detour-teaser-posterCinéaste hétéroclite, réputé pour ses concepts malins, Christopher Smith (entretien à lire ici) revient avec  une nouvelle œuvre pétrie d’influences et particulièrement manipulatrice. Après les boucles temporelles de Triangle, le Britannique propose un autre jeu narratif, plus retors ce coup-ci. Film noir élégant et tendu, virée dans l’Ouest américain hypnotique et fascinante de bout en bout, Detour s’impose en exercice de style maîtrisé et réjouissant.


Attention : le texte qui suit dévoile des éléments clés de l’intrigue. Il est fortement conseillé d’avoir vu le film avant d’en poursuivre la lecture.

S’il a œuvré dans des genres très différents, Christopher Smith construit chacun de ses films sur une logique identique et raconte au fond toujours la même histoire. Mix d’influences variées, ses récits naissent souvent d’une simple idée, d’une image entêtante ou d’une question à résoudre. C’est ainsi lors d’un voyage nocturne dans le métro londonien que lui vient l’inspiration pour Creep, son premier film : que se passerait-il si quelqu’un ratait la dernière rame et se retrouvait enfermé dans la station durant toute une nuit ? De même, rêvant constamment d’une femme observant la mer depuis un bateau et se voyant elle-même sur un voilier, il imagine l’intrigue tortueuse de Triangle. Amateur de jeu narratif, Smith manipule régulièrement son spectateur : qu’il s’agisse du renversement de perspective à la fin de Creep, des fausses pistes de Black Death ou du paradoxe temporel de Triangle, rien n’est jamais ce qu’il semble être. Enfin, chaque récit est fondamentalement le même, narrant toujours le parcours de héros qui font de mauvais choix (la bimbo superficielle de Creep, le moine pécheur de Black Death, la mauvaise mère de Triangle) et doivent alors en assumer les conséquences.

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Le nouveau film de Christopher Smith, Detour, reprend sans surprise ces mêmes éléments. Le genre investi est ce coup-ci celui du film noir et l’histoire celle de Harper, un jeune homme qui s’associe avec Johnny, un malfrat local, et Cherry, une strip-teaseuse, pour assassiner son beau-père, selon lui responsable du coma de sa mère. Au moment de mettre le plan à exécution, Harper hésite, tenté de faire marche arrière. Le spectateur est alors invité à suivre en parallèle la temporalité dans laquelle Harper renonce et celle qui le voit aller jusqu’au bout.

À l’instar des précédentes œuvres de son auteur, Detour réunit quantité d’influences diverses. On y trouve évidemment des échos de son homonyme réalisé par Edgar G. Ulmer en 1945, dans le road trip à travers l’Ouest américain et le héros embarqué dans une situation inextricable. Le cadre rappelle également des films tels que Duel de Steven Spielberg ou U-Turn d’Oliver Stone, les étendues désertiques sud-africaines (représentant le désert du Nevada) étant ici sublimées par une très belle photographie et un usage ingénieux du grand angle. Au-delà de ces emprunts évidents, l’idée de départ était d’abord de réaliser un thriller à la Paranoïak, soit une relecture moderne du cinéma hitchcockien. Ce qui implique, comme toujours chez Smith, une certaine forme de manipulation. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le Britannique cite, en principale référence, La Femme au portrait de Fritz Lang, film noir dont l’entier de l’intrigue se révélait en réalité n’être qu’un rêve, donc un mensonge.

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En effet, comme son pitch l’indique, la question du choix est une nouvelle fois au centre du récit de Detour, sans doute plus que dans n’importe quel autre scénario de Smith. Sorte de prolongement logique de Triangle, le film use lui aussi d’un procédé narratif complexe afin d’illustrer cette thématique : à l’aide du split-screen et du montage alterné, les deux voies possibles nous sont montrées en parallèle. Mais tout cela est évidemment faux. La promesse narrative est donc un mensonge, il n’existe qu’une seule temporalité. Le split-screen et le montage alterné sont ainsi uniquement employés pour leur effet trompeur et la narration tordue à l’extrême afin de leurrer le spectateur. La notion de choix est ainsi présentée comme une illusion qui dépend de notre représentation erronée d’un temps linéaire. En ce sens, la proposition de Christopher Smith pourrait s’apparenter à une proposition éternaliste (voir notre dossier sur la chronomotion pour plus de détails).

Cette révélation, qui survient en milieu de film, peut donner au spectateur l’impression de s’être fait flouer. Idem pour le twist final, qui joue sur la décision de Harper d’abandonner ou non Cherry, manipulant l’image jusqu’à rendre véritablement imprévisible (voire incongrue) sa résolution. Indéniablement, le concept de Detour se révèle au final terriblement roublard. Mais il reste, pourtant, en parfaite adéquation avec la notion de choix au cœur du récit, et donc dans la droite lignée des précédents travaux de son auteur. Smith le dit lui-même : la révélation du milieu de film est moins un twist qu’un éclaircissement. Rien de ce que l’on nous montre n’est réellement faux, l’arrangement des séquences induisant simplement une interprétation altérée.

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À la fin du film, Cherry demande à Harper pourquoi il n’a pas tout simplement appelé un avocat pour confronter son beau-père. Fait amusant, Smith n’y avait lui-même pas pensé jusqu’au tournage : c’est en réalité un électricien présent sur le plateau qui lui a fait remarquer ce détail. L’auteur s’est alors empressé d’ajouter cette réplique au script, celle-ci venant selon lui, plutôt que de révéler une faille, démontrer la pertinence de son récit. Si Harper nous est initialement présenté comme étant confronté à un dilemme cornélien, son stratagème s’avère finalement élaboré dans la nuit qui précède sa rencontre avec Johnny et Cherry. À l’instar de ces derniers, le spectateur se retrouve ainsi manipulé par l’hésitation et la vulnérabilité – toutes deux feintes à grand renfort de high-concept narratif – du personnage principal. Ainsi, ce n’est plus tant la question du choix que la crédulité face aux images que le film questionne. En ce sens, Detour rappelle inévitablement La Femme au portrait. Le dernier revirement fonctionne d’ailleurs selon la même logique : le montage vise à nous convaincre que Harper a fui en laissant Cherry à une mort certaine, alors qu’il avait décidé de faire marche arrière, sans que cela ne nous soit montré.

Explorant un nouvel univers, Christopher Smith reconduit ici ses obsessions thématiques, de même que son goût pour les jeux de piste et les expérimentations formelles. Detour est ainsi un film à l’image de son auteur : bouillonnant, toujours inventif, très généreux et irrémédiablement attachant.

DETOUR
Réalisé par Christopher Smith
Avec Tye Sheridan, Emory Cohen, Bel Powley
Date de sortie inconnue

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