Le voyage dans le temps demeure un outil science-fictionnel qui fascine pour deux raisons principales : il implique des questionnements logiques et philosophiques contre-intuitifs, et permet aux conteurs ambitieux de transformer leurs récits en propositions métanarratives invitant leur public à se servir de leurs outils culturels pour sonder la structure même des histoires.
« La seule machine à voyager dans le temps ayant jamais fonctionné est le récit de science- fiction. » ― Robert Silverberg (Introduction à l’anthologie Trips in Time, 1977)
Le voyage dans le temps demeure un outil science-fictionnel qui fascine, selon moi, pour deux raisons principales : il implique des questionnements logiques et philosophiques contre-intuitifs, et permet aux conteurs ambitieux de transformer leurs récits en propositions métanarratives invitant leur public à se servir de leurs outils culturels pour sonder la structure même des histoires.
Attention : cet article aborde de nombreux points scénaristiques pouvant être considérés comme des spoilers si vous n’avez pas vu les films en question. La surprise faisant souvent partie intégrante du visionnage d’œuvres traitant de ce sujet, il est conseillé de sauter les paragraphes s’attardant sur des films que vous n’auriez pas encore vus.
Le voyage dans le temps (que, par soucis de variété lexicale, l’on appellera aussi « chronomotion », pour citer le grand Stanislaw Lem) conte les aventures non linéaires de voyageurs (ou « chrononautes ») visitant des époques leur étant normalement hors de portée malgré le risque d’engendrer des paradoxes (ou « chronoclasmes »), et ce probablement depuis que l’être humain sait raconter des histoires. L’immense épopée hindoue du Mahabharat (datant de -900 à -400 avant J.C.) comprenait, par exemple, le récit du roi Kakudmi se rendant sur un autre plan d’existence afin de demander conseil au dieu Brahmā. À son retour, il se rend compte que 108 âges (âge de pierre, âge de bronze, etc.) se sont écoulés durant sa courte absence. Il est donc possible que l’hindouisme ait été le plus lointain ascendant, en termes de conséquences temporelles, de la théorie de la relativité d’Einstein. Il va sans dire que d’innombrables histoires ont suivi mais, évidemment, il a fallu attendre le XIXème siècle pour voir apparaître les premières machines à voyager dans le temps.
Au sens large, l’on pourrait considérer la pendule à rebours d’Edward Page Mitchell (dans The Clock That Went Backward, 1881) comme la première occurrence d’un tel appareil, seulement son absence totale de considérations technologiques et scientifiques nous oriente plutôt vers The Time Ship: A Chrononautical Journey (El Anacronopete, Enrique Gaspar, 1887). Vint bien sûr ensuite H.G. Wells et sa Machine à explorer le temps, publiée sous forme de roman en 1895, soit l’année de naissance du cinématographe.
Quelques années s’écoulent cependant avant que le médium du cinéma ne s’intéresse à ce type de contes, puisque le premier film mettant en scène un tel mécanisme narratif est une adaptation, réalisée par Emmett J. Flynn, du roman de Mark Twain, Un Yankee à la cour du roi Arthur, en 1921. De nombreux remakes suivront notamment en 1931, 1949, 1979 et 1995.
Éternalisme
« Le positionnement d’un événement dans le passé, le présent ou le futur n’a de sens que dans le cadre de la perspective subjective d’un observateur spécifique. » ― Adrian Bardon
Le premier long-métrage de voyage temporel n’étant pas une adaptation de Twain est Berkeley Square, un film de Frank Lloyd sorti en 1933. Bien qu’adapté d’une pièce de théâtre de John Balderston, le film trouve son origine dans un livre jamais terminé de Henry James, intitulé The Sense of the Past. Dans cette histoire, un Londonien, Peter Standish, obsédé par son ancêtre homonyme ayant vécu la révolution américaine se retrouve transporté à cette époque reculée et y passe assez de temps pour tomber amoureux d’une jeune femme que son ascendant n’a pourtant jamais épousée (menant, au passage, à l’échec de la relation amoureuse initiale de son ancêtre). L’incertitude du paradoxe temporel se matérialise alors au-dessus du récit, menaçant de faire s’effondrer l’un des premiers films du genre. Et pourtant, l’habile scénario concocté par le dramaturge contourne le problème en donnant à son récit une conclusion mélancolique refusant aux amants de sceller leur union, et renvoyant le visiteur à son époque d’origine.
Le processus de voyage n’a certes rien de scientifique (c’est un mélange de volonté et de destinée), mais les implications d’une telle structure sont doubles : d’une part le chrononaute a échangé sa place avec son ancêtre, ce qui explique l’absence de rencontre et pose également la question de l’identité de l’individu aux yeux de ses interlocuteurs et donc de l’histoire objective. Mais surtout, il apparaît que c’est la présence, dans le passé, de son descendant, qui a mené l’ancêtre du protagoniste au parcours résultant au final à sa naissance. Sans cette irruption temporelle, la première fiancée de l’ancien Standish ne l’aurait pas quitté, et il n’aurait probablement pas donné naissance à la même lignée. Inversement, pour ce même Standish, se retrouver projeté dans le futur à cause d’événements s’étant déroulés dans le passé (à cause d’un voyageur du futur – vous suivez ?) revient à dire que l’avenir de sa famille a toujours été écrite ainsi. Si cela paraît quelque peu confus, retenons surtout ceci : Berkeley Square initia la tradition des long-métrages de chronomotion adoptant la théorie éternaliste.
