Qu’arrive-t-il quand un cinéaste hongkongais de catégorie III se réapproprie un thriller noir d’Henri-Georges Clouzot ? Hex incarne toute les possibilités d’un cinéma aux antipodes du classicisme formel brillant des Diaboliques. Deux visions radicalement différentes et pourtant complémentaires d’un même sujet et du 7e art.
Les Diaboliques (H.-G. Clouzot, 1955) / Hex (Kuei Chih-Hung, 1980)
Qu’arrive-t-il quand un cinéaste hongkongais de catégorie III se réapproprie un thriller noir d’Henri-Georges Clouzot ? Hex incarne toute les possibilités d’un cinéma aux antipodes du classicisme formel brillant des Diaboliques. Deux visions radicalement différentes et pourtant complémentaires d’un même sujet et du 7e art.
On connaît tous l’histoire : au milieu des années 1950, Clouzot, le « Hitchcock français », s’accapare les droits du roman de Boileau et Narcejac pour en tirer, en 1955, un film noir faisant de l’œil au surnaturel. L’intrigue repose sur le meurtre d’un principal d’école sadique concocté par deux femmes, l’épouse et la maîtresse, et sur les doutes commençant à planer lorsque, le crime commis, d’étranges phénomènes semblent indiquer que la victime pourrait revenir se venger. La conclusion nous révèle finalement que le mari et la maîtresse ont comploté ensemble pour se débarrasser de l’épouse et ainsi hériter de son argent. Sans surprise, le film de Clouzot prend son temps pour introduire ses personnages et ses enjeux, présentant clairement ses divers acteurs comme des éléments reposant sur des archétypes de caractérisation d’une efficacité redoutable, en particulier a posteriori. On entend par là que, malgré les innombrables indices donnés par le réalisateur tout au long du film à travers sa mise en scène, le spectateur ne se rend compte qu’en fin de métrage qu’il aurait dû anticiper le dénouement dès le premier acte du film.
Ainsi, Clouzot s’attache à rapprocher le personnage de Christina, l’épouse, à une figure religieuse, aussi bien à travers les dialogues (elle évoque à plusieurs reprises sa foi et son impossibilité de commettre des péchés aussi relatifs que le divorce) que sa représentation angélique de martyre. L’ultime scène du métrage pourrait par ailleurs tendre vers cette interprétation, lorsque le jeune écolier jure avoir vu et interagi avec son institutrice pourtant décédée. Qu’il dise la vérité (corroborant ainsi l’hypothèse du martyre) ou non (prouvant que l’exemple donné par les adultes est tellement mauvais que l’enfant ne sait plus distinguer les faits du mensonge), Clouzot nous laisse un sentiment mêlé de dégoût pour ses personnages et d’admiration pour sa technicité.
« Les Diaboliques », 1955
Afin de mieux jouer avec les attentes de son public, Les Diaboliques étale le mystère du meurtre et de la possible émergence surnaturelle sur deux heures. Clouzot nous tient en haleine grâce à sa mise en scène d’une précision sans pareille, créant une atmosphère claustrophobique en adoptant un découpage plus rapide que la moyenne de l’époque. Selon l’étude de Susan Hayward, Les Diaboliques est composé de 6,5 plans par minute en moyenne (contre 4 à 5,5 dans l’industrie française), et a notamment recours à de nombreux gros plans (plus de la moitié des plans du film), qui viennent souvent s’intercaler entre des travellings courts, voire interrompus, donnant une impression de malaise constant, et ce dès le premier plan qui semble s’arrêter avant d’avoir terminé son mouvement. Le réalisateur était connu pour préparer ses tournages de façon méticuleuse en amont, pensant chaque plan avec précision pour créer un récit infaillible. En outre, Clouzot décide de n’intégrer aucune musique à son film en dehors des génériques de début et de fin, ce qui a pour effet de renforcer encore plus fermement le sentiment d’emprisonnement dans un univers contraignant et finalement labyrinthique, le dédale nocturne du pensionnat faisant office, en fin de métrage, de miroir aux détours diaboliques entrepris par les antagonistes pour parvenir à leurs fins.
Les Diaboliques est souvent considéré comme le parangon du film noir français, un exercice de style irréprochable qui s’approprie à merveille les codes du genre, tant formels que structurels, pour mieux les transcender. Son récit on ne peut plus pessimiste n’offre en effet aucune possibilité de rédemption pour ses personnages, et Clouzot remodèle la figure de la femme fatale en deux entités, l’une victime de sa conscience et de sa fragilité, l’autre de son arrogance et de sa subversion des conventions sociales, tout en relayant son protagoniste masculin méprisable au second plan.
« Les Diaboliques », 1955
Vingt-cinq années plus tard, à l’autre bout du monde, le réalisateur hongkongais Kuei Chih-Hung, qui s’est fait connaître pour ses wuxia pian et autres films de catégorie III (réservés aux adultes), entreprend de s’approprier le récit imaginé par Clouzot pour le transformer en film de fantômes chinois aux influences plurielles.
