La fin de la décennie 1990 ne s’annonçait pas de tout repos pour l’industrie cinématographique de Hong Kong. L’approche inévitable de la rétrocession, qui hantait déjà les artistes avant même que la déclaration sino-britannique n’entre en jeu et était devenue la plus grande source de préoccupations suite à l’épisode de Tian’anmen, avait créé une atmosphère de malaise et de questionnements culturels dans la région. Pourtant, la problématique ne semble pas, en surface (et en surface seulement), occuper de place centrale dans la majorité des films du genre hongkongais le plus populaire à partir de la moitié des années 1980, à savoir l’heroic bloodshed.
Le genre, annoncé depuis le thriller Long Arm of the Law de Johnny Mak (1984) prend son envol sous l’égide de John Woo et Ringo Lam avec des films tels que A Better Tomorrow, City on Fire, The Killer ou encore Full Contact. De plus en plus violents, ces films troquent les traditionnels combats rapprochés martiaux contre des fusillades tantôt stylisées (« où la balistique ne fait plus qu’une avec le ballet », pour citer Bey Logan), tantôt ultra-réalistes, mais toujours au terme d’intrigues mêlant flics, criminels, fraternité, trahison et chevalerie des temps modernes. Bien sûr, il n’est pas rare que les gangsters s’en trouvent par conséquent héroïsés, enrobés d’un romantisme des plus romanesques.
Sous couvert de divertissement donc, ces films offrent à leurs créateurs une opportunité de mettre en image les névroses culturelles habitant leur patrie. Tony Williams disait habilement du cinéma de John Woo, dans l’ouvrage The Cinema of Hong Kong: History, Arts, Identity, qu’il s’agissait « de films aux connotations apocalyptiques, dans lesquels le passé historique et le présent immédiat sont submergés par des visions d’un futur ontologique particulièrement sombre ». Dans ces histoires, bien souvent axées autour d’un combat pour la survie, les valeurs portées aux nues consistent surtout en des notions traditionnelles de famille, d’amitié et d’unité, invoquées, selon David Bordwell, en réponse à la peur de la rétrocession. Ce n’est pas pour rien que les jeunes gangsters du phénomène populaire Young and Dangerous sont capables, à travers leurs actions, d’apporter un semblant de stabilité à un univers instable.
À quelques mois de la date fatidique de 1997, pourtant, beaucoup des figures de proue du mouvement se tournent vers d’autres horizons (les États-Unis pour John Woo, le wuxia pour Ringo Lam ou Ronny Yu). Le genre semble alors s’essouffler, peu de nouveaux films parvenant à renouveler la formule, et la violence extrême de plus en plus graphique rebutant quelque peu le public. Cela s’explique en partie par la nature du système de production hongkongais, qui tend à créer des films à la chaîne dès lors qu’une nouvelle tendance apparaît sur le marché, sans tellement se soucier de l’évolution artistique d’un genre.
C’est bien sûr sans compter sur quelques exceptions de taille, et notamment sur le très prolifique Johnnie To, qui fonde en 1996 la société de production Milkyway Image, grâce à laquelle il produira et réalisera de nombreuses comédies romantiques et thrillers d’action. L’un d’eux, dirigé par Wai Ka-Fai (collaborateur de longue date de To et co-fondateur de Milkyway signant ici son deuxième film en solo), vient totalement changer la donne à point nommé, en 1997 : Too Many Ways To Be No. 1.

Le titre annonce la couleur, selon qu’il soit lu d’une façon où d’une autre : le sens généralement accepté entend bien sûr lire le pénultième mot comme « number », et indique donc qu’« il y a trop de manières de se hisser au sommet » (de la pyramide du crime). Il se rapporte aux nombreuses actions criminelles auxquelles les personnages vont s’adonner pour gravir les échelons, tout en inscrivant d’emblée le métrage dans son genre en rappelant le titre du très apprécié To Be Number One (Le Parrain de Hong Kong) de Poon Man-kit, sorti en 1991. Cependant, l’avant-dernier mot peu également se lire comme il est écrit, et alors signifier « Il y a trop de manières de ne devenir personne », ce qui vient introduire le doute dans l’esprit du spectateur : s’agit-il de l’histoire d’une ascension, ou de celle d’une vie d’échecs sans débouchés ? C’est là que se trouve en partie le tour de force du métrage : il s’agit des deux, et d’aucun à la fois.
Quelque part dans l’année 1997, le petit bandit Kau cherche conseil auprès d’un liseur de paumes. La conversation nous est alors dissimulée (la bande sonore couvre les dialogues), avant que Kau ne ressorte de l’échoppe et se fasse accoster par Bo, un autre gangster insignifiant qui pense exister parce qu’il porte des objets de marque partout sur lui. Ce dernier propose au protagoniste de mener une opération visant à voler et remettre des voitures à un grand parrain de Chine continentale, et ainsi de se faire une renommée parmi les triads. Pour faire court, le plan capote suite à une série de décisions toutes plus stupides les unes que les autres, et le récit redémarre à partir du liseur de paumes, allant cette fois dans une autre direction.
