement fermés. Les bougies et lumières tamisées, quand Sada et Kichizô apprennent à s’amadouer. L’ampoule nue à la lumière presque aveuglante, quand l’acte sexuel devient obsession, fatigue, faim et bientôt mort. Tanaka implique son spectateur à chaque instant et réussit à lui donner un aperçu vibrant et vivant de l’amour sans limite des deux personnages.

15 - Couteau
Tanaka utilise un éclairage chaud et des contrastes appuyés pour mettre en valeur la peau de ses comédiens, dans « La Véritable histoire d’Abe Sada ».

Ôshima, lui, utilise une épure différente. Celle du décor et de la mise en scène. S’il veut montrer la sexualité dans son cadre le plus habituel, ce dernier doit être connu, identifiable par tous. D’un point de vue traditionnel et cinématographique. Il va ainsi emprunter au cinéma japonais classique (Ozu, Mizoguchi, entre autres) une rigueur de la composition, du cadre et des mouvements de ses acteurs, pour inscrire son film dans un canon inattaquable. Il crée alors le contraste voulu entre révérence au style classique et ritualisé nippon et provocation assumée de la représentation du sexe.

Ôshima utilise pour cela des décors très géométriques, tout en hauteur, notamment grâce à un foisonnement de shoji et de piliers, qui donnent presque toujours appui à l’image. Structures qui seront sans cesse cassées par les corps de Sada et Kichizô qui, eux, s’inscrivent dans la longueur et l’horizontalité. Symboles de vie et de résistance face au système japonais bien implanté mais absurde. Ces corps nus justement, dont Ôshima utilisera la peau claire, immaculée, presque imberbe (surtout celle de Sada) comme métaphore de l’innocence de l’amour, emprisonnée dans des lignes sombres, structures de bâtiment inflexibles, corrompues et dépassées malgré leur stabilité. Enfin, le rouge, couleur là aussi hautement symbolique, que l’on retrouve surtout dans l’image du kimono que porte Sada, écho au titre original japonais Aï no Korîda : la corrida de l’amour.

L’Empire des sens est, sans surprise, le film le plus visuellement maîtrisé du cinéaste. Lui que l’on connaît comme chef de file de la nouvelle vague nipponne, identifiable par son style libre, parfois expérimental et toujours engagé. Derrière son visuel sublime et classique, ce film ne déroge pas à la règle et offre, comme on l’a vu plus haut, une complexité thématique, fortement influencée par certaines pensées européennes, réarrangées par sa sensibilité japonaise. En ce sens, L’Empire des sens est un film intellectuel, un film distant qui emprunte aussi au style classique japonais une certaine froideur, une attitude démonstrative face au récit. En témoignent facilement les plans toujours à distance des personnages et la quasi-absence de mouvement de ces derniers. Contrairement à Tanaka, Ôshima ne cherche pas à faire ressentir ce que Sada et Kichizô vivent, mais à le montrer, dans un cadre théorique, non émotif. Chaque scène est un tableau à étudier, sur lequel réfléchir, pour ensuite questionner l’ensemble.

16 - Composition
Ôshima utilise une composition géométrique et classique, pour inscrire « L’Empire des sens » dans un traditionalisme identifiable par tous.

On pourrait, en définitive, qualifier La Véritable histoire d’Abe Sada de film de vie et L’Empire des sens de film de mort. Le premier étant chaud, généreux et rempli de sensations, le second étant froid, distancé et réflexif. La notion d’orgasme, but ultime du récit, en peint très bien la différence d’approche. Orgasme à tout prix, même dans la mort, chez Tanaka. La vie et la mort s’enchaîne, se complète. Mort comme orgasme absolu, chez Ôshima. La mort est un but à atteindre, une fin en soi.

Malgré tout, il faut noter qu’ils se rejoignent sur deux aspects. Tout d’abord, le fait divers réel sur lequel ils se basent tous les deux et qu’ils respectent au maximum, du moins dans les faits connus historiquement. Puis, la prédominance du personnage d’Abe Sada, figure centrale de l’histoire, auquel les deux films empruntent le féminisme d’un autre temps. Abe Sada est une figure importante de volonté et de passion. Son jusqu’auboutisme est exemplaire et a fait d’elle un symbole des libertés féminines et sexuelles au Japon. Ce que La Véritable histoire d’Abe Sada et L’Empire des sens gardent au cœur de leur récit et de leur message.

Abe Sada dans le monde

La Véritable histoire d’Abe Sada sort le 8 février 1975 au Japon. Le succès est immédiat. L’affaire étant encore dans beaucoup d’esprits, la curiosité attire les spectateurs en masse. Le bouche à oreille fait pourtant aussi son effet. On parle volontiers de l’érotisme plus subtil et sensuel que dans la majorité des productions de ce type, du magnétisme de l’actrice Junko Miyashita, qui campe une Abe Sada réaliste et crédible, et enfin du style indéniable de la mise en scène et de l’atmosphère du film. Beaucoup de critiques le considèrent d’ailleurs comme un des cinq meilleurs Roman Porno de la Nikkatsu et comme le chef-d’œuvre de son réalisateur. Ce qui lui permettra d’enchaîner sur deux autres films historiques : La Maison des perversités et Bondage.

