1481048684_gcv_posterSélectionné dans le Concorso Cineasti del presente, programme réservé aux premiers et deuxièmes films de réalisateurs émergents, Gorge Cœur Ventre est une découverte atypique qui justifie à elle seule l’existence de ce genre de section « tremplin ». Par sa manière de nous faire reconsidérer notre rapport à la fiction et à la réalité, le premier long-métrage de Maud Alpi (lire notre entretien ici) parvient à bousculer notre relation à l’autre animal. Loin des discours politiques martelés avec fracas et provocation, la réalisatrice française a opté pour la force de l’évocation poétique, persuadée que la parole des bêtes, avec sa part d’étrangeté et de mystère, était le meilleur moyen de réveiller en nous des émotions primitives et retenues. Une approche d’autant plus efficace que le film s’avère être l’un des plus soignés esthétiquement de cette 69e édition du Festival del film Locarno, d’où il est reparti avec la mention spéciale du jury Swatch First Feature Award.


La journée, il vit dans une maison en ruines, partage sa couche et ses repas avec son chien Boston. La nuit, il travaille dans une bouverie, conduit les bêtes à la mort pendant que son compagnon canin, attaché non loin de là, entend les vaches, les porcs et les moutons gueuler. Lui, c’est un jeune homme, punk sur les bords, un vagabond qui met de l’argent de côté pour s’en aller. À force, et on le comprend, la tâche lui pèse. Après plusieurs nuits plongées dans l’abattoir, il partage une vision avec son collègue : « Il faudrait fabriquer des races qui ne peuvent plus crier […] il faudrait aussi qu’ils fabriquent une race qui chie presque plus, une race propre… Y pourraient faire ça, une race propre génétiquement modifiée. […] On nous regarderait autrement ». Voilà qui « adoucir[ait] encore beaucoup d’horreurs et d’inhumanités » comme l’écrivait Nietzsche dans Humain trop humain après avoir affirmé que « la cruauté envers les animaux […] se ramène au défaut d’intelligence ; l’animal [ayant] été, particulièrement dans l’intérêt de la théorie cléricale, rejeté trop loin derrière l’homme. »[1] En effet, au rythme des abattages, le jeune homme semble perdre de vue la part de vivant chez les bêtes qu’il guide entre les barrières, préférant les tuer plutôt que de les voir mettre bas. Au sujet de son documentaire Meat (1976), Frederik Wiseman disait que ceux qu’il choquerait devaient « croire que les hot dogs poussent sur les arbres » et le personnage interprété par Virgile Hanrot préférerait qu’il en soit ainsi. Cependant, l’intention de Maud Alpi n’est certainement pas de nous faire regarder autrement bouviers et abatteurs, comme le souhaiterait son personnage, mais plutôt de nous rapprocher des bêtes en nous faisant ressentir leur peur primaire de la mort.

Film Exposure_Gorge Coeur Ventre

À l’opposé de la froideur industrielle des abattoirs filmés par Wiseman, Gorge Cœur Ventre se veut chaleureux. Une chaleur visuelle tout d’abord, magnifiquement rendue par la photographie crépusculaire de Jonathan Ricquebourg ainsi qu’une chaleur émotionnelle, transmise grâce aux regards captés par la caméra portée qui suit au plus près possible les bêtes jusque dans « le couloir de la mort » grâce à des focales courtes. Lors de notre entretien, Maud Alpi nous a affirmé avoir voulu donner au spectateur « la sensation qu’on les caresse, qu’on les touche avec le regard ». Un étrange corps-à-corps se joue alors entre l’homme (qu’il soit personnage ou spectateur) et l’animal, une proximité qui permet l’empathie, la contagion de l’émotion.