Dès les premières images, les intentions de Wai Ka-fai se révèlent assez évidentes : selon lui, les criminels n’ont plus rien de glamour, et le romantisme de l’heroic bloodshed est jeté par la fenêtre au profit de personnages pathétiques, sans valeurs ni traditions, préoccupés uniquement par l’image qu’ils projettent sur les autres (Kau s’inquiète de voir sa vie aller nulle part à 32 ans, Bo énumère les grandes marques couvrant son corps, de sa montre au caleçon). Bien que cela ne soit révélé qu’en fin de métrage, la structure du film s’articule ensuite sur les deux possibilités se présentant à Kau à ce moment précis de son existence : il choisira soit d’accepter la proposition de Bo, soit de prendre une autre voie pour atteindre ses ambitions criminelles. Ainsi, l’histoire semble s’arrêter et redémarrer en plein milieu du métrage, pour finalement revenir à ce même point en conclusion, réduisant donc la diégèse réelle à quelques minutes de pellicule seulement, pour se concentrer sur les possibilités qu’offre celle-ci en termes de mutations formelles et substantielles. La séquence finale, troisième fois que l’on revit la scène du liseur de paumes, nous permet finalement d’entendre la prédiction de ce dernier, qui annonce à Kau ses possibles destins tels que nous venons de les observer.
À travers ce procédé, qualifié de « bifurcation narrative » par David Bordwell, Wai Ka-Fai nous propose donc d’explorer deux futurs potentiels de cet anti-héros, l’un se terminant par son décès (donc son échec sans appel), l’autre par son accession au pouvoir ultime des triads, au prix cependant de mutilations physiques irréversibles et de concessions restrictives (donc d’une victoire qui a finalement plus des airs d’échec cuisant). En filigrane, il semblerait que Wai nous dise que le futur des habitants de Hong Kong ne se trouverait ni en Chine, ni à Taïwan, donc auprès d’aucune autorité chinoise se proclamant officielle, mais que leur salut se trouve ici même, si tant est qu’ils parviennent à retrouver les valeurs qui les aidaient autrefois à donner un sens à leur vie.
C’est d’ailleurs cette idée même qui conclut le métrage, puisqu’au lieu d’écouter la proposition de Bo (élément déclencheur de ses malheurs), Kau décide de le tabasser et de le débarrasser de toutes les marques à travers lesquelles il pense exister, rejetant de ce fait le matérialisme rampant faisant la loi dans son pays. Tous les personnages sont finalement obsédés par l’aisance et le statut social, l’un d’eux proclamant même que « s’ils ne deviennent pas riches et célèbres, ils ne reviendront pas à Hong Kong », syndrome d’une fuite vers l’argent et d’autres territoires engendrée par l’aube de la rétrocession. Pour appuyer cette notion, Wai fait de la montre (représentante d’un matérialisme temporel, évanescent et artificiel) la première image, non seulement du film, mais également de chaque bifurcation narrative possible, y compris de la dernière, laissée en suspend.
En outre, c’est avant tout la stupidité sans borne de ces gangsters à la dérive qui frappe le spectateur au point que l’histoire paraisse par moments confuse. De l’enterrement définitif de Bo sous sa baignoire alors que son pager, toujours sur lui, doit fournir des informations essentielles au reste du groupe, au fait que le bandit Matt oublie l’adresse à laquelle ils doivent se rendre, en passant par la chute et la mort d’un gangster, que personne ne remarque, lors de la traversée des eaux les séparant du continent, ou encore le fait que Kau va voler des voitures alors qu’il ne sait pas conduire, le public se retrouve tout aussi perdu que les imbéciles qu’il voit évoluer presque sans but dans un monde sur lequel ils n’ont pas la moindre emprise.

La finalité substantielle du film passe toutefois en second plan face aux innombrables expérimentations formelles auxquelles s’adonne le cinéaste : le steadycam, omniprésent, suit ces petites frappes sans avenir de façon inlassable, les capturant tantôt en contre-plongée en longue focale irrespirable, tantôt en plongée surplombante et envahissante au travers de plans de grue. Leur univers est distordu, restreint et opprimé par les angles hypergones donnant une sensation de fuite constante, comme si le monde dans lequel ils évoluent n’était jamais réellement à leur portée. Les couleurs saturées inondent l’image dans des tons rappelant parfois les giallos, parfois l’esthétique de Brian De Palma, tandis qu’une fusillade sanglante prend le contre-pied des films de gangsters hongkongais sortis depuis plus de dix ans en plongeant la scène dans l’obscurité totale, l’éclairant sporadiquement des flashs lumineux créés par les coups de feu meurtriers. Après quelques minutes seulement, le spectateur a suivi une conversation durant laquelle la caméra tourne presque aléatoirement au centre d’une table autour de laquelle discutent les bandits, et s’est vu plongé dans une longue mêlée chaotique filmée à l’envers !
