On ne fera pas l’affront à Alain Guiraudie de commencer cet article par une intro minable sur l’accent chantant et les hauts colorés. Plutôt que de céder au pittoresque, on préférera évoquer sa précision et sa clarté. La rencontre, au sujet de son dernier film (notre critique à lire ici), aura été l’opportunité de l’entendre sur des questions de territoire, de ruralité, de paysage, de solitude, de profession, de précarité de peur et de désir, assez fatalement. Plongée dans un univers accueillant où cette fois, toutefois, le loup rôde. 

Un des fils thématiques conducteurs de Rester vertical est la réapparition du loup, et vous montrez des éleveurs plutôt très réticents par rapport à ça. Comment vous résumeriez votre point de vue sur cette question ?

Résumer mon point de vue sur la question du loup… Mon point de vue est assez dur à résumer, en fait. Je suis clairement du côté des éleveurs. Je suis quand même de leur côté, parce qu’effectivement je me dis qu’il y a un pastoralisme à préserver. Le loup est réellement problématique. L’homme a combattu le loup depuis la nuit des temps, ce n’est pas pour rien. Après, j’essaie d’étirer les deux logiques jusqu’au bout. C’est-à-dire que je sais que la nature, elle n’existe pas « comme ça ». Si on la laisse pousser, si on laisse s’ensauvager des territoires, si le loup commence à s’installer, c’est évident que tous les paysans qui sont dans les montagnes, les éleveurs de moutons, de chèvres, vont arrêter. D’ailleurs, en France c’est clairement ce qui se produit dans les endroits où le loup est trop présent, dans les Alpes-Maritimes notamment. Et là ça veut dire qu’on va laisser la nature se développer sans les éleveurs. C’est quand même les paysans qui gèrent la nature. C’est grâce à eux qu’il y a des champs, de l’herbe… S’il n’y a que des bois, il n’y a rien quoi, voilà. Et qu’est-ce qui se produit le jour où le loup est aux portes de Paris ? Si jamais j’extrapole, qu’est-ce qui se produit ? Parce que le loup finalement, à part l’homme, il n’a aucun prédateur. C’est une question éminemment politique, parce qu’effectivement, on le sent, on laisse le loup revenir tranquillement… Il y a même des politiques d’ensauvagement des territoires, qui est quelque chose qui se profile à l’horizon, la constitution de parcs à l’américaine à la Yellowstone ou à la Yosemite. Bon voilà, j’ai envie de vivre dans la nature. Et de toute façon je ne suis pas pour son ensauvagement. Je suis pour qu’il y ait des paysans, que les terres soient cultivées. Si le loup continue à être protégé, effectivement ça va devenir problématique.

Rester Vertical (2016)

On sent chez vous un souci pour des populations dont les préoccupations sont souvent assez snobées, en fait…

Ah, ouais ! De toute façon… même en faisant Rester Vertical, je me le suis dit en faisant le film. Je ne me l’étais pas dit avant, mais je l’ai perçu une fois que j’étais sur les lieux et de plus en plus en faisant le montage. C’est aussi un film sur des lieux qui sont en train de disparaître, quoi. Enfin, même si j’aimerais que ça continue. Cette agriculture-là n’a pas de grandes chances dans le monde moderne.

C’est peut-être ça qui explique le côté un peu élégiaque, et presque désespéré, du ton du film…

Peut-être, oui. Enfin… Il y a ça et je pense qu’il y a la solitude, aussi, des gens. On parle beaucoup d’un film de solitude. Plus encore que dans mes précédents. Alors que j’ai toujours un peu l’impression d’avoir fait des films de solitude. Dans celui-ci effectivement, ils sont tous un peu seuls. Peut-être plus que seuls : ils sont seuls et noyés dans le monde, noyés dans un espace.

Quelque chose de fort aussi dans le film, c’est le rapport au paysage. Est-ce que vous aviez des références cinématographiques ou picturales en tête ?

C’est marrant, j’y reviens, ça a à voir avec le Causse, je trouve. Non, la grande référence par rapport à ça, ça reste Glauber Rocha. Je ne sais pas si ça vous parle : Le Dieu Noir et le Diable Blond, Antonio-das-Mortes… Surtout Antonio-das-Mortes… Pourquoi celui-là ? Je crois que c’est lié à la couleur du film. C’est aussi un film où on est haut, on voit loin, c’est très plat comme ça…

Antonio das Mortes (1969)

C’est le Brésil, donc des grands espaces…

Et c’est le sertão. Enfin, vous me direz Le Dieu Noir et le Diable Blond aussi. J’ai l’impression que c’est aussi un film où le cinéaste, Glauber Rocha, a été là-haut et s’est emparé de ce monde-là entre légende et réalité sociale. Donc ça c’est ma grande référence, depuis longtemps déjà. Puis après voilà, je vais sur le Causse-Méjean parce que c’est quand même un paysage de western. La bergère avec le fusil, il y a quelque chose de très westernien, je trouve. Le Marais Poitevin c’est une espèce de bayou. Puis Brest c’est une ville française, mais c’est pas vraiment la France. C’est ailleurs, je trouve.

