Horace and Pete: 2016 vu du zinc
L’actualité électorale de 2016 ne manque pas de fournir du grain à moudre à la comédie américaine. Dans une web-série en théâtre filmé, autour de bières dont le prix varie à […]
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L’actualité électorale de 2016 ne manque pas de fournir du grain à moudre à la comédie américaine. Dans une web-série en théâtre filmé, autour de bières dont le prix varie à […]
L’actualité électorale de 2016 ne manque pas de fournir du grain à moudre à la comédie américaine. Dans une web-série en théâtre filmé, autour de bières dont le prix varie à la tête du client et de whiskys offerts – ou non – par la maison, Louis C.K. et Steve Buscemi se confrontent à cette période brûlante… pour en tirer la matière d’un âpre drame domestique. Horace and Pete sur un mode expérimental de mise en scène et de diffusion, frappe autant par son originalité que sa subtilité et son audace.
Louis C.K. se souvient de la réaction en 2006 d’un responsable de HBO, hilare, aux reproches de ringardise faits dans la presse à Lucky Louie – comme si ses décors cartons pâtes et rires du public étaient une décision par défaut, et non pas un choix esthétique réfléchi : « We’re making The Sopranos! » En 2016, l’absurdisme de l’humoriste est mieux identifié. Horace and Pete, web-série co-écrite et interprétée avec Steve Buscemi reconduit un dispositif théâtral en huis-clos, dans des plateaux-scènes semi-crédibles. Si la série reste relativement confidentielle (promo minimale), ses intentions prêteront moins à confusion – d’autant plus que ce ne n’est pas souvent le gros rire qui est recherché ici. Comme à peu près tout le monde, C.K. adore Les Soprano. Ce n’est pas un hasard si deux habitués du show apparaissent dans son petit dernier (Buscemi acteur, scénariste et metteur en scène sur celui-ci, mais encore Edie – Carmela – Falco). La saga de David Chase racontait dans l’Amérique contemporaine le quotidien de créatures du passé, conscientes jusqu’à un certain point de leur propre anachronisme. C’est, sur un mode formellement replié, exactement le sujet de Horace and Pete. Un point de jonction pour le moins improbable se nouant en une altercation sur le cunnilingus qui semble sortir en droite ligne d’un épisode précis de cette grande sœur mafieuse.
Horace and Pete’s est le nom d’un établissement irlandais sis au centre de Brooklyn depuis 1916, dont la clientèle de pochards habitués se chamaille avec celle résultant d’une gentrification entérinée de longue date. Nullement passéiste, la série s’abstient de tout lamento sur cet état de fait, tout en observant les échanges, frictions, malentendus, ou éventuels passages de relais, qui résultent de cette rencontre sous une même enseigne. Horace (C.K.) et Pete (Buscemi) en sont les deux gérants récalcitrants (et passablement incompétents). Frères d’une famille où l’on se baptise ainsi de pères en fils, ils ont repris, selon la tradition, le bar au décès de leur père il y a de cela maintenant une année, sous l’œil de leur oncle Pete (Alan Alda), un vieillard bougon et réprobateur qu’on paye comme on peut en puisant dans la caisse pour rester là à agresser la clientèle. Telles sont du moins les données initiales. Car leur sœur Sylvia (Carmela Falco), seule à accepter de voir que le commerce familial court à la banqueroute, entend faire valoir son droit à la vente pour profiter de sa part. Du litige, un passé de non-dits ressurgit, impliquant bâtardise, schizophrénie, cancer, violence domestique. Horace and Pete est une tragédie vue et jouée par des gens drôles, de ce qui se passe quand des comiques pénètrent le territoire où l’on cesse ordinairement de rire. Cela n’en fait pas du meilleur C.K. qu’à l’accoutumée, mais c’est le pas de trop qu’il se devait une fois d’assumer tant il n’en finissait de le contempler.