À la croisée de la fiction et du documentaire, Gorge Cœur Ventre n’a rien du film antispéciste lourdement militant que nous pouvions redouter. Comme son titre l’indique, il vise – et provoque – une réaction sensorielle, corporelle, viscérale et émotionnelle au contact des animaux. Sans rapport non plus avec le didactique mais non moins beau documentaire Le Sang des bêtes (George Franju, 1949), il laisse peu de place aux voix des hommes, leur préférant celles des bêtes, dont les cris et l’agitation suscitent d’avantage l’interrogation que la culpabilisation chez le spectateur. Violentes, les longues séquences qui montrent les vaches se bousculer et tenter de reculer ne tombent jamais dans le sensationnalisme ou la dénonciation agressive. Un choix qui s’avère payant : par l’épure, cette plongée dans l’abattoir prend peu à peu des airs de voyage fantastique. Guidé par Boston, le récit gagne une portée onirique et métaphysique dans un final à la beauté redoutable. Cette ultime rencontre des chiens fuyant l’enfer de l’abattoir rappelle forcément Stalker et la nature chtonienne souvent conférée à l’animal. Par une habile – entendez discrète – maîtrise du symbole, Maud Alpi laisse le soin au spectateur de recevoir ces images comme il le pourra. Quelles que soient la perception et l’interprétation de ce dernier, il est à peu près certain que celles-ci le poursuivront pour un moment.

Film Exposure_Gorge Coeur Ventre II

« Nous ne tenons pas les animaux pour des êtres moraux. Mais croyez-vous donc que les animaux nous tiennent pour des êtres moraux ? – Un animal qui savait parler disait : “L’humanité est un préjugé dont nous autres animaux, au moins, nous ne souffrons pas.” »
― Friedrich Nietzsche, Aurore, §333, Humanité

Nous renvoyant à nos effrois instinctifs, Gorge Cœur Ventre s’apparente à une expérience primale permettant une reviviscence de notre propre animalité. Une banalité ? Il suffit de repenser à Yann Moix qui affirmait, sûr de lui, que « l’homme n’est pas un animal » avant d’ajouter ne pas savoir si le « vouloir vivre d’une vache est si puissant que ça », la bête n’ayant pas de « projet, d’avenir, de mémoire » ni d’« être au monde » pour se rendre compte que notre partie animale n’a jamais été autant rejetée. Que la bête n’ait pas de projet, soit. Mais le mouvement proposé par Maud Alpi, écho nietzschéen, est inverse : plutôt que de se demander « où cesse l’animal, où commence l’homme ? »[2], elle nous rappelle que le propre de l’horizon animal est de réclamer « la vie comme un bonheur »[3]. Que ce soit avec conscience ou dans une pulsion aveugle, c’est ainsi « qu’il en va pour nous tous durant la plus grande partie de notre vie : nous ne sortons pas d’ordinaire de l’animalité, nous sommes nous-mêmes ces animaux qui semblent souffrir sans raison. »[4] Traversant la barrière des espèces, la réalisatrice propose une représentation de la nature proche de l’animisme ou du paganisme qui présuppose « partout l’esprit, sans songer à vénérer en lui une prérogative humaine »[5]. Forcément, le « dernier homme » – parfaitement incarné par un Moix ou par le spectateur qui réduira Gorge Cœur Ventre à un « film d’herbivore » – trouvera déplacée ou dégoûtante la sentimentalité envers les animaux qui s’en dégage, lui qui, « dès l’origine, a vécu au milieu d’eux comme leur ennemi le plus acharné »[6]. L’autre spectateur, celui qui appartient à ce que le philosophe appelle les « races nobles », se verra honoré par une telle fable à l’orée du fantastique qui considère l’esprit comme « ce qui nous lie à la nature et non ce qui nous en sépare »[7]. Ainsi se forme la modestie.

GORGE CŒUR VENTRE
Réalisé par Maud Alpi
Avec Virgile Hanrot, Dimitri Buchenet, Boston
Date de sortie inconnue en francophonie

 


*Sources :

[1] Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, §101, Ne jugez point.
[2] Friedrich Nietzsche,Considérations inactuelles III, §V.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Friedrich Nietzsche, Aurore, §31, La fierté de l’esprit
[6] Ibid., §286, Animaux domestiques, de salon et apparentés
[7] Ibid., §31, La fierté de l’esprit

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