Montré en compétition au NIFFF 2016 en juillet, puis à l’Étrange Festival de Paris et au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg début septembre, le dernier film aux détours sinueux du réalisateur anglais Christopher Smith (à qui l’on doit notamment l’habile Triangle et le terrassant Black Death) commence à faire des vagues dans les cercles cinéphiles. Entretien avec le réalisateur et sa productrice Julie Baines. Critique du film à lire ici.


01-christopher-smith-julie-baines-050716-nifff2016-c-nicolas-brodardDetour est votre 6e long métrage. Dans quelle mesure pensez-vous avoir évolué en tant que scénariste et réalisateur depuis Creep, votre premier film ?

CS : Je pense évidemment être devenu un meilleur scénariste. En ce qui concerne l’aspect technique du métier, je pense qu’il est important de conserver une certaine affinité avec la dimension quelque peu chaotique de la réalisation. Tarantino, par exemple, évoque parfois son départ à la retraite, après son 10e film, car il souhaite s’arrêter au sommet. Personnellement, je cherche toujours le meilleur moyen d’atteindre ledit sommet. Ce désordre est donc très présent en début de carrière, comme vous pouvez le voir plus clairement dans mes premiers films. Je ne cherche pas à contrôler ma technique de manière pointilleuse, mais mes préférences ont bien entendu évoluées.

En revoyant Creep aujourd’hui, vous faites-vous la remarque qu’avec l’expérience, vous traiteriez certaines scènes différemment ?

CS : Je dirais que c’est le cas avec mes deux premiers films, oui. Je contrôlerais mieux certains aspects de la fabrication.

Pensez-vous être plus efficace aujourd’hui dans votre collaboration avec vos directeurs de la photographie ou vos monteurs ?

CS : Oui, cela devient progressivement plus facile. Un premier film parfaitement réussi est synonyme d’une bonne compréhension par le réalisateur des autres dimensions de la production. Ça ne s’arrête pas à la collaboration, car il faut aussi savoir exactement quel est le rôle du producteur exécutif, par exemple. Il est en charge du budget, et il convient donc de savoir en quoi cette personne peut vous aider. Notre producteur exécutif sur Detour était excellent. Sur Black Death aussi, et on peut le voir car je n’ai quasiment pas eu besoin de lui adresser la parole ! La seule fois où ça a été le cas, il m’a conseillé de procéder différemment pour le tournage d’une scène, et il avait raison. La séquence d’écartèlement était écrite avec quatre chevaux, ce que le producteur a jugé trop cher. On l’a donc fait avec deux animaux, et cela s’est révélé efficace car le corps pouvait retomber plus facilement sur son dos.

Avez-vous rencontré des défis particuliers sur Detour ?

JB : Le premier défi rencontré était lié au lieu de tournage. Nous voulions tourner le film au Nouveau Mexique, mais notre budget ne nous le permettait pas, étant donné que le film est une production indépendante. Finalement, on s’est rendu compte que certains paysages d’Afrique du Sud étaient très similaires à ceux des États-Unis, à ceci près qu’il conduisent de l’autre côté de la route et donc que l’on a dû gérer les différences en termes de signalisation notamment. Mais on a été très bien accueillis.

CS : Je me souviens qu’on a beaucoup débattu de la question, à se demander si on devait peindre tous les tracés en jaune comme en Amérique, où cette couleur signifie qu’on peut doubler, tandis que les lignes blanches sont associées aux voies à sens unique. Au final, nous sommes tombés d’accord sur le fait que le problème n’en valait pas la peine. Mais c’est pour ça que tous les départements d’une équipe de tournage sont essentiels, tous ont leur rôle à jouer. Pour revenir rapidement sur le montage, j’ai appris au fil de ma carrière – durant laquelle j’ai collaboré avec trois monteurs – qu’il peut se révéler plus efficace pour le réalisateur de ne pas imposer sa présence en salle de montage. C’est toujours nécessaire vers la fin bien sûr, pour apporter des corrections, mais pas nécessairement avant. Le métier de réalisateur implique parfois d’oublier ce qu’on pense savoir pour réapprendre à faire mieux.