C’est donc avec une structure similaire aux Diaboliques que se déroule la première moitié de Hex, pendant laquelle un mari violent des plus abusifs (une raclure de premier ordre encore plus insupportable que le personnage français) se fait assassiner par sa femme mourante et la nouvelle servante de la maison. Lorsque son corps disparaît et que le spectre du mari semble hanter son foyer, l’épouse panique et succombe à une crise cardiaque. Il sera finalement révélé qu’il s’agissait d’un complot permettant au mari d’hériter d’une fortune tout en se mettent en ménage avec la servante, sa maîtresse. Seulement ce que Clouzot faisait en deux heures, Kuei le synthétise en moitié moins de temps pour se concentrer sur ce qui l’intéresse réellement : le retour avéré du fantôme de la femme manipulée, bien décidé à prendre sa revanche sur les deux traîtres.
« Hex », 1980
Dès lors, le film ne répond plus tellement de ses influences narratives européennes, et le rythme lent, posé et atmosphérique du drame historique (les décors de la production Shaw sont, comme d’habitude, de toute beauté) laisse place à une frénésie typique du cinéma de Hong Kong. L’histoire passe alors sans crier gare de scènes d’épouvante à de la comédie slapstick bien grasse, avant de repasser à l’horreur, pour finir sur une scène d’exorcisme fantasmagorique dont on ne revient pas indemne, pendant laquelle une fantomette entièrement nue danse et gémit pendant dix minutes (laissant tout le loisir à la caméra de s’attarder sur certains détails anatomiques), avant de se faire cracher du sang sur la poitrine, puis d’écraser des feuilles séchées avec son torse. Thématiquement, on remarquera que Kuei inverse le rôle des présences masculines et féminines, faisant de la femme la prédatrice ultime de l’intrigue, et reléguant l’homme au statut de victime par deux fois humilié. L’épouse demeure globalement une figure de martyre jusqu’au dernier acte, où elle laisse place à un esprit vengeur impitoyable (un bel exemple des différences mystiques séparant les deux cultures).
La répartition des plans et des stratégies de mise en scène n’a pas fait l’objet d’études aussi approfondies que Les Diaboliques, mais l’on peut aisément remarquer que la durée des plans a tendance à raccourcir à mesure que le récit évolue, illustrant ainsi le changement progressif de tons au gré des influences dominantes. La progression des références est particulièrement saisissante en cela que Kuei semble utiliser ses influences étrangères pour légitimer un final rendant hommage à tous les cinémas, et dépassant dans son audace les précédents films de fantômes chinois. Parmi ceux-là, on peut compte The Mirror (Qin Tao, 1967), qui traitait également de confrontations et de jeux d’esprit au sein d’un couple dysfonctionnel avant de virer dans le film de séquestration, ou Black Magic (Ho Meng-Hua, 1975), un métrage érotico-horrifique d’exploitation pionnier du style à Hong Kong. Reprenant à son compte des idées ayant marqué le public dans le magnifique film d’anthologie japonais Kwaidan (Masaki Kobayashi, 1964), et notamment le tatouage intégral du corps pour se protéger des esprits malveillants, Kuei fait de son climax unique le point d’orgue de ses réagencements stylistiques, parvenant même à créer une esthétique plus proche de l’horreur à la Hammer, voire du giallo. Plusieurs idées seront par ailleurs reprises dans des œuvres subséquentes, comme L’Exorciste chinois (Sammo Hung, 1980) ou Histoire de fantômes chinois (Ching Siu-tung, 1987).
« Hex », 1980
Cette mosaïque s’explique par le fait que Hex, qui donnera lieu à plusieurs suites, est le produit d’une production en crise au sein du studio Shaw Brothers, alors en perte de vitesse face à leurs concurrents comme la Golden Harvest. Les films de kung fu ne suffisant plus à engendrer des revenus suffisants, de plus en plus d’expérimentations cinématographiques ont lieu, regroupant nombre d’influences dans l’espoir de créer un ensemble cohérent. Ce fut loin d’être souvent le cas, mais Hex fait partie des réussites de l’époque, et parvient ainsi à s’imposer comme référence du genre horrifique hongkongais. Quelles que soient vos préférences donc, il est fort probable que vous trouverez quelque chose à apprécier ici.
Que conclure du glissement du film noir au film d’horreur, du film d’auteur français à la production hongkongaise dont les objectifs sont tout autres ? Le cœur du sujet est là, inchangé, posant son regard critique sur la trahison du conjoint et se concluant sur une sorte de justice divine inévitable. Les chemins pour y parvenir, cependant, ont changé. L’approche naturaliste et basée sur la caractérisation de Clouzot cède le pas à des besoins narratifs différents, donnant la priorité aux événements plutôt qu’aux personnages, laissant le choix entre horreur humaine et frissons surnaturels.
Source :
Hayward, Susan. Les Diaboliques (Henri-Georges Clouzot, 1955). University of Illinois Press, 2005.
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