Parmi les célébrités qu’accueillait le Festival del film Locarno pour sa 69e édition figurait Howard Shore, illustre compositeur à qui le festival décernait un prix honorifique, le Vision Award Nescens. Nous avons eu l’occasion de nous asseoir avec le compositeur de The Lord of the Rings et The Naked Lunch afin de revenir sur sa riche carrière ainsi que ses collaborations de longue date, telles qu’avec David Cronenberg, Martin Scorsese et Peter Jackson.

Howard Shore 1

Dans une interview, vous affirmiez que votre style était toujours dicté par le réalisateur. Prenant ceci en considération, comment parvenez-vous à toujours pouvoir vous exprimer ?

Ce que j’essaie de faire, c’est d’avoir une bonne relation avec le réalisateur. Je veux exprimer les idées que j’ai, puis que le directeur me guide en fonction de ce qu’il a besoin pour le film. J’essaie toujours de composer avec mon cœur et d’offrir d’une certaine manière ce que j’estime être une véritable expression de l’histoire en question.

À quel point était-ce différent de travailler avec David Cronenberg, Martin Scorsese et Peter Jackson ?

Ce sont tous d’excellents réalisateurs. Ils ont tous leur manière différente de travailler. Je pense qu’il s’agit juste de s’adapter à des sensibilités différentes. Avec Cronenberg, je travaille vraiment comme un collègue. Il a expérimenté, il a réalisé beaucoup de films, After Hours posterdont beaucoup avec moi, et il y a donc une grande confiance entre nous.

Avec Scorsese aussi nous travaillons depuis longtemps – depuis 1986 sur After Hours – et il adore la musique. C’est vraiment un environnement amusant. Le processus est assurément différent : il y a beaucoup plus de discussions et nous regardons d’autres films, des vieux films. Aussi, on regarde énormément le film. Toutes les quelques semaines, on le regarde, peu importe la forme dans laquelle il se trouve. Martin est un vrai fan de musique. Il a une collection fabuleuse et s’il met de la musique dans un film, ce n’est jamais par accident. C’est très précis. Il peut passer un jour ou deux juste pour ajouter une musique à son film. C’est un processus très intéressant. Avec David, ce n’est vraiment pas la même chose.

Avec Peter, comme il était en Nouvelle-Zélande et que j’étais à New York, nous avons collaboré différemment. Je suis allé le trouver en Nouvelle-Zélande, nous avons beaucoup travaillé sur internet, puis je l’ai retrouvé à Londres pour les enregistrements. Peter a assisté à toutes les sessions. Cronenberg ne le ferait jamais, il me laisserait juste les faire. Donc oui, ils travaillent vraiment de manière différente.

Votre carrière est bien évidemment impressionnante, mais pour beaucoup de personnes votre composition pour The Lord of the Rings reste la musique de film de la décennie. La considérez-vous comme une sorte de consécration, ou simplement comme une œuvre de plus dans votre carrière ?

Eh bien, j’y ai assurément investi tout ce que je connaissais en cinéma, en musique, en composition, en orchestration, en conduite, en production et en enregistrement. Cela est arrivé à un stade où j’avais entamé la cinquantaine, donc à une bonne période. J’avais fait beaucoup de films à ce moment-là – peut-être 70 – et je connaissais très bien cet orchestre. J’ai composé cette pièce spécialement pour celui-ci. À cette époque, je parvenais vraiment à faire toutes ces choses tout en réussissant à garder une ampleur réduite, comme si je faisais un film indépendant. Je contrôlais tous les aspects de ce qui se faisait. Je pense que ça a aidé dans la création de la pièce.

Comment est-ce que vous abordez des scores aussi titanesques que celui de The Lord of the Rings ou de The Hobbit ? Ne vous lassez-vous jamais ? Comment continuez-vous à vous surprendre ?

Je ne me suis jamais ennuyé sur The Lord of the Rings. C’était une tâche tellement exténuante : tu regardes ces livres et tu sais que tu dois écrire une pièce pour ça. Tu savais que toutes ces choses allaient se produire, comme la destruction de l’anneau par exemple. Tu savais qu’à un moment, tu allais devoir Jackson/Shorecomposer pour illustrer ça. D’une certaine manière, tu essaies de faire ton chemin jusqu’à ce point culminant. Chaque jour était comme une petite expédition. Si tu vois trop loin, tu finis écrasé. Mais si tu réussis simplement à penser à « comment vais-je arriver d’ici à là-bas ? », tu finis par relier les points. Ça n’était jamais fastidieux. Après quatre ans de The Lord of the Rings, je devais me forcer à prendre de la distance parce que tu te fais trop aspirer. Je me sentais si heureux de composer dans cet univers.

Pourriez-vous revenir sur votre travail sur King Kong, qui ne fut finalement pas utilisé pour le film ?

