Après avoir écrit un grand nombre de succès du cinéma danois, Rasmus Heisterberg réalise son premier film avec In The Blood, présenté ces jours au Toronto International Film Festival (notre critique à lire ici). Nous avons pu nous entretenir avec le cinéaste, l’occasion d’évoquer, outre sa dernière œuvre, ses obsessions thématiques, sa collaboration avec Nikolaj Arcel ou encore la spécificité du polar nordique.


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Rasmus Heisterberg

In The Blood est votre premier film en tant que réalisateur : était-ce un projet de longue date que vous gardiez pour vos débuts derrière la caméra ?

Dans l’absolu, c’est probablement un projet qui était en moi depuis très longtemps, mais je n’ai commencé à penser à en faire un film que récemment. Je vivais à Los Angeles depuis quelques années et j’ai commencé à avoir un peu le mal du pays, Copenhague me manquait. C’est là que j’ai donc écrit les premières idées, les premières ébauches de ce qu’allait être le film. Ce devait être deux ans avant le début du tournage. J’avais beaucoup de rendez-vous à Los Angeles et j’étais engagé dans plusieurs autres projets, et il y avait tellement de moments d’attente et d’aller-retour que ce film était en quelque sorte ma petite création à moi, pour laquelle j’écrivais des scènes quand j’avais un peu de temps. Et lorsque j’ai estimé avoir quelque chose de consistant, je l’ai montré aux producteurs et aux personnes avec qui je voulais travailler.

Quelle était l’idée à l’origine du film, que vouliez-vous raconter avec cette histoire ?

L’histoire du film est celle de ce dernier été de quatre amis dont l’amitié va se dissoudre. Ça raconte comment la liberté et l’absence de responsabilité est ce que l’on recherche quand on est jeune, et comment, si l’on s’accroche à ça trop longtemps, la liberté peut se transformer en prison et son désir en force destructrice. Il y a un autre type de liberté qui se trouve dans la connaissance de soi, dans la recherche de son identité. On dit souvent que la vérité vous libère, que l’amour vous libère, et je voulais explorer ces deux thèmes. Je pense que c’est un conflit universel, lorsque l’on a vingt ans, d’être dans cette période exaltante, de vouloir voyager, faire ce que l’on veut quand on veut, et d’avoir en même temps des désirs plus profonds, des mondes intérieurs dans lesquels l’on sait ce que l’on veut vraiment et où l’on peut saisir qui l’on est réellement. Vivre cette vie sans responsabilité peut aussi amener à se sentir perdu.

In The Blood semble être un récit très personnel. Était-ce une nécessité pour vous de réaliser votre premier film avec quelque chose d’intime ?

Oui, j’avais le sentiment que ça devait être proche de moi. Je suis scénariste depuis plusieurs années, j’adore écrire, mais je crois que si je dois m’impliquer dans tout le processus de tournage, de montage et de post-production, alors ce devait être quelque chose proche de ma sensibilité et de ce que je suis. J’ai donc écrit dans cette perspective, je n’ai pas vraiment pensé à un destinataire précis, je voulais simplement faire un film qui soit à la fois petit et personnel. Certaines personnes s’identifieront peut-être aux personnages et les comprendront intimement, d’autres probablement pas. Mais pour moi, c’était plus important de rester honnête envers qui je suis.

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In The Blood (2016)

Lorsqu’un scénariste passe à la réalisation, il y a souvent la crainte qu’il produise un « film de scénariste », un film qui dit plus qu’il ne montre. Mais je crois que vous avez justement voulu réduire la narration et partir sur une intrigue restreinte afin de raconter votre histoire avant tout par les images.

Absolument. C’était sans doute une réaction concrète au fait d’avoir lu et vu beaucoup de choses inscrites dans un genre précis : j’ai parfois l’impression que les films ont beaucoup de narration et que la construction du drame est trop évidente. On injecte du spectaculaire pour capter l’attention, mais souvent l’inverse se produit, parce que l’on commence par écrire à partir de conventions et l’histoire devient plus prévisible et générique. Je voulais donc voir à quel point il était possible de réduire l’intrigue et de se concentrer sur les thèmes et les émotions des personnages. Avoir des flingues ou une mallette pleine d’argent dans l’intrigue, ça marche pour des tas de films, mais pour celui-ci il fallait vraiment que l’on se sente à la dérive, comme les personnages. Du point de vue de l’écriture, c’était aussi très fun et stimulant, après avoir passé des années à faire plutôt l’inverse.