La nature du temps est une question millénaire. Les philosophes grecs, de part leur observation de la cyclicité de la nature, imaginaient déjà que le temps formait une boucle et revenait sur lui-même dans un éternel retourpalingénésique. De nos jours, tout un chacun se le représente plutôt comme une ligne. Pour de nombreux scientifiques, il s’agit en fait d’un bloc. Dans ce bloc, tous les événements spatio-temporels existent donc de façon atemporelle, c’est à dire que leur statut ontologique ne peut être remis en question, et que leur appartenance à tout segment temporel (passé ou futur) dépend uniquement de la perception relative et limitée du référant (comme illustré par le tesseract imaginé par Christopher Nolan dans Interstellar). Cette dichotomie entre le temps manifeste (celui auquel on se réfère quotidiennement) et le temps cosmique est par exemple illustrée dans le roman Slaughterhouse-Five (Abattoir 5) et son adaptation cinématographique (George Roy Hill, 1972). Dans cette histoire, le protagoniste fait l’expérience de sa vie de façon atemporelle, s’étant « détaché du temps », réalisant que tous les événements constituant son parcours personnel existent tout simplement, n’appartenant ni au passé ni au futur. La nature ontologique du temps est parfaitement illustrée par cet échange entre Billy, le personnage principal, et un extra-terrestre tralfamadorien :
– Nous savons tout de la fin du monde, et la Terre n’y joue aucun rôle, si ce n’est qu’elle est également anéantie.
– Vraiment ? Que se passe-t-il ?
– Lors d’un test impliquant un nouveau combustible, un pilote tralfamadorien panique, appuie sur le mauvais bouton, et entraîne la destruction de l’univers.
– Mais alors, vous devez l’en empêcher. Si vous savez tout ça, pourquoi ne pas l’arrêter avant qu’il n’appuie…
– Il a toujours appuyé sur ce bouton, et le fera toujours. Nous ne l’en avons jamais empêché, et nous ne le ferons jamais. Ce moment est ainsi structuré.
Malgré l’impossibilité de changement, malgré le fatalisme inévitable de cette explication, vivre hors du temps manifeste permet à Billy d’atteindre une plénitude le menant à l’équanimité, car il est en mesure de concevoir que chacun des événements composant sa vie n’ont plus de réels liens de causalité empiriques, mais existent simplement tous de manière équivalente, sans différence d’importance factuelle ou émotionnelle.
Dans son ouvrage A Brief History of the Philosophy of Time, Adrian Bardon explique :
« Cette théorie dynamique sous-entend que nous existons sur tous les points de la ligne temporelle, et ce même lors du passage du temps. Cela signifie que toute personne existe au présent, selon d’innombrables versions passées, et potentiellement selon d’innombrables versions à venir. Il s’agit toujours de la même personne, à différents moment de son existence. Chaque version de cette personne à un moment spécifique est un être à part entière, à la fois distinct et identique à ses autres versions. Cela entraîne un paradoxe parménidien, car la réalité du déroulement temporel implique donc simultanément que nous soyons et que nous ne soyons pas identiques à nos autres sois existant à d’autres moments. »
Cette conception atemporelle de l’univers suppose donc non seulement que le passé est invariable, mais aussi qu’il est impossible de modifier le futur, car celui-ci existerait déjà (on ne s’en rendrait tout simplement pas compte). Si cette théorie éternaliste se marie plutôt bien avec la compréhension de la nature cosmologique de l’existence (et évacue au passage toute possibilité de libre arbitre !), elle se montre très restrictive pour les auteurs de science-fiction, car leurs voyageurs ne pourraient alors pas s’émanciper du statut de simple observateur temporel… à moins, bien sûr, d’imaginer les conséquences et les ramifications de tentatives de modifications dans un tel système. Seulement tout contournement de l’inéluctabilité du futur donne lieu à une contradiction basique qui devrait être évitée par les auteurs soucieux de respecter leur propre raisonnement de départ. De nombreux écrits ont imaginé les conséquences d’un changement dans le continuum espace-temps, allant parfois jusqu’à entraîner la disparition complète de celui-ci (une idée amusante, mais bien peu convaincante).
La théorie éternaliste a pénétré la fiction depuis 1842 avec l’histoire d’Edgar Allan Poe intitulée The Mystery of Marie Rogêt, dont le dernier acte comprend une référence aux « lois divines embrassant l’ensemble des possibilités, y compris celles appartenant au futur. Avec Dieu, tout existe maintenant ». Depuis, son usage s’est propagé en littérature comme au cinéma, si bien qu’il s’agit de la théorie la plus souvent utilisée par les films de SF parvenant à marquer durablement le genre. Les œuvres de chronomotion récentes les plus importantes répondent ainsi souvent de l’éternalisme.
Certains films de science-fiction s’amusent avec l’idée de la vision du futur, évoluant ainsi, consciemment ou non, au sein de ce système théorique. On ignorera les outils narratifs prémonitoires ne relevant pas de la science-fiction (les visions, les rêves ou les prophéties n’impliquant généralement pas que le futur existe, mais seulement qu’il s’agit d’une possibilité), pour se concentrer sur ces quelques œuvres intégrant intradiégétiquement le procédé normalement invisible de la prolepse au sein de leur récit. Il ne s’agit pas d’un voyage temporel à proprement parler, car les personnages ne s’y rendent pas physiquement, mais l’idée d’observation du futur parcourt le corpus science-fictionnel depuis ses débuts.
