Double Suicide à Amijima : formule 2-en-1
Jean sait que j’aime le cinéma japonais, classique et contemporain, mais quand même plus classique que contemporain. Et je sais que Jean aime le théâtre, même qu’il en est féru, […]
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Jean sait que j’aime le cinéma japonais, classique et contemporain, mais quand même plus classique que contemporain. Et je sais que Jean aime le théâtre, même qu’il en est féru, […]
Jean sait que j’aime le cinéma japonais, classique et contemporain, mais quand même plus classique que contemporain. Et je sais que Jean aime le théâtre, même qu’il en est féru, qu’il l’étudie et le pratique. Sa proposition de Double Suicide à Amijima tombait donc sous le sens. Le simple, pas le double, lui.
Il est toujours difficile de resituer un film peu évident, de par sa distribution et de par sa renommée en Occident. Quand on pense cinéma du Pays du Soleil Levant, c’est plutôt Kurosawa, Ozu, Mizoguchi ou Kitano qui occupent les premiers rangs de notre esprit. Ôshima, à la limite. Miyazaki aussi, pour les non-convertis. Sion et Miike pour les plus pervertis, dont je fais bien entendu partie. Celui qui nous intéresse ici se nomme Masahiro Shinoda, réalisateur que la critique de l’époque a, pour d’obscures raisons, décidé d’oublier, lui préférant d’autres de ses contemporains. D’abord assistant-réalisateur à tout-faire de la Shochiku, notamment pour Ozu (encore lui), Shinoda n’attendra que sept ans pour passer à l’écriture et à la réalisation de son premier long-métrage et deviendra dans la foulée une figure proéminente de la Nouvelle Vague japonaise des années 1960, notamment avec Ôshima (encore lui). 33 films et 14 scénarii plus tard, en 2003, il prend sa retraite, soit un demi-siècle tout juste après ses débuts dans le milieu. Aujourd’hui en francophonie, voir ses films n’est pas chose aisée, si ce n’est Silence (1971) et L’Étang du Démon (1979), récemment restaurés et édités chez Carlotta Films (on ne remercie jamais assez Carlotta Films, alors je le fais ici). En ce qui concerne, Double Suicide à Amijima, seule une édition en coffret DVD, incluant trois autres chefs-d’œuvre du réalisateur, avait vu le jour dans la collection Les Introuvables de Wild Side Video. 15 ans plus tard, force est de constater que ce coffret est de fait devenu introuvable, sauf en revente, au prix minimum de 174.90€. Si comme moi vous n’aimez pas engraisser les spéculateurs, deux solutions s’offrent à vous : commander le film chez l’éditeur américain Criterion, sous-titré en anglais et en DVD seulement ; ou en dernier recours demander à l’omnipotence d’Internet. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Nous sommes à Osaka, en pleine époque d’Edo. Jihei, un vendeur de papier respectable, est follement amoureux de Koharu, une courtisane réputée, qui l’aime en retour. Jihei est malheureusement trop pauvre pour affranchir Koharu. Ils décident donc de se suicider ensemble, car il n’y a que dans la mort qu’ils pourront être unis. De son côté, Osan, la femme de Jihei, découvre que son mari la trompe et décide d’intervenir. Tahei, lui, riche marchand de son état, veut aussi affranchir Koharu, et en a les moyens. Quant à l’étrange samouraï qui apparaît un soir et réserve Koharu pour la nuit, difficile de deviner ses intentions. Le chemin vers l’amour, même dans la mort, sera plus compliqué que prévu.
Double Suicide à Amijima débute sur la préparation d’une pièce de théâtre. Pas n’importe laquelle évidemment, puisqu’il s’agit de Suicides d’Amour à Amijima, pièce écrite en 1720 par le grand dramaturge Chikamatsu Monzaemon. Et pas de n’importe quel type non plus, puisqu’il s’agit d’une pièce de bunraku, genre traditionnel japonais, où les personnages sont représentés par de grandes marionnettes, manipulées à vue par des kuroko, personnes entièrement vêtues de noir, couleur indiquant leur invisibilité sur scène. Une technique qui permet à l’écriture et à la dramaturgie d’être les éléments centraux de la pièce, sans que l’interprétation d’un comédien, forcément biaisée car subjective, ne viennent influer sur le texte d’origine.