Vous évoquez régulièrement l’importance des thèmes dans votre processus d’écriture.

Oui, les thèmes sont quelque chose de plus abstrait à l’intérieur du processus d’écriture, mais sont tout aussi importants que l’intrigue et les personnages. Ils ont tendance à être sous-estimés et sous-exploités et j’aime vraiment les films lorsqu’ils sont thématiquement forts et que les thèmes construisent les personnages et l’intrigue. Je pense qu’ils permettent de passer avec précision d’un personnage à un autre et d’éclairer le conflit de différentes manières, ça donne véritablement un canevas, une toile de fond. Si vous allez dans une scène en sachant quels sont vos thèmes, par exemple avec un personnage quelconque qui commande un café, vous pouvez toujours projeter ces thèmes d’une façon ou d’une autre dans cette simple scène. Connaître ses thèmes permet d’éliminer les imprécisions, de savoir exactement ce que l’on veut exprimer à propos du monde et donc d’insérer cette vision du monde dans les scènes et les personnages, et au final de produire des émotions plus profondes et évocatrices. Ce ne sera peut-être pas dit ou évoqué directement, mais ce sera dans la texture, les couleurs, la façon de filmer. C’est un élément fondamental lorsque l’on veut produire quelque chose de cinématique, qui a un impact et reste chez le spectateur après la projection. L’idée est évidemment de faire un film devant lequel les gens ne s’endorment pas, mais je préfère qu’ils ne soient peut-être pas divertis tout du long mais repensent ensuite à ce qu’ils ont vu une fois chez eux.

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In The Blood (2016)

Concernant In The Blood, vous mentionniez un thème en particulier, celui de la liberté. C’est un élément récurrent dans vos scénarios : je pense notamment à Royal Affair, qui traitait également de l’emprisonnement et de la recherche de liberté.

Oui, je pense que c’est vraiment ma thématique. Chaque cinéaste a la sienne. J’ai récemment revu tous les films de Stanley Kurbick, et ils sont tous liés thématiquement, ils traitent tous de personnages soumis à une autorité qui va faire d’eux autre chose que ce qu’ils voudraient être. Et pourtant, les films de Kubrick sont tous très différents : il y a des films de guerre, des romances, des comédies, des péplums. J’aime aller dans différents genres avec mes films, j’ai fait du thriller, des romances, et maintenant ça, qui est encore différent. Mais je pense qu’inconsciemment on met un peu de soi dans les films que l’on écrit, il y a donc une partie de nous dans chacun d’eux. Il y a alors des thèmes communs, qui deviennent de plus en plus clairs à chaque film. Même si l’on n’y fait pas nécessairement attention, il est difficile d’échapper à ce que l’on est.

Vous avez beaucoup travaillé avec Nikolaj Arcel. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette collaboration ?

Nik et moi nous sommes rencontrés à l’école de cinéma. Nous sommes des personnes très différentes, mais nous partagions une vision et des goûts communs concernant le cinéma. Nous avons donc commencé à travailler ensemble durant nos études et avons eu du plaisir à le faire. Une fois diplômés, nous avons alors écrit un film que Nik a réalisé, Kongekabale, et qui a eu du succès. Le processus était bon, nous étions complémentaires et avons décidé de remettre ça. Dix ans plus tard, nous avons écrit énormément de choses ensemble, non seulement les films que Nik a réalisés mais aussi pour d’autres cinéastes. Ça a été une sorte de progression naturelle. Écrire un scénario à deux, ça permet d’échanger, de confronter des idées, et quand la collaboration fonctionne, même en cas de désaccord c’est toujours productif. Avec Nik, au lieu de commencer à écrire immédiatement, nous passons d’abord un certain temps à parler du film, à discuter des détails, des prémisses de chaque scène. Ce n’est qu’une fois que l’on sait précisément ce que l’on veut raconter que l’écriture débute pour de bon. Et cette dernière phase est alors relativement courte.

Royal Affair (2012)
Royal Affair (2012)

Vous avez co-écrit tous les films de Nikolaj Arcel, mais sauf erreur vous n’avez pas travaillé sur le scénario de The Dark Tower, qu’il tourne actuellement. Avez-vous été attaché au projet à un moment ou à un autre ?

