Portier de Nuit : trop-réconciliés
Florian, que je soupçonne lui-même friand d’expériences modernes limites au cinéma (sain appétit, c’est une relative disette contemporaine, de ce côté), m’a proposé d’écrire sur Portier de Nuit. Ou peut-être […]
Site consacré au cinéma proposant des articles de fond et documentés.
Florian, que je soupçonne lui-même friand d’expériences modernes limites au cinéma (sain appétit, c’est une relative disette contemporaine, de ce côté), m’a proposé d’écrire sur Portier de Nuit. Ou peut-être […]
Florian, que je soupçonne lui-même friand d’expériences modernes limites au cinéma (sain appétit, c’est une relative disette contemporaine, de ce côté), m’a proposé d’écrire sur Portier de Nuit. Ou peut-être s’est-il demandé comment un autre spectateur se dépatouillerait avec ce film cultivant le goût de l’indéfendable – entre liaison mortifère, aussi abrasive que glaciale, dialectique du maître et de l’esclave en triple périlleux arrière, actions ou affects par-delà le bien et le mal… Les deux se tiennent et pourraient, qui sait, aller de pair : le risque de l’égarement est un prix à payer pour la transgression véritable.
« Il y a donc [dans Lacombe Lucien] une sorte d’antithèse assez facile entre amour et pouvoir. Alors que dans Portier de Nuit, le problème est – en général comme dans la conjoncture actuelle – très important, c’est celui de l’amour pour le pouvoir. Le pouvoir a une charge érotique. Ici se pose un problème historique : comment se fait-il que le nazisme, qui était représenté par des gars lamentables, minables, puritains, des espèces de vieilles filles victoriennes ou au mieux vicelardes, comment se fait-il qu’il ait pu devenir, maintenant et partout, en France, en Allemagne, et aux États-Unis, dans toute la littérature pornographique du monde entier, la référence absolue de l’érotisme ? Tout l’imaginaire érotique de pacotille est placé maintenant sous le signe du nazisme. Ce qui pose, au fond, un problème grave : comment aimer le pouvoir ? Personne n’aime plus le pouvoir. Cette espèce d’attachement affectif, érotique, ce désir qu’on a pour le pouvoir, le pouvoir qui s’exerce sur vous n’existe plus. (…) Mais que se passe-t-il actuellement ? N’assiste-t-on pas à un début de ré-érotisation du pouvoir, développée à une extrémité dérisoire, lamentable, par les porno-shops aux insignes nazis que l’on retrouve aux États-Unis, et (version beaucoup plus supportable mais tout aussi dérisoire) dans les attitudes de Giscard d’Estaing disant : “ On va défiler en complet veston dans les rues en serrant la main aux gens, et les gosses auront une demi-journée de vacances. ” ? » Michel Foucault, 1974 [1]
Il y a pas mal à redire à ces quelques lignes : le désir que pouvait inspirer la chemise brune et les hommes brutaux l’arborant était admis bien avant les années 1970, par Jean Genet, pour rester en francophonie (puis l’idée reichienne des fascistes comme peines-à-jouir demeure en grande partie une vue de l’esprit) ; l’électoralisme démago d’un Giscard méritait-t-il pour autant la comparaison plus infamante que toutes les autres ? Reste que dans son entretien accordé aux Cahiers du Cinéma, traitant de la tendance alors prégnante au cynisme moral rétro (qui de fil en aiguille se conclut par des suggestions prescientes sur le goût de la Nouvelle Gauche pour la défaite, c’est-à-dire sa peur du pouvoir), Foucault articule clairement ce qui fâche, et intéresse, avec cette œuvre bel et bien datée. C’est que ce n’est pas forcément seule que celle-ci s’aborde et se comprend le mieux. Quoique singulière, elle s’achoppe à des problèmes courants quand il s’agit de traiter d’un épisode historique que le cinéma n’aime rien tant qu’échouer à traiter dignement, lui-même ainsi que ses répercussions.
Pour tout dire, j’ai au fil des années développé un instinct critique me poussant à éviter – dans la mesure du possible [2] – d’écrire ou de m’attarder sur des films impliquant des nazis. Ils sont devenus le kitsch cinématographique ultime, la représentation attendue, et déjà fossilisée dans sa caricature, du mal collectif sur Terre, d’une façon qui – trigger warning : mauvais esprit ! – ne leur rend pas forcément justice dans leur réalité historique. La pompe complaisamment fascinée avec laquelle ils sont communément traités réussit l’exploit de faire à la fois trop d’honneur à, et trop peu de cas de, cette bande de sacs à merde. (Comme le disait en substance Sarah Silverman, j’espère que tout le monde admirera mon courage insolite à injurier les nazis. La suite devrait être plus consensuelle : Pour une recommandation d’ouvrages négationnistes, c’est au paragraphe 5 ; pour l’aveu d’une admiration pour l’architecture d’Albert Speer et l’expression d’une sympathie avec Hitler dans son bunker, paragraphe 6 ; « on a jeté le bébé avec l’eau du bain » au sujet de l’eugénisme, se référer à la conclusion). Ce traitement simultanément paresseux et histrionique est par certains points parallèle à l’incapacité, transmuée en interdiction, de les penser qui se résumerait par la conjonction de ces deux affirmations : ce qu’ils ont fait est unique, mais ce qu’ils ont fait peut se reproduire à tout instant.