Sur ces images de répétitions et de mise en place, on entend une voix-over. Shinoda lui-même discute au téléphone avec sa scénariste Taeko Tomioka. Il lui explique que le style du kabuki (genre théâtral où l’interprétation est humaine et prime sur le texte, à l’opposé du bunraku donc) ne sera pas suffisant pour la scène du suicide final, que les deux amants doivent être guidés vers leur sort, que leur mort ne doit pas être aussi belle qu’elle le serait dans le kabuki, qu’elle doit être réaliste. Comment, alors, faire un film avec des acteurs, tout en respectant l’intensité dramatique inhérente au bunraku en général et à la pièce originale en particulier ? La problématique semble complexe, mais pour Shinoda, la solution est simple : il faut que les acteurs soient littéralement traités comme des marionnettes. C’est ce qu’expose, en à peine cinq minutes, cette séquence d’ouverture, qui finit sur un plan à la signification on ne peut plus claire. Un kuroko statique regarde de loin les répétitions, la caméra opère un tilt bas et termine en plan fixe sur les têtes (sans corps) des marionnettes des deux amants, reposant négligemment sur le sol des coulisses. L’inscription « Réalisé par Masahiro Shinoda » apparaît en superposition du visage caché du kuroko, annonçant la mainmise du cinéaste sur la tragédie à venir.
On pourrait croire que Double Suicide à Amijima est un film théâtral. Genre dont on connaît malheureusement les limites cinématographiques, qui cantonnent souvent l’image à un rôle fonctionnel, une grande partie de la narration passant par l’écriture et le jeu des comédiens. Shinoda, lui, ne mange pas de ce pain-là. Il aime le cinéma autant que le théâtre (qu’il a étudié passionnément à la très réputée université Waseda de Tôkyô) et ne se voit faire la part belle ni à l’un ni à l’autre. Il choisit ainsi de les combiner, de les fusionner et d’en tirer une forme nouvelle, à mi-chemin entre les deux.
Le théâtre est presque partout. Les décors sont visibles. Ils sont parfois mêmes volontairement incomplets. Murs nus, portes ouvertes sur fonds incertains, traces de peinture encore dégoulinantes, sols aux motifs trop nettement délimités, paravents faisant office de cloisons, fonds de scène obscurs, indiscernables, et une immense porte à rotation centrale, remplaçant les pendrillons et servant de communiquant entre deux scènes. Les éclairages, pour la plupart intradiégétiques, participent eux aussi à cet effet. Ils ne sont pas là pour flatter la photographie du film, mais pour éclairer un espace donné. La lumière est crue, souvent directe, et crée de forts contrastes sur les décors et sur les visages des comédiens. Elle guide le regard des spectateurs sur un endroit précis de la scène ou sur la réaction d’un personnage. La présence de nombreuses ombres portées, conséquence immédiate de cette dureté lumineuse, ajoute à cette impression de vérité visuelle, d’éclairage artificiel naturel. Pas de doute donc, nous sommes sur une scène de théâtre. Shinoda brise sciemment le réalisme cinématographique habituel pour intégrer l’aspect théâtral directement dans la grammaire filmique et non en les dissociant l’un de l’autre.
Toujours dans cette optique, il fait d’une autre technique formelle théâtrale un atout majeur de son film, qui cette fois-ci ne s’inscrit pas qu’en marge de l’image et de la narration, mais en constitue l’essence même. Il s’agit bien sûr des kuroko, présents tout le long du métrage. Figures inhérentes au théâtre traditionnel japonais, ces « personnes vêtues de noir » (sens littéral du mot) ne sont pas censées apparaître dans un film. Double Suicide à Amijima casse ici une règle importante de la narration et du médium qu’il utilise. Car si au théâtre leur invisibilité est acceptée car codifiée, au cinéma leur présence crée un sentiment d’étrangeté, parfois même de malaise. Shinoda ne s’en cache pas et ne les cache pas. Plusieurs plans, souvent détachés des normes de la continuité visuelle, montrent frontalement les kuroko. Presque exclusivement cantonnés aux coins et au long des murs, dans une position accroupie et le dos tourné à l’action (pour qu’on les repère le moins possible), la caméra n’a pourtant de cesse d’aller les chercher, de les faire apparaître. Soit en les intégrant au cadre, dans des plans plus ou moins larges (où l’on pourrait de prime abord penser qu’ils font partie du décor), soit en les isolant en plan moyen, soit encore en allant jusqu’au gros plan qui, malgré leur tête elle aussi recouverte, révèlent leur visage, leur expression impassible, leur donnant une surprenante humanité.