Web-série hebdomadaire, le « premier acte » de celle-ci s’est tourné avec ses participants en cinq semaines, à l’arrache, juste à temps pour la diffusion chaque samedi d’un nouvel épisode. Si un arc se dessine quant au portrait d’une famille dysfonctionnelle, le contenu du dialogue impliquant des personnages secondaires s’est rédigé pour une large part au gré d’évènements de l’actualité. Au zinc de Horace and Pete, libéraux, républicains et libertariens de passage s’écharpent concernant les élections, débattent de sujets qui les agitent (du droit à l’avortement aux politiques migratoires, en passant par les règles de politesse désuètes ou d’importance). Écrit par des (et essentiellement à l’intention de) sensibilités de gauche, la série n’entend pas désespérément faire valoir le point de vue que ses créateurs et spectateurs partagent en principe, mais applique un principe de charité à ses intervenants (il revient à Nick DiPaolo, publiquement républicain, de se faire à plusieurs reprises l’avocat de la partie adverse). Si la campagne présidentielle de 2016 fournit matière rêvée à la satire, de Johnny Depp en Donald Trump au passage en revue des candidats par Triumph the Insult Comedy Dog, c’est un portrait plus impressionniste qui est entrepris ici. Au-delà du débat d’idées, ce petit théâtre feuilletonnesque esquisse l’image d’un pays aux classes sociales extrêmement marquées. Un soin visible est porté à donner visibilité à des milieux modestes tendanciellement occultés par le cinéma et la télévision.
Il ne faudrait pas en déduire qu’aucune férocité ne sous-tend la situation, sur le mode unanimiste du « en fin de compte tous les points de vue se valent ». Horace and Pete est (et il n’y en a pas beaucoup) une série engagée. Car les enjeux sont colossaux. La démocratie est aussi affaire de démographie. Or, aux États-Unis, la disparité croissante entre la masse d’un électorat traditionnellement démocrate et la visibilité d’une ultra-droite bileuse finit par fournir devant l’agitation de cette dernière l’impression qu’offrirait le cri des dinosaures au seuil de leur extinction. C.K. et Buscemi en ont pris leur parti : l’avenir est au progrès. (1) Seulement le présent inclut aussi sa charge de passé. De l’autre côté du bar, Alan Alda en Uncle Pete atrabilaire a la charge de représenter ce legs pesant. Il est ce vieux tenancier de bar, outrageusement réac’ – si ouvertement, obstinément, que la première réaction serait de pouffer devant l’absence de complexion de ses préjugés haineux. Mais la série lui laisse le temps de développer ses idées, d’aller au fond de sa pensée. Au fur et à mesure que son babil se prolonge, que ses injures se déploient, un sentiment d’intime horreur saisit jusqu’à l’os.
Ce vieux chien de garde, légataire à ses propres yeux des traditions les moins justifiables, n’est pas qu’un citoyen exécrable (dans une société pluraliste, ce n’est pas interdit), il est surtout la ruine d’une famille entière. Outre ce talent qui consiste à créer des situations jamais vues d’embarras, frappant avec l’évidence du « ça arrive pourtant tellement souvent dans la vie », C.K. donne ici la pleine mesure de l’intuition géniale et nécessaire qui sous-tend son art : l’imbrication de l’intime et du politique. Horace and Pete n’est pas d’un côté (au rez de l’établissement) un commentaire politique, de l’autre (dans une chambre du gérant à l’étage) un drame intimiste. L’intime révèle le politique, le politique détermine ce qu’est l’intime. L’incapacité chronique au bonheur d’individus loyaux à leur famille toxique voit sa source désignée par un nuisible bouffon, reflet d’une époque dans laquelle ces hommes en milieu de vie ont grandi, aux coutumes dominées par la lâcheté, l’indifférence, la cruauté et la bêtise. Son obstination effrontée n’est pas seulement déshonorante, elle est suicidaire.
