Portlandia: grandeur et misère de l’anticonformisme
Portlandia n’apporte guère de nouvelles encourageantes de l’état de santé de la contre-culture. Elle en offre de bien meilleures de celui de la comédie authentique.
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Portlandia n’apporte guère de nouvelles encourageantes de l’état de santé de la contre-culture. Elle en offre de bien meilleures de celui de la comédie authentique.
Alors que sa sixième saison a repris depuis le 12 janvier 2016 sur IFC, retour sur une série qui, depuis maintenant une demie-décennie, prend le pouls des tendances visibles dans la « Cité des Roses », comme on (ou se) surnomme affectueusement Portland, Oregon. Mais de quelle ambivalente affection Carrie Brownstein, Fred Armisen et Jonathan Krisel, ses co-créateurs, entourent-ils exactement celle-ci ? Passant à sa loupe une Zeitgeist, Portlandia, qui ne fera peut-être pas rire tout le monde, entend pourtant l’accomplir pour à peu près n’importe qui. Exemples tirés du Net à l’appui… au risque de la bien connue de ses aficionados technology loop !
Lundi. Un cycliste à barbichette et écarteurs s’apprête à entrer dans un bar. Par la vitrine il aperçoit, verre en main, le prototype du cadre supérieur au sourire aussi faux que ses dents blanchies. Dépité, il rebrousse chemin. « This bar is OVER ! » Mercredi. C’est sur le même produit de corporation que notre cycliste se casse les dents, celui-ci en train de bichonner un vélo neuf. « Fixing your bike is OVER ! » s’exclame-t-il en refourguant sans préavis le sien au premier venu. Jeudi. Atelier bricolage à l’ombre d’un garage avec une complice à chignon-fleur… Notre ami à polo de se pointer avec sa propre planche de coquillages. « Shell-art is OVER ! » On devine en substance la suite de la semaine… Une année plus tard. Accoutré tel le premier il y a quelques mois, c’est à l’extérieur de la vitrine du même pub que se tient l’un, tandis que le second a repris, du dedans, les dehors de celui à qui il s’opposait depuis le début. Ce n’est toutefois plus le même qui du haut de son deux-roues se lamente dans sa barbichette nouvellement acquise : « This bar is soo over. »
Ce prologue au premier épisode de la saison 3 de Portlandia synthétise l’essence de la série. L’intro a la forme d’une blague qui pourrait se raconter (plus drôle en filmée, certes). Portlandia se compose pour l’essentiel de ces numéros, musicaux au besoin, se concluant par une chute, retour à l’envoyeur, ou simple réduction à l’absurde. Conjonction dans le titre d’une ville et d’une manie, elle prend place à Portland, Oregon, capitale mondiale du hipstérisme, ses boutiques, ses cafés, ses squats et ses villas… Fred Armisen et Carrie Brownstein y incarnent (souvent sous le nom de Fred & Carrie) perruques et déguisements à l’appui, travestissements nombreux, un duo de divers locaux dans leur quotidien, interactions, d’altercations en idées plus ou moins neuves (un ressort comique fréquent étant leur « invention » et mise en branle d’une tendance bien installée). Au fil des sketchs se cartographie peu à peu un univers, au propre comme au figuré, alternatif. Portland devient cette ville étrange où tout le monde, chacun à sa manière, s’est engagé dans ce qui ordinairement distingue du commun, où la marge est devenue la norme.