Si le film crée une impression troublante vis-à-vis de ces kuroko (sûrement plus forte chez le spectateur occidental et non-versé dans les pratiques théâtrales japonaises), il en fait aussi et surtout son cœur thématique. Le rôle principal des kuroko est, dans le bunraku, de manipuler les marionnettes et, dans le kabuki, d’aider à la mise en place des accessoires, des décors et de faciliter certaines actions des comédiens, tels des machinistes. Shinoda choisit de mêler ces deux rôles. On retrouve ainsi les kuroko qui débarrassent une table, déplacent un paravent, aident un personnage à ouvrir un tiroir, à déplier un morceau de tissu ou même, dans un plan saisissant, à arrêter le temps de l’action pour rapprocher une lettre de l’objectif de la caméra, et donc du spectateur. Si ces derniers exemples peuvent être vus comme triviaux, le troisième et dernier acte du film donne aux kuroko un rôle plus symbolique. Ils sont les bras droits du destin, celui implacable des deux personnages amoureux. Le fameux double suicide éponyme doit avoir lieu et le rôle des kuroko est de faire en sorte qu’il ait bien lieu. Ils se multiplient donc, ne se cachent plus (comme dans la sublime scène du cimetière), veillent au bon déroulement des évènements et guident même parfois physiquement les personnages (ce sont aussi eux qui construisent la potence finale).
D’habitude dissimulé dans la trame narrative, la fatalité de la tragédie se trouve ici représentée par les kuroko. Ils accompagnent le film sur toute sa longueur et prennent de plus en plus d’importance au fil des scènes. Le spectateur ne sait d’abord pas quoi en penser. Ils dérangent ses habitudes et questionnent sa position d’observateur passif. Puis, plus ils interagissent avec les personnages, plus leur rôle devient clair et signifiant. Personnifier une force si essentielle et insaisissable que peut l’être la destinée est un tour de force, un manifeste esthétique et narratif rare et saisissant. Une méthode qui redéfinit la place de chacun dans les codes de la fiction. Il fallait un cinéaste ambitieux pour prendre ce risque et un grand cinéaste pour en tirer une puissance d’évocation aussi marquante.
Car ne l’oublions pas, Double Suicide à Amijima est bel et bien du cinéma. Malgré l’importante influence et le recours à certaines règles théâtrales, Shinoda ne tombe pas dans le piège du théâtre filmé. S’il tire le meilleur parti des décors, de l’éclairage, des kuroko et d’autres outils de la scène, il sait les intégrer dans une trame et un langage purement cinématographique (il s’agit quand même de son quinzième film en neuf ans). En témoigne l’utilisation de multiples techniques grammaticales du cinéma (zooms, panos, travellings, gros plans, etc.) qui donne du rythme au récit et contrecarre l’aspect parfois figé que peut avoir le théâtre. L’exemple du deuxième acte est édifiant. Ce dernier se déroule exclusivement dans une maison (divisée visuellement en pièces par des paravents) et ne tourne qu’autour d’un nombre réduit de personnages qui dialoguent (contrairement aux deux autres actes, où les lieux changent et les protagonistes se succèdent). La caméra et la mise en scène sont donc limitées dans un espace donné. Dans cette configuration qu’on pourrait qualifier d’ozu-esque (personnages en cercle, et en seiza, qui discutent), Shinoda donne du rythme à l’intime et au drame. Il construit plus précisément ses plans. Il leur donne de la perspective et joue avec celle-ci (jusqu’à quatre évènements peuvent être montrés en même temps). Il ne laisse que rarement la caméra immobile, mais opère des mouvements lents et enrobants, qui donnent une familiarité à la scène et une place au spectateur dans cette intimité.