C’est déjà les extrémités…

Ben déjà, c’est une ville dans laquelle on ne va pas souvent en France. Parce qu’il faut décider d’y aller. C’est pas une ville de passage, c’est un port. Et c’est une ville qui a été détruite, tout bêtement, et qui a été complètement reconstruite. En ce sens-là, on est loin de la jolie petite ville française avec son joli petit centre-ville, sa rue pavée, sa jolie petite église du XIIème siècle. On est plus d’ailleurs dans des perspectives à l’américaine. Des villes bien carrées, qui fonctionnent par bloc, plus que par petites rues tortueuses.

Autre chose dans le film, c’est la frustration du personnage par rapport au fait d’écrire un script… et les proportions comiques que ça prend. A quel point c’est une frustration que vous ressentez aussi : l’obligation de fournir un traitement écrit ?

Oh… Non, pour moi ça n’en est pas une… Au contraire, mon cinéma passe beaucoup par l’écriture. J’ai l’impression de régler beaucoup de choses dans l’écriture. C’est un moment assez essentiel pour moi dans la fabrication du film. J’ai juste un peu extrapolé. Parce que j’y pense, des fois. Je me suis dit : « tiens, qu’est-ce qui se produira, pourrait se produire, le jour où je n’aurai plus d’idées, où je n’aurai plus envie d’écrire ? » Finalement, il y a un moment, plus on va dans la vie, plus on est dans son ornière, plus on est lié à une activité professionnelle. Et le jour où j’aurai plus d’idées, mais où il faudra quand même que j’écrive un scénario… ça risque de finir comme ça, quoi. J’expliquerai au producteur par téléphone que « je suis en train de bosser », qu’il faut qu’il m’envoie du fric… Puis, comment dirais-je ? J’ai pas non plus voulu que ça devienne quelque chose de si important que ça. Le choix tenait à deux raisons. Ce qui m’intéressait beaucoup, d’abord, dans le fait qu’il soit cinéaste c’était de mettre aussi le cinéaste, me mettre moi-même (ce sont toujours des alter-egos, les personnages principaux dans mes films) au cœur du monde. D’habitude je leur donnais un travail normal : je les mets marchand de fruits et légumes, puis vendeur de matériel agricole, ou veilleur de nuit… Je leur trouvais des « vrais boulots », mais finalement cinéaste c’était pas mal aussi.

Il y a bien des gens qui le font, ouais…

En tout cas à Paris il doit bien y avoir 10% de la population qui veut faire du cinéma, pas nécessairement qui en fait. (rires) Et l’autre raison, c’est que le métier collait vachement bien. Dans le métier de cinéaste, d’écrivain aussi je pense qu’il y a ça, ou chez les artistes en général, il y a ce côté… Il y a la liberté, mais en même temps il y a la précarité. Un équilibre comme ça entre les deux, qui est plaisant parfois, vachement agréable quand la liberté prend le dessus. Mais parfois, c’est la précarité qui reprend le dessus… Il y a un côté bien français, là, Enfin, bien français… Bien occidental, peut-être. Cette idée que, voilà, on est libre, c’est bien… et puis finalement on s’aperçoit qu’on est précaire. Et finalement que la déchéance sociale est très vite arrivée, quoi. Et je trouve que c’était bien que ça arrive à un cinéaste.

Par rapport au sexe, il y a, comme dans L’Inconnu du Lac, un rapport entre lui et la mort, ou la morbidité. Il y a aussi le rapport à la vie, mais il paraît tout aussi brutal. Il est montré avec la scène de l’accouchement de manière très crue. Est-ce que vous seriez d’accord pour dire que c’est aussi un film sur la peur du sexe ?

Ah oui, c’est pas mal ! Oui, c’est aussi un film où j’ai été, là comme ça, au-devant de mes peurs. Effectivement, j’avais décidé de me coltiner le sexe de la femme. Le sexe comme objet de désir, de plaisir. Et surtout c’est aussi le sexe qui donne la vie. C’est là d’où on vient, finalement. Ça j’avais très envie de l’affronter. Et si je parle du loup, c’est aussi ça. J’ai vraiment été chercher mes peurs. Et en même temps c’est une fascination – attraction/répulsion. Il y a un côté « ça fait peur, mais en même temps on en a envie ».

Oui, il va chercher le loup lui-même à la fin…

Il va d’ailleurs au-devant du loup. Je pense que c’est un peu le rapport qu’on a tous au loup. C’est vraiment l’animal mythique occidental, en tout cas en Europe. Je pense qu’avec l’ours, ça doit être les deux animaux les plus mythiques et sur lesquels se sont beaucoup cristallisées nos peurs, notamment par leur apparitions dans les contes d’enfants. Et en même temps c’est le petit loup, qu’on a envie d’aller voir, de caresser, dont on aimerait se faire un ami.