JB : C’est aussi important de prendre du recul par rapport au film. Un réalisateur présent tout au long du montage n’aura pas la même perspective.

CS : En plus, ça limite les possibilités, car toute erreur de montage devient alors la faute du réalisateur. Ensuite, concernant le directeur de la photographie… Detour et Black Death sont, je pense, mes deux films les plus visuellement réussis. Ils ont été délibérément conçus avec un aspect ascétique.

Le directeur de la photographie sur Detour était le même que sur Get Santa, c’est exact ?

CS : C’est ça, oui.

Detour est plus mainstream que des films comme Black Death ou Triangle. Le récit a-t-il toujours été proche du résultat final, ou avez-vous cultivé l’idée de justifier la création de deux chronologies à travers un élément fantastique ?

CS : Non, ça a toujours été comme ça. L’idée de diviser le récit impliquait cela dit qu’un dénouement devait au final se faire rejoindre les deux temporalités. Du coup, on réalise que l’une d’elles est un flashback, à partir du moment où le protagoniste va ouvrir la porte et qu’il s’interroge sur sa situation, se demandant comment il en est arrivé là. Et la seconde fois qu’il se rend à la porte, il s’agit en fait d’un flashforward pour le personnage, mais pas pour le public, car dans le film, on voit le futur se dérouler en parallèle. Le concept est à la fois simple et complexe. Sa pureté le rapproche du film noir. De ce fait, il n’a jamais été question de justifier la division de manière fantastique, car au final, celle-ci n’est qu’une illusion. Elle représente l’idée selon laquelle on doit vivre avec chacune de nos décisions.

Vous amenez cependant le spectateur à croire en cette division.

CS : Tout à fait, et c’est pourquoi je ne pouvais pas me permettre de trop tricher. L’usage des split-screens rejoint cette approche en deux temps. Le premier est purement stylistique, comme lors de sa première utilisation, lorsque la fille tire avec l’arme à feu. Cela permet d’assurer au spectateur que le split-screen n’a pas de portée narrative, mais qu’il permettra au contraire de s’intéresser aux émotions des personnages. Comme ça, il ne se doute de rien lors du split-creen charnière.

JB : On s’est beaucoup demandé si ce split-screen lors de la scène de la porte d’entrée allait fonctionner correctement, mais ça s’est finalement bien passé.

05-christopher-smith-julie-baines-050716-nifff2016-c-nicolas-brodard

Ce jeu sur la perception, qui laisse d’abord penser au spectateur qu’il assiste aux histoires découlant de deux choix différents, avant de lui révéler que le protagoniste n’a en fait suivi qu’une seule voie, est-il une façon de nous dire que le choix n’existe pas et que tout ce qui arrive doit arriver ?

CS : Il y a comme un soupçon d’inéluctabilité dans le film oui, mais je pense que notre destin se forge à travers nos choix. C’est comme ça que je comprend le mauvais karma : si quelqu’un est constamment désagréable avec les gens, alors plus personne ne viendra en aide à cette personne, et elle se retrouvera seule. Je ne veux pas prendre de grands airs, mais mon but était d’illustrer le fait que tout le monde doit vivre avec ses choix. Du coup, on assiste simultanément à ses décisions et aux conséquences de celles-ci.

Vous divisez parfois l’image sans faire de split-screens, en introduisant un élément de décor séparant les deux côtés du plan. Par exemple, la première fois que le héros va ouvrir la porte, une colonne sépare les personnages d’Emory Cohen et de Bel Powley au sein même du cadre.

CS : Oui, on fait ça une ou deux fois dans le film, comme lorsqu’il regarde sa montre aussi. Dans le plan dont vous parlez, la division symbolise la séparation entre les deux personnages.

Quels liens votre film entretient-il avec le Detour original d’Edgar Ulmer ?

CS : Simplement l’idée que tout peut changer avec une mauvaise décision. J’aime ces histoires simples qui s’articulent autour d’un choix malheureux. Les deux sont des road movies, ce qui constitue un élément récurrent des films noirs. Et le titre m’a beaucoup séduit. Je voulais l’utiliser, me l’approprier. L’une des mes scènes préférées est celle où le héros regarde justement le film d’origine. C’est là que tout commence vraiment, que l’exposition est enfin passée.