Car comment faire ressentir la simultanéité des actions propres au théâtre sans pour autant figer l’expression visuelle ? Là encore, Shinoda a l’intelligence de la simplicité, en créant des espaces cinématographiques dans un environnement purement théâtral. Il y guide ensuite le spectateur, se substituant au regard du public de théâtre. Public qui choisit ce qu’il veut voir sur la scène, contrairement au public de cinéma qui adopte le regard du réalisateur. La mise en scène s’adapte par là-même au jeu des comédiens, sans gêner leur interprétation. Elle renforce la subjectivité de la caméra, sa fluidité (dans le montage, mais aussi dans ses mouvements), et au final contribue à l’immersion, et donc à l’empathie. Alors que la théâtralité du film devait casser tout rapport au réel, force est de constater que Shinoda recrée une dimension réaliste, d’autant plus puissante et subjuguante qu’il la créée en opposition à un autre médium. Encore une fois, Double Suicide à Amijima nous prouve qu’une complémentarité, une fusion du moins, est possible entre cinéma et théâtre.
Pour contraster cette innovation formelle, Shinoda choisit d’adapter une pièce vieille de plus de trois siècles, porte-étendard d’un genre théâtral typiquement japonais : le shinjû (littéralement « double suicide » ou « suicide amoureux »), basé sur des faits historiques. Il arrivait en effet très souvent, sous le shogunat Tokugawa, qu’un samouraï et une prostituée tombent amoureux l’un de l’autre et n’aient d’autre choix, face au poids des conventions sociales, que de suicider pour être à jamais unis au Ciel ou dans la Terre Pure (selon la religion choisie). Il est aussi fort possible que Suicide d’amour à Amijima relève d’un aspect personnel et propre à Shinoda, le manuscrit original de cette pièce étant conservé à la bibliothèque de l’université Waseda, où Shinoda étudia donc les arts dramatiques et où il put sans problème le consulter et l’étudier.
Il est aussi important de noter que le choix de cette pièce n’est sans doute pas anodin dans la période cinématographique, politique et sociale dans laquelle le film est sorti, fin mai 1969. Si la Nouvelle Vague japonaise débute à la fin des années 1950, et que Shinoda en est l’un des trois membres fondateurs, il est clair que Double Suicide à Amijima suit les préceptes de cette dernière, en nuançant (voire même en déconstruisant) les mythologies japonaises classiques. Ici, ce sont les problématiques sociales qui sont mieux disséquées, ainsi que l’influence néfaste des pressions sociétales qui y sont plus explicitées. Ce courant cinématographique répond à l’adage archétypal qui veut que le Japon soit un pays entre tradition et modernité. Il va néanmoins plus loin, en creusant ses causes pour mieux en critiquer ses effets. Shinoda choisit d’ailleurs le noir et blanc et le format 1.33:1 (4/3), au lieu de la couleur et du CinemaScope (largement adopté dans les années 1960) pour accentuer ce contraste.
D’un point de vue politique, Double Suicide à Amijima sort, et surtout a été fabriqué, dans la période la plus intense du mouvement de la Nouvelle Gauche, notamment avec les manifestations et occupations de Mai 68 (qui a aussi eu lieu au Japon) et le « Jour d’Okinawa », fin avril 1969. Difficile ainsi de voir un hasard entre les aspirations estudiantines de l’époque et les revendications antisystème de la Nouvelle Vague, et par extension du film en question. Cela ne l’empêchera pourtant pas de remporter quatre des principales récompenses du Prix du film Mainichi de 1970 (plus vieux festival japonais de cinéma) et deux prix Kinema Junpô, celui du meilleur réalisateur et de la meilleure actrice pour Shima Iwashita, qui joue les deux rôles féminins principaux (Osan et Koharu).
Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après sa sortie, Double Suicide à Amijima reste une œuvre unique, un classique de la Nouvelle Vague japonaise (au même titre que L’Empire des Sens) et du cinéma mondial. Il s’agit peut-être du seul film à avoir tiré autant de puissance narrative de deux médiums différents, en les fusionnant avec une habilité si exemplaire. Ce qui n’est pas si surprenant au regard du reste de la filmographie de Masahiro Shinoda que l’on commence à peine à (re)découvrir en Occident.
DOUBLE SUICIDE À AMIJIMA (心中天網島)
Réalisé par Masahiro Shinoda
Avec Shima Iwashita et Kichiemon Nakamura
Sortie le 24 mai 1969 (Japon)
104 min.