Narratologiquement parlant, on pourrait qualifier ça d’extension épistémologique, un mécanisme qui augmente en partie le savoir des personnages (et donc du public) à travers un outil science-fictif, et qui s’oppose au voyage dans le temps à proprement parler en cela que ce dernier se rapporte avant tout à une expérience phénoménologique. L’idée se retrouve aux deux extrémités du corpus, avec un film sorti en 2014, Time Lapse (réalisé par Bradley King) et un autre en 1924, The Fugitive Futurist (de Gaston Quiribet). Ce dernier, un court-métrage, propose l’idée d’une caméra filmant le futur, et offrant des visions d’une Londres transformée par la technologie et la montée de son fleuve. Le concept est finalement traité comme une fantaisie inventée par un fou, mais il ouvre la porte à la notion précognitive science-fictionnelle. 90 ans plus tard, Time Lapse articule son intrigue autour d’un appareil photo polaroid qui prend des photos du jour suivant. Apprenant qu’ils doivent s’assurer que les événements ainsi révélés se déroulent comme prévus sous peine de faire disparaître leur ligne temporelle, les personnages adoptent un mode de pensée éternaliste, et se retrouvent esclaves de leur futur, leur savoir les menant inexorablement à respecter les prédictions de la machine.
L’un des films les plus réussis sur le sujet est sans doute Minority Report de Steven Spielberg (2002). Cette adaptation d’une nouvelle de Philip K. Dick nous propose de suivre l’histoire de John Anderton, un officier de police à la tête d’une équipe d’intervention de la société Précrime. Celle-ci est en mesure d’intervenir avant que des crimes ne soient commis, à l’aide de trois êtres humains télépathes (plus ou moins réduits en esclavage) projetant des prévisions temporelles qui mènent à l’identification des futurs meurtriers. Ce high concept terriblement efficace donne lieu à une multitude de questionnements englobant plusieurs strates de réflexion (juridique, morale, philosophique). Par exemple, les personnes arrêtées, qui n’ont pas commis de crime strictement parlant, ont-elles seulement droit à un procès ? Y a-t-il des cas de circonstances atténuantes et de légitime défense, ou encore des exceptions officielles à la règle (on imagine mal l’espionnage et les sabotages disparaître du jour au lendemain) ? Surtout, la base éthique sur laquelle les suspects sont punis est plus que discutable, car ils sont ainsi condamnés a priori, alors qu’un doute peut toujours subsister sur l’issue d’une situation a posteriori. Un rapide échange entre Anderton et l’inspecteur Witwer illustre la position adoptée par Précime sur la question :
– Cette boule, pourquoi vous l’avez rattrapée ?
– Parce qu’elle allait tomber.
– Vous en êtes sûr ?
– Oui.
– Pourtant, elle n’est pas tombée.
– Puisque je l’ai rattrapée…
– Alors en la rattrapant, vous avez empêché que cela arrive… Pourtant, vous en étiez sûr.
En d’autres termes, le fait d’empêcher un événement de se produire ne signifie pas qu’il ne se serait pas produit. Cette théorie implique que le futur est scellé, que ces événements vont se produire et qu’il faut donc les en empêcher… ce qui présente une contradiction, un paradoxe : si le futur est certain (la boule allait tomber, ça ne fait aucun doute), alors il devrait être futile de vouloir le modifier, or Précrime change constamment l’issue des meurtres prédits, ce qui signifie que l’avenir est malléable, qu’il ne répond d’aucun déterminisme absolu, et que la condamnation pour meurtres d’individus n’ayant pas encore commis de crimes n’a aucun fondement légal ou moral.
Plus tard, le film crée une nouvelle ligne d’interrogations encore plus épineuses, lorsqu’Anderton apparaît dans une nouvelle prédiction des télépathes. On le voit alors tirer à bout portant sur un individu qu’il n’a jamais rencontré auparavant. Le protagoniste prend la fuite et mène ensuite son enquête dans l’espoir de blanchir son nom et de lever le voile sur ce mystère. À mesure que la vérité nous est révélée, on comprend que le directeur de l’agence Précrime a embauché un comédien afin de se faire passer pour un tueur d’enfants, qu’Anderton pensera responsable de la disparition de son fils et tuera par conséquent de sang froid (et c’est précisément ce qu’il se passe, du moins du point de vue de l’enquête). Or, cet homme à qui l’on a promis de l’argent pour sa famille en échange de sa vie ne fait rien du tout. Il n’entreprend aucune action qui pourrait effectivement mener Anderton à retrouver sa piste et à découvrir son implication supposée avec le sort de son fils. Cela signifie donc que c’est uniquement la vision des télépathes qui induit les événements à se dérouler d’une certain façon. Sans cette vision, Anderton n’aurait jamais pris la fuite, il n’aurait jamais rencontré le faux tueur (qui se serait contenté d’attendre le policier dans sa chambre d’hôtel pour rien) et n’aurait jamais commis de meurtre. Ainsi, Précrime ne se contente pas de prédire et de prévenir le futur, mais le génère, l’entraîne sur une voie qui semble inéluctable.
Minority Report, de par sa construction et les stratégies narratives qu’il utilise, est un film qui induit que le statut ontologique du futur est invérifiable, et qu’il n’est possible de prédire avec certitude si des événements vont ou non se dérouler. Seuls les choix des individus peuvent dicter la voie qu’empruntera l’avenir.