Quelque chose qui revient assez souvent dans vos films, c’est des personnages d’homosexuels qui, en obéissant à leur désir, couchent avec une fille. Est-ce que ça a suscité à votre connaissance des résistances chez certains homosexuels ?

Ah… Non, j’ai pas l’impression. (un temps) C’est pas quelque chose que j’ai entendu. J’ai l’impression que L’Inconnu du Lac est finalement mon film qui est le moins bien passé dans le monde homo. Finalement, je pense que c’est aussi une constante. Enfin moi le premier, et tous mes copains homos, on a toujours, à un moment ou à un autre, eu envie d’une fille. Alors après, ça s’est passé ou ça s’est pas passé. Je pense que quand même, le désir n’est pas si cousu de fil blanc que ça. Après, ça m’intéresse toujours de réinterroger tout ça. Vous, vous y pensez plutôt dans le sens où ça tirerait du côté de la normalité… c’est-à-dire qu’il y aurait une normalité hétérosexuelle et que ça rangerait toujours l’homosexualité du côté de la marge ? Ca serait dans ce sens-là que des homosexuels pourraient résister à ce genre de film ?

Par rapport à des personnages un peu hésitants par rapport à leurs désirs… Il y a plus d’insistance, dans le discours, sur des gens très sûrs, finalement, de ce qu’ils veulent.

Oui, tout à fait. Mais non, il me semble que c’est quand même mon premier film où le personnage ne sait pas trop où il en est. Il y avait bien un autre film… Pas de repos pour les braves, où il y a quelque chose de mal assumé. Parce qu’il y avait quelque chose de mal assumé de ma part, en tant que cinéaste, mais aussi en tant qu’homme à cet âge-là. Ça m’a intéressé de retrouver ce moment de ma jeunesse où, quand même, tout ça n’était pas si clair, pas si assumé, ou très mal assumé. C’est pour ça que le personnage a terminé un peu en héros asexué. Alors que Rester Vertical c’est plus un film en proie au doute. Je trouvais que c’était bien d’attaquer sur des bases bien bizarres, genre : il drague ou est-ce qu’il fait vraiment un casting ? Parce que c’est aussi le jeu du casting, c’est un peu de la drague. Et après on entre dans une piste bien hétéro… pour ensuite aller foutre un peu le bordel là-dedans. Après un truc très « planté », comme l’était L’Inconnu du Lac, un film clair, bien campé dans la communauté homo (avec un personnage dont on ne savait pas trop s’il venait là pour mater des mecs ou juste pour vraiment discuter), j’avais envie de partir sur un truc un peu plus trouble. Pour moi, c’est pas parce qu’on a envie d’un mec, une fois comme ça, que ça fait de nous un homosexuel. C’est pas parce qu’on a envie d’une nana, ou même qu’on fait un môme avec, que ça fait de nous un hétérosexuel. C’est un film sur lequel plane tous les débats qu’on a eu en France ces derniers temps, y compris la théorie des genres. Qu’est-ce que c’est qu’être un homme ? Qu’est-ce que c’est qu’être une femme ? Est-ce qu’une femme « est femme » parce qu’elle a des enfants et qu’elle les élève ? Les enfants ? C’est ça qui fait une femme ? Est-ce qu’un homme finalement, ne peut pas se retrouver seul avec un enfant ? Est-ce qu’une femme n’a pas le droit d’abandonner son enfant, au même titre que les mecs le font ?

Vous attaquez « l’instinct maternel »…

Ouais, voilà c’est ça. Non, mais même, est-ce que l’instinct maternel va de soi ? Pour moi ça ne coule pas de source. C’est aussi des constructions culturelles, je pense. Donc c’est pour ça aussi que j’ai fait un film qui se plaît à renverser les situations, renverser les désirs, les codes sociaux.

Pas de repos pour les braves (2003)

J’aurais une dernière question, un peu intéressée en tant qu’admirateur du Roi de l’Evasion… Est-ce qu’il y aurait des chances de vous voir revenir un jour à la comédie?

A la comédie pure et dure, la bonne et vraie ? Pour l’instant, je vais pas trop vers ça… Même c’est marrant, parce que dans Rester Vertical il y avait des choses qui étaient très, très drôles qui ont été virées. Je trouve que j’ai surtout sabré dans la comédie, au montage final. Et j’ai sabré dans la comédie pourquoi ? Parce qu’il y avait quelque chose qui m’a paru plus primordial à travailler, quoi. Mais après c’est pas perdu, ouais. Je ne pense pas que le prochain sera à la franche rigolade.

Vous avez une idée, déjà ?

Non, pas vraiment. Enfin, je suis comme Léo. J’ai des scénarios que je suis censé écrire, pour lesquels j’ai été payé et tout. Mais finalement, j’en ramène un autre à chaque fois. J’ai des projets, réellement, avec des scénarios écrits, mais je crois que je vais écrire autre chose.

Propos recueillis le 17 août 2016, à Genève. Remerciements à Diana Bolzonello Garnier.

Image à la Une: © FS / ATB – CRTB

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