La Véritable histoire d’Abe Sada ne sortira cependant pas en dehors du Japon. Si ce n’est des dizaines d’années plus tard, en France (1990), en Allemagne (1991) et aux Etats-Unis (1998), avec une exploitation limitée à une poignée de salles spécialisées et programmées par des cinéphiles avisés. Cela n’a bien sûr rien d’étonnant. Le film de Tanaka étant, comme dit plus haut, un pur produit commercial conçu exclusivement pour le public japonais, il n’y avait donc aucune raison que la Nikkatsu ne le sorte ailleurs que dans l’archipel.

17 - Visage
Le succès japonais de « La Véritable histoire d’Abe Sada » doit autant au personnage éponyme qu’à la réalisation maîtrisé de Tanaka.

Le succès du film marque donc les esprits et contribue à faire du Roman Porno (et du pinku-eiga) un genre de moins en moins marginal. La rumeur raconte même que face au succès du film de Tanaka, Ôshima choisira de sortir L’Empire des sens d’abord à l’international (France, Danemark, Suède et quelques festivals en Suisse et aux États-Unis), avant de le distribuer au Japon, le 16 octobre 1976.

Si la première projection du film, au Festival de Cannes de la même année, est un succès (treize projections sont programmées, au lieu des quatre prévues, pour répondre à l’immense attente des spectateurs), sa sortie nipponne est bien plus problématique. Sortir L’Empire des sens dans l’état est illégal. Ôshima doit donc le censurer. Il utilise alors, évidemment à contre cœur, des techniques d’optiques (recadrages et flous), ainsi que des coupes pures et simples, pour que son film ne soit pas interdit par le gouvernement nippon et qu’il sorte sans encombres. En parallèle, un éditeur décide de publier un livre consacré au film, dans lequel figure le scénario complet, accompagné de plusieurs photos de tournage. Si la censure ne peut pas attaquer le film, elle attaque le livre, en particulier les photos (même si elles ne montrent aucun acte sexuel), et Ôshima lui-même. Le procès pour obscénité dure trois ans. Ôshima le gagne, mais en ressort épuisé, usé par tant d’acharnements de la part des pouvoirs publics. Il finit la dernière audience par une tirade devenue emblématique de son engagement et de son cinéma sans concession : « À mon sens, ce que l’on appelle obscénité n’existe pas originellement. Si l’on considère que l’obscénité existe, il faut préciser qu’elle n’existe que dans la tête des procureurs et des policiers chargés de la poursuivre. Le monde et les principes universels du genre humain ont déjà autorisé ce film. C’est le parquet au contraire qui, ayant porté une accusation contre moi, doit me convaincre. En apportant des preuves et en développant une argumentation poussée, il faut me convaincre des raisons pour lesquelles je serais coupable. Non, je pense que ce n’est pas seulement moi qu’il faut convaincre, c’est le monde entier. »*2

18 - Exploitation
Photo d’exploitation pour la sortie japonaise de « L’Empire des sens », le 16 octobre 1976.

L’Empire des sens est également interdit ou censuré dans plusieurs pays occidentaux. Canada, Belgique, Portugal, Royaume-Uni, etc. Mais au fil des ans, la version intégrale sera visible dans la plupart d’entre eux, que ce soit lors de ressorties cinéma ou sur support DVD et Blu-ray. Il n’y a aujourd’hui qu’au Japon que le film reste censuré. Malgré cela, il connaît un succès public certain, surtout en Europe. Près de deux millions de tickets vendus en France et 700’000 en Allemagne. Surtout, il devient un succès critique international, comptant aujourd’hui encore parmi les films japonais les plus marquants du XXe siècle.

Dernier plan

Si Abe Sada n’a pas été inventée, son personnage, lui, l’a été. Le journalisme, la littérature et le cinéma ont contribué à façonner l’image d’une femme devenue une exception, un exemple de liberté totale, qu’elle soit spirituelle ou sexuelle. Noboru Tanaka et Nagisa Ôshima ont su, plus que quiconque, sublimer l’extrême passion d’Abe Sada. Chacun à leur manière, ils se sont approprié son personnage et ont tenté d’en percer le mystère. En ont-ils trouvé l’explication ? Non. Ils en ont chacun proposé une interprétation. Humblement et simplement. Et cela suffit pour créer deux chefs-d’œuvre comme La Véritable histoire d’Abe Sada et L’Empire des sens.

LA VÉRITABLE HISTOIRE D’ABE SADA (実録阿部定)
Réalisé par Noboru Tanaka
Avec Junko Miyashita et Eimi Esumi
Sortie le 8 février 1975 (Japon)
76 min.
Disponible en DVD, chez Luminor Films (Collection Romans Érotiques)

L’EMPIRE DES SENS (愛のコリーダ)
Réalisé par Nagisa Ôshima
Avec Eiko Matsuda et Tatsuya Fuji
Sortie le 15 septembre 1976 (France) et le 16 octobre 1976 (Japon)
102 min et 109 min (version longue)
Disponible en Blu-ray, chez Arte Éditions (inclus les deux versions)


* 1 Au Japon, le nom précède toujours le prénom. En Occident, c’est l’inverse, même pour les noms et prénoms japonais. Ainsi Kichizô est le prénom, Ishida le nom. Étrange exception, « Abe Sada » apparaît toujours dans l’ordre japonais, même en Occident, dans les articles et livres qui lui sont consacrés. Abe étant le nom et Sada le prénom. Nous utilisons donc aussi, dans cet article, cet ordre.

*2 Ôshima Nagisa, texte du plaidoyer, in Écrits1956-1978

 

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