Deux autres systèmes théoriques relatifs à la nature du temps s’opposent à l’éternalisme : le présentisme et le possibilisme. Le présentisme correspond à la notion selon laquelle l’instant t serait l’unique réalité temporelle pertinente, le futur n’existerait pas encore, et le passé n’existerait plus. Il s’agit donc d’une philosophie de l’éphéméréité, postulant que le passé survit uniquement à travers la mémoire, mais qu’il n’a plus aucune existence propre. On peut remonter jusqu’au philosophe de la Grèce antique Héraclite pour trouver les racines d’un tel système, lui qui suggérait qu’on « ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (on remarquera que la métaphore du fleuve subsiste encore aujourd’hui pour se représenter le passage du temps). Ses réflexions portaient toutefois plus sur la question du changement que sur celle du temps, ce qui signifie donc qu’il se plaçait nécessairement dans un point de vue temporel manifeste, celui qui est vécu par l’individu, et donc que l’idée même d’éternalisme lui semblait improbable. Un contemporain, nommé Parménide, avait pourtant formulé ce concept en affirmant que l’être est immuable et éternel, et donc que le changement n’est qu’une illusion. Le présentisme n’est évidemment pas une position adoptée par les récits de science-fiction, car sa définition même empêche toute forme de chronomotion.
Le possibilisme, quant à lui, apparaît parfois en SF, bien qu’assez rarement. Cette théorie est identique à l’éternalisme, à ceci près qu’elle n’englobe pas le futur, qui n’existerait pas encore selon elle. Le présent et le passé conservent toutefois leur réalité ontologique, ce qui permettrait en science-fiction d’imaginer des voyages uniquement vers le passé. C’est justement ce qu’avait imaginé Alain Resnais en 1968 dans le film Je t’aime, je t’aime : suite à une expérience de voyage dans le temps, le protagoniste revisite sa vie passée (mais jamais future) par fragments. Cette fois, cependant, le résultat est tout à fait différent de celui présenté dans Abattoir 5, car le personnage principal, incapable de retrouver son point de départ temporel, s’égare dans les limbes du temps et en perd la raison. Il semblerait donc que l’éternalité du temps, jusque dans le futur le plus lointain, soit la condition sine qua non à une omniscience saine, qui ne pourrait être atteinte en se limitant au passé.
Le film de SF coréen 11 A.M (Kim Hyun-seok, 2013) offre une bonne illustration du système causal éternaliste, dans laquelle les personnages profitent d’une extension à la fois phénoménologique (ils se rendent dans le futur) et épistémologique (ils en ramènent les bandes de vidéosurveillance), tout en jouant sur l’instinct humain qui tend vers le possibilisme. Le film dépeint une équipe de scientifiques habitant une base sous-marine dans laquelle se trouve un réacteur à fusion utilisé pour alimenter la création d’un petit trou de verre, permettant de se déplacer dans le temps. Le scientifique en charge du projet, Dr. Jung, espère ainsi voyager vers le futur, trouver un remède au cancer de sa défunte femme, et retourner dans le passé pour la sauver. Trois ans plus tard, les Russes finançant l’opération souhaitent mettre un terme à l’expérience, n’ayant jusque-là obtenu aucun résultat. Dans l’espoir de sécuriser un nouveau contrat, les scientifiques procèdent à un test humain, envoyant deux des leurs 24 heures dans le futur. Ils découvrent une base chaotique, en ruines et sont attaqués par un mystérieux assaillant. Retournant à leur temps d’origine et persuadés de pouvoir changer un futur qu’ils ne pensent pas gravé dans le marbre, ils entreprennent toutes les actions possibles pour éviter la catastrophe, mais échouent inlassablement, répétant malgré eux les événements qui mèneront à leur perte. Le film articule ainsi à la perfection l’idée de boucle causale se suffisant à elle-même : s’ils n’étaient pas partis dans le futur, ils n’auraient pas tentés de l’éviter, et ne l’auraient donc jamais causée.
Causalité et paradoxes
« Selon moi, les paradoxes temporels ne peuvent pas exister, c’est impossible. Si notre bond temporel réussit, cela signifie que nous l’avons effectué, car ces événements ont déjà eu lieu. Et s’il échoue, ça veut dire que ça ne s’est jamais déroulé ainsi. […] On ne sait pas encore si ces faits se sont passés de la sorte. Si c’est le cas, ils se dérouleront à nouveau de la même manière. Sinon, ils n’arriveront pas. » – Farnham’s Freehold (Robert A. Heinlein, 1964)
Indépendamment de la véritable nature du temps, tout un chacun sait que l’être humain est incapable d’appréhender son existence sans adopter le concept de succession temporelle, prérequis à toute expérience cohérente, comme théorisé par Kant dans sa Critique de la raison pure. Or cette succession suppose également que chaque événement soit l’effet d’une cause. La causalité représente le terrain de jeu privilégié de nombreuses histoires de voyages dans le temps, car elle implique une certaine gymnastique logique forçant l’implication intellectuelle du spectateur.