Eh bien, on espère toujours que chaque collaboration sera géniale mais les gens changent, les choses changent. C’est comme une relation amoureuse : parfois la magie est là et ça fonctionne, parfois pas. Je ne sais pas si la musique sera éditée un jour. On verra. Mais je ne suis pas sûr qu’il y ait une raison pour ça.

Il semblerait qu’il y ait eu un grand changement de paradigmes dans la manière de composer de la musique de films. Avant, les scores se basaient essentiellement sur l’utilisation de thèmes – Thème A, Thème B –, surtout pendant la période classique des années 1930-1950. Aujourd’hui, c’est plus rare de trouver de telles compositions, bien qu’on trouve toujours des exceptions – à l’image de votre travail avec Peter Jackson. Comment percevez-vous cette évolution ?

Cette façon d’utiliser des idées thématiques et des leitmotivs vient du 19e siècle, de Wagner. Avant ça, la musique n’était pas censée exprimer des émotions. Elle était pure. Elle n’était pas descriptive d’objets, de culture ou de personnages en particulier. Tous les films n’ont pas besoin de ce type de processus pour les expliquer. The Lord of the Rigns est sans doute l’univers de fantasy le plus complexe jamais créé. En l’adaptant, il semblait logique d’exprimer la clarté de la narration à travers la musique. Utiliser le système des leitmotivs pouvait nous aider à expliquer la différence entre Rivendell et Lothlórien, ou entre le Rohan et d’autres cultures des hommes. Mais tous les films ne nécessitent pas cette approche. Les films de Cronenberg par exemple ont à faire avec l’ambiguïté. Ils ne veulent pas apporter autant de clarté aux spectateurs. Ils leur laissent amener leurs propres idées. La musique peut être utilisée de manières très différentes.

Vous avez commencé votre carrière en tant que saxophoniste dans le groupe The Lighthouse. Pouvez-vous nous parler de votre expérience sur The Naked Lunch et de votre collaboration avec Ornette Coleman ?

Naked LunchQuand je travaillais à Saturday Night Live, j’ai réservé Ornette et son groupe en primetime pour l’émission. C’est là que je l’ai rencontré – je crois que c’était en 1976. Au moment où nous avons commencé à œuvrer sur The Naked Lunch, je savais qu’Ornette avait une connexion avec Burroughs parce que ses albums des années 1950 étaient sortis en même temps que la publication de The Naked Lunch. J’ai appelé Ornette qui jouait alors à Amsterdam et je lui en ai parlé. On s’est rencontré à Londres et il m’a dit qu’il voulait le faire. On a donc commencé à travailler dessus ensemble. La musique a été écrite pour le London Philharmonic Orchestra et Ornette était soliste. Nous avons enregistré dans un studio près de Wembley.

Comment abordez-vous la conduction d’un orchestre ? Quel genre d’expérience cela représente pour vous ?

Conduire, c’est la performance. C’est l’enregistrement réel. Quand tu conduis, tu travailles avec l’orchestre. La performance est vraiment importante parce qu’elle devient partie intégrante du film. Ce n’est pas juste du son anonyme : il s’agit de personnes qui jouent, de la manière avec laquelle c’est enregistré, du son dans la salle. La conduite, c’est la combinaison de toutes ces choses, de tout le travail. Tu es sur le podium, tu amènes le son à la vie, faisant toutes sortes d’ajustements. Quand tu enregistres en direct avec de vrais instruments, ce que je fais beaucoup, quand tu es sur le podium, avec trois micros au-dessus de toi – gauche, centre, droite –, c’est ce que tu entends. Quand tu vas dans un cinéma équipé de son Dolby Surround, tu entends exactement ce que j’entends depuis le podium. Tu es au centre de tout et tu crées le son, droit dans cette salle.

Que pensez-vous donc des nouvelles formes de consommation du cinéma, telles que les téléphones et ces petits écrans ?

Je ne peux pas voir de films de cette manière, je dois les voir dans une salle obscure. Je n’aime pas la distraction ; j’aime être concentré. Je pense que c’est une meilleure expérience. Je travaille de manière similaire : je ne peux pas voir le film en salle de montage ni ailleurs, je dois le voir projeté de la manière avec laquelle je suis habitué de voir un film. Ensuite je peux commencer à travailler avec. Je dois avoir cette expérience initiale. Si tu vas au cinéma pour voir un film que tu n’as jamais vu auparavant, et tu le vois projeté sur un bon écran avec du son de qualité et un public silencieux, si c’est un bon film, tu ressens quelque chose. Tu vis une expérience. Et c’est difficile de retrouver ça sur un téléphone, une télévision ou un ordinateur. C’est ce que je recherche. C’est la grandeur du cinéma et j’espère qu’on ne perdra jamais ça.

[Thomas Gerber & Loïc Valceschini]

Un grand merci à Ursula Pfander ainsi qu’à l’équipe du Festival del film Locarno pour avoir rendu cette interview possible. Entretien publié en anglais sur ScreenAnarchy.

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