Cette proposition de Herr Poupelin (qui à l’évidence a parfaitement perçu la dimension bondage de ce jeu du quid pro quo) d’écrire sur ce précurseur arty et plus respectable de la nazisploitation est de ce fait bienvenue, cela d’autant plus pour un film qui précisément circonscrit cette dimension de kitsch autant qu’il a fait pour la promouvoir. De fait, le film traite moins du nazisme en tant que tel (il ne se situe pas directement à l’époque de ses crimes) que de son héritage historique… notamment, et c’est là où ça clive, sur un plan esthétique. De prime abord, il pose, comme au carré, par son érotisation la question du canonique « travelling de Kapo » : si c’est beau, est-ce que ça a le droit de l’être ? Il faudrait déjà voir si la question d’un droit à la beauté est bien posée. Ce que reprochait Rivette au plan de Pontecorvo était moins sa beauté que de vouloir « faire joli » avec une situation atroce (reproche pertinent, cependant rarement appliqué à d’autres formes de représentation de la violence, par exemple dans le cinéma d’horreur), bref de la rendre kitsch. Prenons-là néanmoins comme valide : dans ce cas, est-ce que c’est beau ? Que l’on considère ou non Portier de Nuit comme un « beau film » (je pencherais pour la négative), cette question n’est une fois de plus pas la bonne : le problème ne vient pas de cela mais du fait d’éventuellement rendre le nazisme « sexy », comme Kapo « faisait joli » avec les camps. Le problème n’est pas la beauté, mais encore et toujours le kitsch… et en matière de kitsch, l’iconographie SM connaît peu de compétiteurs. Ce qui peut la rendre sexy est précisément son irréalité (c’est un jeu de rôles dont il est possible à tout moment de s’extirper, où la personne symboliquement et/ou physiquement dominée, en réalité, domine la situation, sachant que c’est son fantasme qui est réalisé). Ce n’est pas la chose, la vraie – même si ça peut, voire doit, faire mal -, mais sa représentation. Ce qui suggère que fétichiser le nazisme pourrait aussi, de manière perverse comme sait se montrer la psyché humaine, permettre d’exercer un pouvoir sur celui-ci par sa déréalisation. Une interprétation moins optimiste (quoique pas contradictoire) serait que la nature humaine est tout à fait capable d’être excitée par la combinaison du danger (pas du tout symbolique) et du mépris. Ce sont là des problématiques intéressantes [3] : le film s’y confronte-t-il ou les subit-il ?
Signe d’un certain entre-deux, cette réalisation de 1974 se situe en 1957, dans une Vienne aux teintes anthracites, pour raconter les retrouvailles d’une survivante des camps et de son ancien tortionnaire. J’ai décrit un jeu de rôle dont on pourrait s’extraire, mais il n’en va pas ainsi pour son héroïne – pas tout à fait au moment de leurs « retrouvailles » et pas du tout durant de leur passé commun. Maximilian Theo Aldorfer, dit Max (Dirk Bogarde), est à la fin des années cinquante un ancien S.S., ayant caché ses crimes passés, qui officie désormais comme réceptionniste dans un hôtel, où se cachent des complices d’antan, dont une comtesse déchue (Isa Miranda) et un ancien danseur étoile (Amedeo Amodio), avec qui il continue, sans grande passion, une relation homoérotique entamée dans le lieu de détention où il officiait (il deviendra apparent que lui et ses comparses y avaient préservé la vie de certaines personnes en échanges de faveurs sexuelles régulières). Il est en contact avec un groupe secret de camarades, qui œuvre autant à effacer les traces de ses membres et à les couvrir (pour les plus fanatiques en attendant un délirant IVe Reich) que comme thérapie de groupe. Certains emportements trahissent parfois le mépris profond de cet homme, qui conserve encore dans sa penderie son costume Hugo Boss de la grande époque, envers ses congénères. Le fait de travailler de nuit et de de dormir de jour trahit plus toutefois que la nécessité de se cacher, elle exprime à ses dires un sentiment de honte. Un soir, il rencontre à son comptoir Lucia (Charlotte Rampling), l’épouse Atherton d’un chef d’orchestre américain en tournée européenne (Marino Masé) et tous deux se reconnaissent immédiatement. Lors d’une représentation de La Flûte Enchantée ceux-ci se toisent d’une rangée à l’autre (Polanski s’en souviendra pour La Jeune Fille et la Mort). Pourtant, alors que son mari repart, Lucia trouve un prétexte pour rester à Vienne, dans la même chambre d’hôtel.