Pour faire bref, la causalité rétroactive (le fait de changer le passé) utilisée dans de nombreux films, comme Retour vers le futur, est une impossibilité logique (du moins au sein d’une théorie éternaliste monoverselle), car tout ce qui s’est passé doit se dérouler de cette manière uniquement, peu importe combien de fois un chrononaute tentera de modifier le cours des événements. Pour reprendre le paradoxe le plus connu : aucun voyageur temporel ne serait en mesure de tuer son grand-père, car il ne serait alors jamais né, et n’aurait donc jamais pu remonter le temps pour commettre ledit meurtre. La logique (et les conventions de SF littéraires) voudraient donc que quelque chose l’empêche de mener son plan à bien : un malaise, un concours de circonstances, une police temporelle, et ainsi de suite. Cela pose bien entendu la question du libre arbitre (même si la théorie éternaliste la pose déjà de facto, l’impossibilité de la rétrocausalité la met d’autant plus en exergue), car une telle conception immuable du temps impliquerait que le destin a priorité absolue sur toute décision personnelle ou communautaire allant à son encontre. Cela conduit à une autre réflexion : le retour en arrière implique-t-il que le voyageur soit dépourvu de libre arbitre, donc de pouvoir, ou s’agit-il plutôt d’une nécessité cosmologique assurant la cohérence de l’univers ? La différence se trouve dans le fait qu’un chrononaute peut toujours tuer son grand-père (il en est physiquement et logistiquement capable), mais qu’il ne doit pas le faire. En d’autres termes, dans une histoire logique de bout en bout, le voyageur choisirait-il de ne pas altérer le passé, consciemment ou pas ?
La rétrocausalité est également le point de départ des boucles causales, une répétition ad infinitum des événements liés par les actions de chrononautes. Par exemple, le diptyque originel Terminator comprend de nombreux indices menant à une immense boucle temporelle autosuffisante : le robot envoyé par SkyNet pour tuer Sarah Connor est la raison pour laquelle Kyle Reese fait sa rencontre et enfante de ce fait John Connor. Dans Judgement Day, on apprend que SkyNet a été créé à partir de la technologie récupérée sur les restes du premier terminator, ce qui forme une boucle temporelle dans laquelle la création de l’intelligence artificielle est due à elle-même. Si les films restent globalement cohérents, une question essentielle vient tout de même à l’esprit : pourquoi une I.A avancée enverrait-elle un robot dans le passé, sans se douter que sa mission échouera forcément, si tant est que le temps est considéré comme étant éternel ? À moins, bien sûr, que SkyNet ait toujours été conscient de son origine, et que son unique motivation à renvoyer le premier terminator se résumait à assurer sa propre existence, et pas du tout à assassiner Sarah Connor avant la naissance de John (ce qui se révélerait impossible dans tous les cas, ces événements étant fixés dans le temps).
De nombreux métrages reposent sur la notion de boucle temporelle stable, dans laquelle rien ne peut réellement changer, parmi lesquels Nimitz, retour vers l’enfer (The Final Countdown ; Don Taylor, 1980), Les Aventures de Bill et Ted (Peter Hewitt, 1991), L’Armée des 12 Singes (Terry Gilliam ; 1995), Prisonniers du Temps (Timeline ; Richard Donner, 2003), ou encore Timecrimes (Nacho Vigalondo, 2007), qui sont des films dans l’ensemble cohérents et pour certains très réussis à bien des niveaux.
Robert Heinlein avait porté le concept vers son paroxysme de rigueur logique dans sa nouvelle Vous les Zombies, adaptée en film par les frères Spierig sous le titre Predestination (2015), puisque le protagoniste se révèle être ses propres parents (père et mère), ce qui respecte certes le déroulement successif des événements, mais n’a aucun sens biologique, chaque être étant constitué d’une combinaison des gènes de ses parents, qui ne peuvent pas être parfaitement identiques aux siens. Surtout, personne ne peut, a priori, naturellement ou biologiquement émerger ex nihilo dans le continuum espace-temps. Heinlein avait bien compris qu’il s’agissait d’un exercice d’exploration des paradoxes amusant, mais aussi très restrictif au niveau dramaturgique (il ne s’en est pas tenu au format de la nouvelle pour rien), or le film devient malgré lui une immense boucle réduisant les objectifs du protagoniste à assurer son existence lors de chaque répétition, et ne créant par conséquent aucun enjeu dramatique. L’enjeu demeure certes narratif, mais l’exécution ne dépasse jamais le stade de l’illustration honnête, car le récit adopte un didactisme académique dénué d’imagination, faisant usage de marques d’énonciation sonores (et parfois visuelles, avec le surgissement ou la disparition des personnages) claires, et surtout d’un bloc d’exposition de près d’une heure.
Un autre film particulièrement intéressant en termes de causalité est Triangle (Christopher Smith, 2009), dans le lequel le concept est soumis à une expérimentation menaçant de le faire s’écrouler sous sa propre logique. Le film s’articule autour de Jess, une mère célibataire qui va se retrouver enfermée dans une boucle temporelle sans issue, de laquelle elle tente de s’échapper en assassinant une version antérieure d’elle-même ! Un tel acte mènerait logiquement à un paradoxe temporel (étant morte, elle ne peut pas avoir remonté le temps pour se tuer), seulement la Jess du futur remplace celle du passé et, étant devenue amnésique suite à un accident, réitère la totalité de son parcours la menant à remonter le temps à travers le vaisseau fantôme sur lequel elle embarque. Le film ne s’arrête pas là, incorporant de multiples boucles les unes aux autres, formant une sorte de « super boucle », ayant toutefois la même finalité fataliste. Smith propose en conséquence de déjouer, du moins artificiellement, le paradoxe du grand-père en intégrant celui-ci à la boucle d’événements. L’exercice est fascinant car il semble impliquer d’un côté que la protagoniste est en mesure de prendre des décisions qui devraient mener à un chronoclasme tout en y survivant, mais au prix d’une nouvelle impasse déterministe, excluant finalement le libre arbitre de l’équation (Jess ayant toujours été censée prendre ces décisions).