Le montage met en parallèle les dialogues des deux films. On peut même croire un instant que le Detour de 1945 est lié aux deux temporalités.

CS : Oui, puis on réalise finalement qu’il s’agit d’un film que regarde le protagoniste à la télévision. Au final, c’est à ce moment-là que l’on n’a plus besoin de se soucier de la présentation des personnages ou de la situation. C’est la séquence qui fait s’envoler le film.

Pour revenir à votre carrière, vous avez abordé de nombreux sujets par le biais de vos films : la lutte des classes dans Creep, la critique de l’entreprise dans Severance, la religion dans Black Death, et les choix dans Triangle ou Detour. Y a-t-il un sujet que vous ne pouvez pas vous empêcher de traiter à travers votre travail ?

CS : Tous mes films parlent de mes obsessions. Ils me parlent à moi. L’une de mes obsessions se rapporte à la déconstruction du support cinématographique. J’aime les films qui font réfléchir au cinéma. Ceux de Kiarostami par exemple incitent une réflexion sur l’artifice filmique. Un genre que j’adore mais qui n’est pas très populaire est celui des films qui traitent d’Hollywood.

Vous avez vu Maps to the Stars ?

CS : Oui, excellent !

Et Hail, Ceasar ?

CS : Ah non. C’est drôle ?

Oui, très. Il y a deux récurrences qu’il est peut-être possible de remarquer dans vos films : la présence importante des doubles dans Severance, Triangle, ou Detour, et le traitement déconstructif/reconstructif de la cellule familiale dans Black Death et Get Santa par exemple.

CS : Vous avez raison, oui. La fin de Get Santa est sans doute représentative de mon attachement à la cohésion familiale. Mais au final, je pense surtout à faire des films que j’aime regarder. Je suis de ces réalisateurs qui font des films pour réussir et pour pouvoir continuer. Pas pour être impopulaire. Mes décisions vont dans ce sens, je dois parvenir à créer un film rentable. Par exemple, dans Black Death, le script contenait une scène de combat au milieu d’un village pris dans les flammes. J’ai décidé de m’en passer, car ça allait soit être trop cher, soit être en images de synthèses, et les flammes numériques ne sont jamais réussies. Du coup, j’ai remplacé toute cette scène d’action par quelques plans de roseaux volant au gré des bourrasques. Quand j’ai expliqué au producteur que ces plans remplaçaient l’incendie pour traduire le passage du temps, il n’y croyait pas. Mais heureusement, on lui avait envoyé un e-mail contenant les modifications apportées au script, et il avait accepté aveuglément.

JB : Oui, c’est toujours important de faire ça, car si le producteur n’accepte pas officiellement des changements, il arrive qu’ils ne payent pas l’équipe, en prétextant que le film ne ressemble pas au final à ce qu’ils pensaient financer.

Vous mentionnez les flammes en images de synthèse, que vous n’aimez pas, mais Triangle et Get Santa comprenaient pas mal de plans avec des retouches numériques. Est-ce que vous avez une préférence entre effets visuels numériques et effets spéciaux sur le tournage ?

CS : J’essaie toujours de faire ça sur le plateau, car je retire un certain plaisir à capturer moi-même un effet spécial en vidéo. Par exemple, le plan passant à travers la fenêtre dans Triangle, et réutilisé dans Detour, a été réalisé pendant le tournage. Ça donne vraiment l’impression de créer quelque chose. Les images de synthèse laissent des trous dans le montage initial. Martin Scorsese disait dans une interview qu’il y a trois possibilités avec le premier montage : ça fonctionne, et ça sera encore mieux à la fin ; ça ne fonctionne pas mais on peut arranger ça ; ou ça ne marche pas et c’est foutu. Les effets spéciaux offrent une certaine assurance de se trouver dans la première catégorie. Avec Triangle, le grand nombre de fonds verts m’a parfois donné l’impression d’être dans la troisième, mais on a finalement réussi à arranger l’ensemble.