Elle est, comme d’autres survivants de leur camp, recherchée par la cellule à laquelle appartient Max, qui craint les témoins oculaires plus encore que les archives. D’une manière étrange au vu du problème historique réel – plutôt la pénurie d’images à l’interne des camps au moment de leur fonctionnement – les geôliers de celui-ci, dont Max, se plaisaient à filmer leurs exactions. Le film opère des allers-retours (facilités par sa désaturation très « années de plomb ») entre l’après-guerre et l’enfermement de Lucia. Il n’est pas dit qu’elle l’était pour être Juive, mais fille d’un militant socialiste (cela pour s’épargner, je suspecte sans extraordinaire perspicacité, une polémique sur l’attitude des victimes de l’antisémitisme face à leurs bourreaux). Entourée d’autres personnes cadavériques bien trop grimées pour que ces visions ne prennent pas un caractère de mauvais rêve, elle y avait sauvé sa propre peau en se faisant l’amante de Max. Après un numéro de cabaret, parmi des bourreaux enivrés et masqués, s’apparentant à un expressionnisme allemand de variante sternbergienne, celui-ci lui avait (s’inspirant consciemment de la danse de Salomé, ce qui implique qu’il savait à l’avance qu’elle danserait pour lui) offert à sa propre épouvante la tête d’un détenu, dont elle n’avait fait que demander le transfert, maintenant déposée dans un carton. La mémoire des camps, lancinante, revenant ponctuer le quotidien, est autant celle du bourreau que de la victime, qui semblent ici la partager de manière homogène. Elle les rapproche et quand Max retrouve Lucia pour la confronter (plutôt que de directement la dénoncer), l’empoignade bascule dans une étreinte, une relation sadomasochiste qui les coupera tous deux du reste du monde. Ce faisant, Max et Lucia se cloîtrent, pour se protéger des acolytes du premier, et reproduisent à leur corps défendant les conditions de manque et d’insalubrité qui étaient celles du début de leur relation. Ils tentent finalement de fuir l’appartement assiégé de Max, mais pour être abattus sur un pont au-dessus du Danube, unis dans leur mort violente.
Liliana Cavani (qui traitera par la suite directement de la figure nietzschéenne) s’intéresse dans sa filmographie à des situations par-delà le bien et le mal et perçoit la domination du IIIe Reich comme ayant abouti à une époque hors des critères de la morale ordinaire, où dans la lutte pour la survie, ceux-ci étaient abolis (ce que Lucia, pas moins que Max, emporte avec elle après sa libération). Décrire un syndrome de Stockholm comme éthiquement, sinon méritoire, du moins neutre (après tout : les humains sont étranges) n’est ici pas tant le problème que l’idée de la mémoire mise au service de cette description. Ce couple maudit ne partage pas qu’une appréhension des faits (tous deux y étaient et peut-être fallait-il y être pour comprendre de quoi il en retourne), mais émotionnelle de ceux-ci – les flashbacks leur appartiennent à l’un comme à l’autre, passent de l’un à l’autre, indistinctement. N’étant, c’est le moins qu’on puisse dire, pas des égaux dans cet échange, cette mise en commun de leur vision ne peut se faire qu’à l’avantage de celle du bourreau. Il n’est pas innocent que la mise en scène, pourtant portée sur certaines boursouflures à l’italienne, paraisse mate et aplatie, que l’intrigue avance à un faux rythme pouvant dénoter un manque de conviction. Dans un choix à rebours, c’est Lucia qui craint d’être dénoncée par Max, alors que celui-ci aurait, sans l’évocation d’une société secrète, en principe plus directement à craindre de l’être par elle. La passion de ces deux amants est abordée de manière au fond théorique, sous l’angle conscient de l’aberration (celle-ci serait-elle à dépasser), ne se transmet que par éclats (tels ceux du pot de confiture brisé que Max fait lécher à Lucia, le recours au léchage et à l’avalament étant du reste quelque peu redondant dans le film) et des procédés limites (la carnation empourprée de Lucia qui doit en fait aux gifles que son interprète a dû physiquement encaisser). Pour une œuvre par qui le scandale arrive, elle s’avère étonnamment atone, presque neurasthénique – la victime masochiste de son propre sadisme, en fin de compte.