L’enfermement éternel du personnage principal de Triangle, inévitable même après avoir commis un acte de désespoir extrême, illustre à merveille le fatalisme inhérent à la théorie éternaliste ; fatalisme que certains ont choisi de contourner en optant pour une autre solution.
Mécanique quantique du multivers
La thermodynamique temporelle se rapporte au phénomène physique selon lequel des systèmes ont beaucoup plus de moyens de se dissiper que de se consolider, de passer de l’ordre au désordre. Ce phénomène est également appelé « entropie », et traduit, pour paraphraser Ludwig Boltzmann, l’idée selon laquelle tout état macroscopique est susceptible de donner lieu à un nombre important d’états microscopiques potentiels. Appliqué à la ligne temporelle, ce concept implique donc que chaque événement spécifique peut conduire à une multitude de futurs possibles, et donc que l’univers se ramifie en une infinité de branches, à chaque instant. On appelle cela le « multivers », un système dans lequel la décision même de voyager dans le temps crée une nouvelle branche. La rétrocausalité et ses paradoxes sont ainsi contournés : plus de suppression du libre arbitre, ni de création d’informations ex nihilo. Un voyageur remontant le temps pour tuer son grand-père ne disparaîtra pas, car il aura alors assassiné une autre version de son ancêtre, et pas celle l’ayant biologiquement précédé. De même, un scientifique remontant le temps pour donner à son lui jeune une équation révolutionnaire ne forme plus de boucle causale.
La stratégie fut adoptée par les scénaristes en charge de relancer la franchise de Star Trek au cinéma. Partant d’un événement divergent de la ligne temporelle considérée comme existante, le voyage dans le temps accidentel de l’antagoniste Nero se fait cause de la création d’une nouvelle branche multiverselle dans laquelle les situations des nouveaux films peuvent se dérouler sans pour autant contredire factuellement (ni annuler ou se soucier de) l’ensemble du canon trekien. La manifestation la plus évidente de la multiplication des réalités est la rencontre entre deux versions du personnage de Spock : bien que venant du futur, le Spock anachronique n’est pas la version plus âgée du Spock de l’actuelle réalité, car leur histoire subjective a cessé de concorder lorsque survint la perturbation ouvrant le film. Le concept s’arrête là, cependant, et n’est ensuite plus utilisé autrement que pour justifier des appels métanarratifs s’appuyant sur la différence entre les nouvelles aventures de l’équipage et celles déjà observées par certains spectateurs.
La mécanique quantique est partiellement abordée dans Retour vers le futur 2 (Robert Zemeckis ; 1989), lorsque le vieux Biff de 2015 dérobe la DeLorean pour remettre un almanach des sports à un Biff plus jeune, créant de ce fait une ligne alternative dystopique. Le paradoxe tient du fait que soudainement, la réalité de la franchise semble répondre de la physique quantique, alors que l’histoire s’en tenait jusque-là à un univers unique régit (plus ou moins) par la causalité. Le fait, par exemple, que Marty joue la chanson Johnny B. Goode en 1955, inspirant de ce fait Chuck Berry, forme une boucle éternaliste avec création d’information ex nihilo ; il en va de même pour la décision de Marty de prévenir Doc de sa mort par balle trente ans plus tard. Ainsi, le premier film est censé se dérouler sur une ligne temporelle unique, donc inchangeable, mais repose sur un paradoxe inexplicable (tout étant censé s’être déjà déroulé, les parents de Marty ne devraient jamais s’être rencontrés comme indiqué au tout début du film, et surtout, ils devraient finalement se souvenir qu’un type ressemblant comme deux gouttes d’eau à leur fils les a fait se rencontrer). L’intrigue de la série bascule ensuite vers une autre théorie, ouvrant la porte à une simple question : pourquoi une nouvelle ligne temporelle n’est-elle pas créée à chaque remontée dans le temps ? Pourquoi la réalité dans laquelle Marty empêche ses parents de se rencontrer en 1955 n’est-elle pas un univers alternatif (si tel était le cas, la fratrie de Marty ne disparaîtrait pas progressivement de la photo qu’il garde sur lui). Quoiqu’indéniablement divertissants (et culturellement pertinents), les films de la saga Retour vers le futur ne présentent pas la rigueur théorique nécessaire à un questionnement philosophique ou narratif cohérent.