Il y a une utopie Portland, qui serait ce lieu où échapper, momentanément ou pour de bon, à la course à la réussite, les pressions sociales intenables, etc., cela dans des conditions viables voire tout à fait confortables. Et il y a son envers, qui ressemblerait plus à un cauchemar : Portlandia. Une ville « comme une autre » (sauf Seattle, ne cesse-t-on de nous répéter, surtout pas Seattle…), à ceci près qu’elle ferait tout différemment. Ni petite, ni immense, pas vraiment pauvre, pas très mixte, mais à l’altérité revendiquée – où les conformistes d’ici auraient repris les signes extérieurs d’appartenance d’ailleurs à l’opposition culturelle, pour en faire ceux de la bonne intégration sur leur territoire. « Keep Portland weird ! » peut-on lire sur un graffiti du générique. D’épisodes en épisodes, l’adresse devient familière. Elle recèle pourtant quelque chose de déroutant (weird, seulement pas au sens espéré au premier degré). C’est que les vrais bizarres ne font pas exprès de l’être. Ils peuvent assumer ce statut, s’en amuser, se réjouir, le vivre avec fierté. Mais ils ne se forcent pas. Armisen et Brownstein font leur miel des kitschs et contradictions de la culture du veggie burger (c’est un végétarien qui écrit), du « rent it out ! » et « we can pickle that ! ». La mise en ordre sous l’apparence de la spontanéité.
Un élément de fascination, pour une série humoristique, tient à l’absolu sérieux de ses personnages. Portlandia est une série délicieusement, mais agressivement, a-ironique, remplie à ras-bord de personnages qui, sous des dehors traditionnellement identifiés au refus de l’autoritarisme et de l’esprit de sérieux, exercent une autorité (généralement infondée), font preuve d’une pédanterie, dont le spectateur peut se délecter de l’absence de limites. Émerveillée par l’hostilité systématique des deux vendeuses du Women & Women First (librairie féministe, comme son enseigne l’aura fait comprendre), cela spécialement à l’encontre de leurs clientes femmes, ou de l’attitude pas possible de fans plus ou moins équilibrés quand ils rencontrent leurs idoles, elle invite célébrités musicales dans leurs propres rôles ou visages identifiables dans des incognitos, pour contribuer à la vanne. Ce n’est pas le féminisme ou la culture hippie qui sont visés, mais ce qui se passe quand une mentalité de petits commerçants d’un côté, de consuméristes gâtés de l’autre prennent le dessus. Pas la normalisation de justes causes, mais son exact inverse – un air du temps qu’est l’uniformisation du sentiment d’être spécial, ce qui se passe quand les symboles de l’autrement s’avèrent manufacturés en Chine.
Portlandia est née de la rencontre de deux esprits : Carrie Brownstein et Fred Armisen – qui n’ont jamais fait un secret d’avoir décidé de travailler ensemble en lieu en place d’une mise en relation qu’ils devinaient potentiellement moins durable. Leur alchimie est palpable à l’écran. Un à un, ni lui ni elle, ne seraient si drôles (même Armisen, amuseur de métier, n’excelle en principe qu’en équipe ou partenariat). Combinés, c’est précisément leur refus radical de se montrer amusants qui en fait des tueurs. Autre ironie bien actuelle, dans une culture où à peu près l’entier de la population argue de sa drôlerie, les vrais comiques se signaleraient à leur absence extérieurement revendiquée d’humour. Musicien de formation (on l’apprend par Nardwuar être apparu sur l’album pastiche… Crisis of Conformity), mélomane averti, Fred Armisen vient de la scène punk, d’où son goût du déguisement l’a propulsé vers le divertissement. Carrie Brownstein est quant à elle la chanteuse et guitariste de Sleater-Kinney, groupe à l’indépendance respectée, s’étant notoirement attiré des sympathies queer, spécialement proche, via Armisen selon toute probabilité, de l’équipe du SNL. Portlandia est une série en musique, truffée de musiciens, à l’adresse d’un public cible pas toujours si éloigné des types d’auditeurs qu’elle caricature. Il faudrait à ces deux noms ajouter celui présent au générique de Jonathan Krisel, collaborateur chez ces cousins de Fred & Carrie que sont Tim & Eric, à présent impliqué sur le déjà très prometteur Baskets. Soit un œil tout particulier pour des formes d’aliénation de l’image – ici appliqué aux réseaux sociaux comme outils de communication et de publicisation ou à l’influence des nouvelles technologies, rarement autant vus et exploités à l’écran.