Le couple que forment Dirk Bogarde et Charlotte Rampling évoque inévitablement Les Damnés, film supérieur à celui-ci, parce que moins piégé par ses propres opérations. Visconti avait aimé le film de Cavani, qu’il avait du reste défendu publiquement contre sa censure italienne avec d’autres cinéastes prééminents de son pays. Outre la forme que prend sa visée contestataire, il est aussi caractéristique du cinéma italien par son peu d’égard pour les langues maternelles (quand Rampling entonne Wenn ich mir was wünschen dürfte, le recours à la langue de Goethe vient cruellement rappeler que le reste se fait dans celle de Shakespeare). Un atout de cette manière résidait toutefois dans le cast international, en l’occurrence la réunion à l’écran de deux comédiens qui tous deux se prêteraient à merveille à une politique des acteurs. Tant Bogarde, ici entre le dandysme misanthrope de Despair et la servilité duplice aux mœurs dépravées de The Servant, que Rampling, sorte d’incarnation vivante du feu sous la glace (une manière d’être britannique qui la rend plus probante en épouse cosmopolite de la haute société au passé chargé qu’en détenue autrichienne, pour ainsi dire ordinaire, d’un Lager) apparaissent irremplaçables. Jeune actrice, cette dernière témoignait d’une appétence pour le déguisement et le jeu de rôles remontant au moins à cette apparition en cow-girl dans un épisode de Chapeau Melon et Bottes de Cuir, goût auquel elle était visiblement prête à s’abandonner quel que soit le territoire abordé. La vision fantasmée d’une chanteuse androgyne lascive, seins nus en pantalon-bretelles munie de gants longs en satin et d’une casquette tristement célèbre semble paradoxalement plus vraie que la même comédienne dans un pyjama rayé ne l’étant pas moins. On ne peut pas l’accuser d’avoir abordé son terrain de jeu avec l’affectation de solennité – la putasserie, authentique – la plus à même de récolter des prix quand on en vient au Point Godwin d’une filmographie. En matière de travestissement(s), plus discret, mais plus efficient me concernant (le charme british appelle l’understatement), elle est assez irrésistible cheveux longs et glissée à même sa peau dans un beau pull blanc, élimé à l’épaule parce qu’acquis il y a des années, récupéré à un homme avec qui elle vient d’avoir couché. Ce dernier n’est quant à lui, tissu d’un haut à elle contre sa propre peau, plus guère que l’ombre de lui-même.
Le film s’intéresse au caractère traumatique de la mémoire, qui poursuit, ne lâche jamais, tant un bourreau (qui contrairement à ses complices, ne tient pas à oublier ce qui est aussi la seule chose à le rattacher à un statut dans une société) que sa victime. Ce qu’il révèle en fin de compte est plutôt l’inévitabilité du désir, qui accompagne le cinéma comme son ombre, et n’a pas la politesse de se tenir au seuil quand celui-ci entre dans l’espace des représentations limites, parce qu’à la fois vaines et obscènes. Quand l’acte de mise en scène échoue à transmettre une certaine violence historique, à rendre compte par des moyens formels de la vérité de celle-ci, il peut toujours se rattraper en produisant un numéro de cabaret (problème du réalisme ontologique : l’actrice n’est pas vraiment une détenue, mais l’actrice est vraiment une belle femme). Pas sûr qu’on en sorte particulièrement grandis, quoique l’échec de l’expérience informe : le cinéma ne peut aller que là où il est prêt, d’une façon ou d’une autre, à s’assumer comme désirant. Puis ce n’est pas comme s’il n’y avait que face aux épisodes historiques aberrants qu’il peut être difficile d’avoir le courage d’être au clair sur ce qu’on désire et d’assumer comment agir en conséquence. Si le cinéma de la transgression de l’après-68 a produit beaucoup d’échecs en la matière, au moins prenait-il ce risque d’échouer, en ne se pensant, ou plutôt se percevant, non pas comme édifiant mais désirant.
[1] Anti-Rétro, Entretien avec les Cahiers du Cinéma, N° 251-252, p. 10.
[2] À l’impossible nul n’est tenu : nier la grandeur de certains cinéastes, entre autres.
[3] Celles-ci sont génialement traitées par Jerry Stahl, fils d’émigrés juifs, qui raconte (dans Mémoires des Ténèbres) son plaisir à coucher avec une Allemande violemment antisémite, portée à le clamer pendant l’acte, ou (dans Nein ! Nein ! Nein !) le culte aussi sardonique que masochiste qu’il voue à la figure d’Ilsa la Louve des S.S. et à son modèle réel Ilse Koch (affectueusement surnommée « La Chienne de Buchenwald »). Sa lecture m’a plus donné à méditer sur les conséquences à long terme de la destruction des Juifs d’Europe que 90% des films traitant directement de celle-ci.
PORTIER DE NUIT
Réalisé par Liliana Cavani
Avec Dirk Bogarde, Charlotte Rampling
Images © Criterion (affiche : IMDB)