Un autre film ne sachant pas tellement sur quel pied danser, et navigant par conséquent entre théorie éternaliste et multivers, est Looper de Rian Johnson (2012). Dans celui-ci, des assassins professionnels sont engagés par des criminels du futur pour exécuter des victimes renvoyées dans le passé (ce qui permet de n’en garder aucune trace). Ces tueurs savent cependant qu’un jour, c’est leur homologue plus vieux de deux ou trois décennies qui leur sera renvoyé pour exécution, en échange d’une forte somme d’argent. Dans ce monde semblant à première vue cohérent, on réalise vite que la version âgée de Joe souhaite traquer un enfant dans le présent du Joe jeune pour l’empêcher de devenir un grand criminel par la suite. Or, si l’on se trouvait sur une ligne temporelle unique, comme cela est supposé par le film, il serait complètement futile pour Joe de s’imaginer qu’il puisse empêcher cet enfant (Cid) de devenir adulte… car il l’a déjà été, dans le futur, qui serait immuable. De même, les effets de causalité présentés à répétition pendant le métrage ne semblent pas répondre d’un système théorique cohérent. Dans l’exemple du personnage de Seth, qui devient progressivement un homme-tronc lorsque sa version jeune se fait torturer, la causalité échappe à toute logique temporelle : si cette torture a bien eu lieu, alors le « vieux » Seth n’aurait jamais pu avoir la vie dont il se souvient pourtant, ne se serait jamais retrouvé à l’endroit où il se trouve, et la scène entière n’aurait pas lieu d’être. Pourquoi, alors, ne pas considérer que Looper adopte une théorie quantique, créant une nouvelle ligne à chaque voyage dans le temps ? Tout simplement parce que dans ce cas, aucun effet de causalité ne devrait exister entre les différentes versions des personnages : le Joe jeune se suicidant à la fin du métrage ne ferait en rien disparaître le Joe vieux, car la version jeune de ce dernier se trouverait dans sa propre ligne temporelle, et il faudrait donc qu’elle se suicide elle aussi sans raison claire, à cet instant précis, pour que sa disparition ait un sens.
Looper repose ainsi sur des idées qui vont à l’encontre des théories connues du temps. La fiction ne devant répondre que de l’imagination de chacun pour être appréciée, d’aucun pourraient rétorquer que le réalisateur essayait peut-être d’appliquer un nouveau système paradigmatique aux mécanismes de chronomotion. Peut-être bien. Celui-ci défie cependant la logique la plus élémentaire, contrairement à celui utilisé dans une autre œuvre américaine bien plus stimulante.
À l’opposé total du corpus, en opposition absolue à l’approche pop-culturalo-digérée des œuvres de Zemeckis et Johnson, l’ancien développeur de logiciels Shane Carruth sort en 2004 le film indépendant Primer qui, bien que tourné dans un garage avec trois fois rien, redéfinit les limites du possible pour le cinéma de voyage dans le temps. Pour rester simple, le film se concentre sur deux ingénieurs découvrant par accident un moyen de remonter le temps. Ils commencent à s’en servir pour faire des placements en bourse, avant que des actes plus importants ne soient entrepris par l’un d’eux et entraînent des conséquences imprévues.
Versé dans les sciences, c’est donc Carruth qui parvient à créer rien de moins qu’un nouveau paradigme, qui ne sera malheureusement pas émulé par la suite : sa machine temporelle inspirée par les théories quantiques du physicien Richard Feynman permet de remonter le temps pendant une période donnée, que le voyageur doit passer à l’intérieur même de la machine. Par exemple, pour voyager de midi à 11 h, le chrononaute doit programmer la machine pour qu’elle s’active à 11 h, heure à laquelle son double en ressort pendant que l’original patiente une heure, puis entre dans la machine à midi, et y reste une heure. Il en ressort alors à 11 h, au moment où elle a démarré. Il s’agit donc du seul film dans lequel le temps manifeste se confond au temps nécessaire à la chronomotion (qui est ailleurs instantanée ou relative), et de l’unique instance d’hybridité entre causalité et multivers. En effet, l’acte de voyage temporel crée une boucle causale éternaliste ponctuelle, équivalente à la durée pendant laquelle le chrononaute patiente (car son double est alors lui aussi présent), et qui se conclut lorsque celui-ci entre dans la machine pour remonter dans le temps, faisant de son double l’unique instance de son être dans une nouvelle ligne temporelle. Une boucle causale autosuffisante donne ainsi lieu à une nouvelle réalité une fois que le voyageur d’origine retourne dans la machine. Le concept, qui n’avait jamais été abordé au cinéma, avait été exploité en littérature sans jamais toutefois trouver une expression aussi puissamment évocatrice de ses possibilités (par exemple, dans le roman Temps de Stephen Baxter, s’appuyant sur les travaux de Feynman pour envoyer des messages dans le passé). Au-delà de son inventivité jusqu’ici inégalée, Primer présente également de nombreuses pistes de questionnement, parmi lesquelles la philosophie des sciences, mais aussi l’identité et le suicide programmé (l’une des instances du voyageur étant condamnée à disparaître).
Une autre variante de la mécanique quantique est utilisée a bon escient dans le film Source Code de Duncan Jones (2011), dans lequel le soldat cliniquement irrécupérable Colter Stevens revit encore et encore les 8 dernières minutes de la vie d’une victime prise dans l’explosion d’un train, suite à un attentat. Renvoyé successivement dans ce passé alternatif recréé pour débusquer le responsable, Stevens va finir par réaliser que son ingérence répétée lui donne en réalité le pouvoir de prolonger son existence à condition de réussir sa mission. Le dénouement du film laisse donc entendre que la recréation virtuelle d’un monde est un acte suffisant pour qu’une nouvelle branche quantique apparaisse (et après tout, pourquoi pas ? Cela n’entre aucunement en contradiction avec le concept multiversel), ce qui impliquerait que chaque retour de Stevens a en fait donné lieu à une nouvelle ligne temporelle semblant s’évaporer suite à l’explosion récurrente. Au final, seule la dernière ligne ainsi créée subsiste. Le film de Duncan Jones est, à ce titre, d’autant plus pertinemment construit qu’il intègre la mécanique temporelle cyclique, puis quantique, au sein même de son intrigue, ouvrant ainsi la porte à une réflexion sur le pouvoir d’un personnage à se faire maître de sa diégèse : l’empêchement de l’événement eschatologique mettant fin à son univers subjectif se transforme en acte cosmogonique qui donne naissance à un monde entier, dépassant largement le cadre de son expérience personnelle (ce qui, au passage, vient achever la théorie de la cyclicité temporelle, dépeinte comme une impasse).