Depuis Woody Allen, les humoristes américains en période d’assombrissement regardent vers le même phare suédois de Fårö : Ingmar Bergman. La confession face caméra de l’ancienne épouse d’Horace en une demi-heure du quatrième épisode évoque autant le monologue d’Alma dans Persona (pour la charge sexuelle) que le cadrage sur Ingrid Thulin adressant à voix haute une lettre à son mari dans Les Communiants. De Bergman à Allen, d’Allen à C.K. apparaît un même sens de la scène de ménage, une capacité à générer des confrontations hommes/femmes où (contrairement souvent à leurs personnages masculins) les cinéastes regardent et écoutent le reproche vivant qu’ils prennent à la face. Horace and Pete contient, entre autres, une conversation d’une franchise épuisante sur la tromperie, la rupture la plus perverse et indigne vue depuis longtemps sur un écran, un fantasme sur Jessica Lange tournant en une méditation sur la culpabilité érotique, des échanges père-fille où suintent des années de négligence parentale, une veuve joyeuse dont les malheurs font sangloter son plan cul – et une cliente de bar qui, bien que nullement raciste ou homophobe en elle-même, souffrant du syndrome de la Tourette se retrouve dans la position gênante que ces prémisses laissent imaginer. Filiation, conjugalité, vie courante, sont ici contaminés par un mal qui dépasse les personnages, une aberration collective.
Théâtralité et rugosité relancent ici une démarche expérimentale, tendent à une forme d’étrangeté avant-gardiste. L’écueil du misérabilisme n’est pas constamment évité, la tendance au pathos des deux auteurs étant avérée. Ce n’est donc pas tant sur son dispositif formel, ou les émotions qu’elle charrie, que la série finalement surprend. Il manque une personne à l’enseigne d’Horace et Pete, elle s’appelle Sylvia. Au-delà de leurs divergences quant à grosso modo tout le reste, la comédie US et les conservateurs partagent à tout le moins fréquemment un souci commun quant au politiquement correct. D’une manière implicite, c’est à un commentaire étonnamment nuancé sur un enjeu qu’ils considèrent sérieusement que C.K. et Buscemi s’essayent ici. Des manières de parler, de débattre d’enjeux vitaux (tant électoraux que de clans) s’inscrivent dans une Histoire faite de formes de violence organisée, de modes de discrimination et d’assujettissement systématiques. Ce n’est pas là un problème à prendre à la légère. Si Horace, Pete et Sylvia valent un peu mieux que leurs parents, il est envisageable qu’un constat identique s’applique à leur progéniture. Les jours d’Uncle Pete étaient comptés. Il est temps pour ses descendants – et descendantes – de s’interroger sur ce qu’ils feront de son difficile héritage. En dépit de sa ringardise apparente, c’est une situation pré-révolutionnaire que décrit Horace and Pete. L’établissement s’écroule. Pour ceux que leurs traditions maintiennent à l’intérieur, la perte sera irréparable. Pour ceux (plutôt celles) qui s’en émancipent – tout compte fait, bon débarras.
https://louisck.net/show/horace-and-pete
(1) Ndr, rétro : Il n’est pas formulé explicitement, lourdement suggéré, mais il y a là un pronostic raté qui m’a décidé à m’abstenir par la suite d’une certaine forme de prévisions en regardant dans une boule de cristal. Certes, c’était début 2016, et se tromper avec la majorité prête souvent moins à conséquence, mais ce plantage est d’autant plus amer qu’il apparaît au sujet d’une série qui était une des rares contributions du moment à articuler via un de ses personnages une capacité d’attrait du vote Trump : le facteur fuck everything. La prémisse de l’erreur faite ici n’a pas suffisamment été rectifiée depuis, à savoir imaginer certaines tranches de l’électorat captives d’un Parti (les Démocrates, en l’occurence) contre un autre auxquelles ne sauraient se rallier. Elles sont de plus en plus à avoir des membres qui le font, pourtant.