Portlandia a gagné en légitimité dans le milieu, au fond très hiérarchisé, de la comédie US en s’attirant les louanges d’un Jerry Seinfeld, concluant avec fausse modestie sur la portée de son avis (« Well it’s my opinion. What do I know about comedy ? »). L’éloge est en un sens logique. Seinfeld, la sitcom qui définit le genre pour les années 90, construit chacun de ses épisodes sur un sens de l’observation qui fait de sa vedette un génie de la montée en épingle (sur le mode « avez-vous remarqué ? »). Aussi différents que soient ses personnages, Portlandia joue de même d’un ressort observationnel. Prendre l’attendu, ce qui ne se remarque pas ou plus à force d’être présent sous nos yeux, pour en faire jaillir de l’inattendu[1]. La pique sur laquelle Seinfeld conclut son adoubement pourrait cependant s’avérer elle aussi révélatrice. Le risque que courre Portlandia n’est pas tant celui d’une réprobation mal placée devant des mouvements légitimes (cela, on croit l’avoir montré) que d’une forme de morgue, celle d’une satire du haut vers le bas, qui ne viserait plus le ridicule des puissants mais des relativement plus petits : vedettes contre velléitaires, artistes contre publics, ajustés au détriment des loufoques, etc. Chloë Sevigny en saison 3, en anonyme costumée telle pourrait l’être la guest elle-même, soit selon un modèle ordinairement favorisé par des filles à l’intelligence supérieure à la moyenne, pour se révéler une incarnation avérée de l’ineptie. La gêne qu’il y a à rire d’un concours de beauté pour chiens organisé par deux mendiants. Le nombre d’injonctions moralisatrices qui ponctuent la série (« get a job !», « stop nurturing your child !»), ce côté donneur de leçons quand Edward James Olmos recommande à un fan envahissant de Battlestar Gallactica d’aller consulter (mais où l’on devine, tout l’amusant de la situation, qu’il s’est déjà « dans la vie » retenu de le faire).
Portlandia est une série à double-tranchant, qui divisera son public entre ceux dont le rire remonte directement du bas ventre et ceux qui, c’est leur plus strict droit, n’y verront qu’une mixture trop désagréablement anxiogène pour appeler à une véritable appréciation. (L’ombre de Twin Peaks plane parfois sur elle, ne serait-ce que par la présence de Kyle McLachlan en maire lunaire et lunatique.) Un show qui déclare à longueur de temps préférer les ennuyeux aux originaux quand elle est l’œuvre de deux drôles d’oiseaux, aussi éloignés de la norme qu’il se puisse concevoir. Fondée sur le respect du travail bien fait contre la prétention, tout en faisant relayer le message par des personnalités non seulement talentueuses et travailleuses, mais à leur échelle chanceuses (autre détail flagrant de cet univers, l’absence caractéristique de talent des créatifs qui le peuplent… c’est évidemment très drôle, ce qui le serait moins étant d’imaginer un gâchis équivalent où le talent courrait les rues). Il y a beaucoup d’ambivalence à l’œuvre dans Portlandia. Précisément ce qui en fait dans le paysage télévisuel non seulement une œuvre singulière (la série nous aura appris à nous méfier du culte de la singularité), mais personnelle – celle de deux personnalités intègres s’inquiétant de devenir des vendues. Projetant, ou cachant, cette inquiétude dans la moquerie adressée à une société où l’alternative est devenue un segment comme un autre de l’économie de marché. Portlandia n’apporte guère de nouvelles encourageantes de l’état de santé de la contre-culture. Elle en offre de bien meilleures de celui de la comédie authentique.
[1]Ce qui n’est pas sans rappeler la définition bergsonienne de l’humour, voir notre dossier sur Gaz de France