J’ai lu le script, donné quelques notes et commentaires à Nik, j’ai discuté avec lui de l’évolution du projet. Nous avions écrit ensemble le script pour un biopic consacré à Robert F. Kennedy dans lequel jouera Matt Damon, mais ensuite j’ai dû rentrer et m’atteler à In The Blood. Je n’ai donc pas eu l’occasion de travailler avec Nik sur The Dark Tower, j’ai uniquement suivi le projet de loin. Mais il est accompagné par un autre scénariste danois très talentueux, Anders-Thomas Jensen, qui est vraiment brillant. Ils ont eu du plaisir à écrire ensemble et je pense que le projet est entre de bonnes mains.

Ces dernières années, les polars et thrillers nordiques ont rencontré un grand succès, particulièrement deux séries sur lesquels vous avez travaillé : Millénium et Les Enquêtes du Département V. A tel point que le « polar nordique » est presque devenu une marque. Pensez-vous qu’il existe une réelle spécificité dans tous ces films, une sorte de « nordic touch » qui expliquerait cet engouement ?

Oui, c’est toujours drôle de voir ces thrillers qui sont connus depuis un moment au niveau national en Scandinavie et dont le reste du monde découvre tout d’un coup l’existence, y trouvant un certain exotisme. Souvent, ils sont considérés comme normaux et pas si exotiques que ça, mais je comprends qu’un public étranger y découvre quelque chose de nouveau. La société scandinave est particulière : elle possède une sorte d’innocence dans son existence, elle ne s’est pas construite sur une Histoire marquée par la guerre et la violence. Il y a évidemment eu des conflits, mais leur impact n’est pas comparable à ceux qu’a connus la France ou l’Allemagne, par exemple. Il y a l’égalité entre les sexes, les gens se déplacent à vélo, c’est une sorte de village de Hobbits dans le Nord. D’une certaine manière, le mix entre cette apparente paisibilité et la noirceur qui se cache derrière ce décor immaculé produit un effet de fascination à la David Lynch. Voilà qui explique, je pense, le succès de ces films.

Millénium (2009)
Millénium (2009)

Je me demandais si vous aviez vu le remake américain de Millénium réalisé par David Fincher. Et si oui, qu’en avez-vous pensé ?

Je l’ai vu, mais je ne pouvais pas vraiment le regarder objectivement, je n’ai pas d’opinion réelle le concernant. J’étais ravi que Fincher le réalise, j’étais ravi que Steven Zaillian, qui est l’un des meilleurs scénaristes actuels, l’écrive. J’étais donc très excité. Ensuite, j’ai vu le film et je me suis dit : « Tiens, ils ont choisi d’inclure ce passage du livre plutôt que celui-là, c’est intéressant… », etc. C’était une autre version, mais pour moi c’était plus un exemple d’une autre possibilité d’adaptation. Ce que j’ai vraiment apprécié, c’était la performance de Rooney Mara, qui est une actrice exceptionnelle. Sur l’original, l’interprétation de Noomi Rapace était évidemment brillante, elle a fait un excellent travail et a su capter l’essence du personnage de Lisbeth Salander. Mais j’ai vraiment trouvé la version de Rooney Mara très intéressante et son investissement incroyable. Le personnage de Lisbeth est l’élément-clé du livre. Si le personnage est réussi, l’adaptation l’est donc également, et je pense que c’était le cas ici.

Maintenant que le pas est franchi, avez-vous d’autres envies de réalisation, d’autres projets ?

J’ai quelques projets sur lesquels je suis en pleine écriture. Je suis vraiment fier de la sensibilité et de la texture de ce premier film, et je pense que ce serait fun de combiner ça avec les choses que j’ai faites précédemment, d’inscrire ça dans le cadre du genre. Ce serait intéressant de voir s’il est possible de prendre une intrigue de genre très réduite et de l’élever. Par exemple, j’adore un film comme Un Prophète, qui possède une histoire très ancrée dans le genre, très épique, tout en étant très poétique et très intime. Je pense que c’est très intéressant de combiner ces deux mondes. J’adore les films de genre lorsqu’ils cassent leurs conventions et tentent de raconter quelque chose de plus profond.

Un grand merci à Stephen Lan.

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