Incessants, les mouvements de caméra outranciers deviennent l’attraction première du métrage et monopolisent toute l’attention du public (du moins lors de son premier visionnage). Pour citer Stokes et Hoover :
La mise en scène agressive se fait elle-même auteur des crimes, suivant le groupe de manière inlassable, créative et destructrice.
En effet, lorsque le chef du gang se fait malencontreusement renverser par une voiture en début de métrage, il semble bien plus frappé par la mise en image de sa mort que par le véhicule directement. De même, ce ne sont finalement pas les balles qui tuent lors de la fusillade précédemment évoquée, mais l’aspect fragmenté des images réellement visibles pour le spectateur. Dans l’ensemble, jamais les personnages ne parviennent à se faire maître de leur diégèse, et subissent constamment le mauvais traitement qui leur est infligé par la caméra. Ce n’est pas pour rien que dans l’ultime séquence du métrage, la caméra laisse progressivement le protagoniste glisser dans le lointain, comme pour le libérer du système cinématographique et codifié qui le condamnait à des avenirs sans lendemain. D’un poncif du film de gangster à l’autre (le casse, les fusillades, les trahisons, les combats pour l’honneur, les chasses à l’homme), Too Many Ways n’a de cesse d’alterner entre comédie noire et thriller ultra violent, faisant passer le public des éclats de rire aux nœuds viscéraux en un instant.
Au final, le rythme frénétique, les situations rocambolesques, les personnages impuissants et égarés, les ruptures de ton, la bande son entraînante et le style brut, âpre et percutant (à l’opposé des ballets balistiques qui ont fait la gloire du genre) transforment Too Many Ways en une expérience sensorielle sans pareille, une matrice à émotions hallucinante qui laisse sur le carreau les spectateurs lessivés, certains d’avoir vécu une œuvre singulière mais aux limites de l’abscons.
Pourtant, toutes les mutations formelles, alliées à la structure inhabituelle du récit, ne peuvent aller que dans une direction : celle de la réinvention, de la nécessité pour les films de gangsters hongkongais, et même pour les habitants de la région, de retrouver un point d’encrage culturel et identitaire à une époque où les spécificités de ce cinéma d’action commencent à être adoptées et accaparées par Hollywood, et où la gouvernance britannique cède la main à une administration chinoise communiste dont on ne sait trop que penser des promesses et des objectifs.
Le film de Wai Ka-Fai se fait particulièrement puissant et résonnant lorsque mis en lumière par une observation plus générale de l’académicien Stephen Teo :
L’aversion des hongkongais à l’égard du communisme, associée à leur méfiance du pouvoir colonial britannique, a entraîné la création d’un nationalisme basé, non pas sur le soutien à une idéologie ou un régime politique précis, mais sur un idéal culturel descendant, non sans ironie, du concept de tianxia, un résidu de la notion de Céleste Empire.
Wai propose que le salut de ses compatriotes et des figures romanesques qui peuplent sa patrie se retrouve dans une cohérence culturelle associée à des valeurs dépassant l’artificialité des désirs matérialistes régissant la vie hongkongaise. Il leur suggère de traverser plus d’un demi-siècle d’incertitudes (le statut de la région changera une fois pour toutes en 2047 pour se fondre irréversiblement dans la République Populaire) en se rappelant de leurs valeurs fondamentales. Dans les troubles sociétaux malmenant le tianxia, la souveraineté politique des habitants de Hong Kong, existe-t-il donc trop de manières d’être quelqu’un ou de ne devenir personne ? Sans aucun doute. Le tout est de trouver la bonne façon d’être soi.
TOO MANY WAYS TO BE NO. 1
Réalisé par Wai Ka-Fai
Avec Ching Wan Lau, Francis Ng, Tat-Ming Cheung
1997
Sources :
Bordwell, David. Poetics of Cinema. Routledge (2007).
Fu, Poshek et Desser, David (eds.), The Cinema of Hong Kong: History, Arts, Identity. Cambridge University Press (2000).
Logan, Bey. Hong Kong Action Cinema. Overlook Books (1996).
Nochimson, Martha. Dying to Belong: Gangster Movies in Hollywood and Hong Kong. Wiley-Blackwell (2007).
Stokes, Lisa Odham et Hoover, Michael. City on Fire: Hong Kong Cinema. Verson (1999).
Teo, Stephen. Hong Kong Cinema: The Extra Dimensions. British Film Institute (1997).
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