JB : Concernant le plan de la fenêtre qui revient dans Triangle et Detour, j’ai remarqué que certains éléments sont en effet récurrents dans les scripts de Chris. C’est pareil avec ce plan du voisin dans les deux films : il existe dans Triangle lorsque l’héroïne sort de chez elle, et dans Detour lors de la scène à la porte d’entrée. Ce voisin avait le même nom dans les deux scripts, mais son temps de présence a finalement été réduit dans Triangle, donc le spectateur ne le remarquera pas.

CS : La structure narrative est similaire dans les deux films, et par extension, l’écriture l’est également. Dans Black Death, le film se divise en deux, avec la séparation lors de l’arrivée au village. Dans Creep, c’est lors de l’opération. J’essaie toujours d’avoir une scène charnière, un peu distincte, qui marque une étape.

Comme celle de la porte dans Detour.

CS : Exactement.

En 2010, lorsque vous étiez au NIFFF pour présenter Black Death, vous aviez évoqué un projet de science-fiction ultra-réaliste. Qu’en est-il ?

CS : Oui, ce projet est une histoire de SF se déroulant dans un univers enneigé. J’avais rencontré Ridley Scott avec deux scripts sous la main, et les deux ont eu le feu vert, mais finalement, j’ai décidé de lui laisser les droits et ai abandonné l’idée. L’autre script était celui de Get Santa, que j’ai donc choisi. Rétrospectivement, faire l’autre aurait probablement été plus rapide.

Vous n’êtes pas content du résultat ?

CS : Si, j’aime le film, et les enfants l’apprécient aussi. Je ne suis pas content du temps que ça a pris à se concrétiser. Ce n’était pas non plus un défi, car la réalisation devait se mettre au service de l’histoire et les longues scènes en images de synthèse m’ennuient assez profondément. Le directeur de la photographie Christopher Ross a rendu Detour bien plus esthétique car le film n’a pas été tourné en Angleterre. Sur Get Santa, il a pris en charge beaucoup de responsabilités au niveau technique.

Ça reste un film assez amusant, notamment la scène avec Jim Broadbent mitraillant des crottes de rennes.

CS : Oui, c’est amusant. Pour cette séquence, le budget nous a obligés à utiliser absolument tous les plans mis en boîte, rien n’a été abandonné au montage. Nous l’avions entièrement storyboardée. Chris Ross est même allé faire des plans pendant ses jours de congé, et donnait des instructions très précises à la seconde équipe. Dans Detour, on a eu plus de temps pour tourner l’affrontement entre le héros et l’autre personnage, malgré le plus petit budget, car la séquence est constituée d’un long plan au ralenti. Je n’aime pas surdécouper l’action comme on le voit dans The Bourne Identity par exemple.

Un grand merci à Mylène D’Aloia et à toute l’équipe du NIFFF pour avoir rendu cette interview possible. Entretien conduit par Alex Rallo et Thomas Gerber.

3 commentaires »

  1. Merci moult pour cet entretient avec un réalisateur fameux qui fait un bien infini au cinéma de genre, je suis trop fan depuis Creep et Severance ! J’avais eu le bonheur également de le rencontrer pour la sortie du sous-estimé Black Death (aussi chez ces dieux absolus qui font beaucoup pour nous, j’ai nommé le NIFFF, big up les gars !) mais juste 2 minutes… donc j’ai pris un plaisir absolu à vous lire ! Encore des rencontres comme celle-ci SVP ❤
    Et à quand l'interview ultime de ce bon vieux Terrence M. par Thomas Gerber ?

    J’aime

    • Merci pour ton retour Didier !
      Content que l’interview te plaise. C’est toujours un plaisir de découvrir les films de Smith en effet. Alors discuter avec lui et boire quelques absinthe en sa compagnie (c’est pas lui qui mettra un terme à la réputation des Britanniques), on n’en parle pas.
      On fait ce qu’on peut pour multiplier les rencontres, mais pour Malick, il va falloir allumer quelques cierges. Ou alors porter un masque de Michel Ciment, peut-être que là ça passe.
      Au plaisir !

      J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s