L’un des films les plus réussis adoptant cette théorie (et préfigurant le mécanisme de Source Code) est le très métadiscursif Déjà Vu de Tony Scott (2006), dans lequel Doug, un agent de police, utilise une technologie de recréation virtuelle du passé afin de prévenir l’avènement d’un attentat. La richesse narrative du film se retrouve à tous les niveaux de sa structure : diégétiquement, les personnages sont capables d’observer le passé tout en manipulant leur point de vue, au même titre que des cinéastes positionnant leur caméra à leur gré. La mise en abyme ne s’arrête pas là puisque, lors d’une scène de poursuite, Doug se sert de cet appareil pour prendre en chasse un criminel n’existant que dans le passé : Tony Scott superpose alors quatre (cinq ?) niveaux de réalité : le passé observé par Doug, son présent (il conduit bel et bien au moment où il existe), la double observation des agents du FBI depuis leur centre de contrôle, et bien entendu le monde extradiégétique du spectateur, dont l’attention est vivement sollicitée par ce dispositif narratif complexe. La théorie quantique intervient lorsque le protagoniste qui, comme l’explique Alain Boillat dans son livre Cinéma, machine à mondes, « passe du statut de spectateur à celui de démiurge », va briser le mur le séparant de cet univers observable pour y pénétrer et y changer le cours de l’histoire, créant de ce fait une « autre réalité suite à une ingérence, qui ouvre une nouvelle ligne temporelle ».
Les motivations de Doug se rapportent à une femme, Claire, qu’il a pu voir évoluer dans cette réalité reconstruite, dont il veut sauver la vie et qu’il souhaite rejoindre. Seulement, le fait que Doug parvienne à ses fins, et commence une nouvelle vie avec cette personne pourtant décédée dans sa réalité, ouvre la porte à une autre question : celle de l’immortalité.
Théologie
Le mot « immortalité » lui-même a quelque chose de théologique, se rapportant à une qualité hors de portée des humains, associée au divin. Le rapport entre religion et science-fiction est un sujet très vaste, c’est pourquoi l’on s’intéressera uniquement à la question du temps, qui occupait déjà l’esprit de Saint Augustin il y a 1’600 ans dans ses Confessions : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me demande, je sais. Si on me le demande et que je veux l’expliquer, je ne sais plus. »
Cette problématique présente une source de contradictions en théologie, car l’idée de création implique que le temps ait eu un commencement, tandis que la promesse de la fin des temps y mettra un terme. Cette conception linéaire, en plus de présenter des contradictions internes aux textes sacrés, ne sied guère à certains philosophes et scientifiques croyants, qui doivent donc contourner le problème de diverses manières.
Dès l’Ancien Testament, la notion de temps cyclique semble avoir été acceptée (Ecclésiaste 1:9-11). Il semble cependant que le passage progressif du temps ait été appliqué à Dieu lui-même, à en juger par certains récits, comme celui du Premier Rois, chapitre 21, dans lequel Dieu, pris de court par la repentance d’Ahab, décide finalement de punir son fils à la place du roi sumérien (quelle miséricorde !) alors même qu’il est censé être omniscient.
Le christianisme, soumis aux mêmes concepts de création et de révélations, finira cependant par nuancer la notion temporelle : Thomas d’Aquin, par exemple, proposa dans sa Somme théologique (XIIIe siècle) que l’éternité (qu’il différencie du temps affectant les êtres soumis au changement) n’a ni commencement ni fin, et imaginait ce faisant que l’existence répondait bel et bien d’une nature globalisante, détachée et indépendante de l’évolution progressive constituant l’expérience humaine.
Plus important encore, Newton suggéra que le temps était une vérité universelle, cosmique et inchangeable, ce qui constitua la base rationnelle de la physique jusqu’à Einstein. Ce dernier rendit la tâche d’autant plus complexe pour les théologiens que la théorie de la relativité sous-entendait que la simultanéité des événements dépendait entièrement du point de vue du sujet, ce qui donnait lieu à encore plus de questionnements : quel cadre de référence Dieu adopterait-il ? Est-il soumis à la relativité ? Si non, alors pourquoi ignore-t-il les lois physiques qu’il aurait lui-même créées ? La discussion dure depuis des décennies mais ne trouve, sans surprise, aucune réponse semblant faire l’unanimité dans le domaine théologique.
Les films de voyage dans le temps dits ouvertement « chrétiens » existent, mais ne dépassent jamais le cadre communautaire. L’un des plus connus est probablement Time Changer de Rich Christiano (2002), dans lequel un érudit vivant en 1890 rédige un traité de morale sans mentionner le Christ. Afin de lui révéler les erreurs d’une telle approche et ses conséquences, un de ses collègues l’envoie au XXIe siècle (le nôtre), où il se rend compte que les paroles de la Bible ne sont plus respectées avec autant de ferveur qu’à son époque. Horrifié, il retourne à son ère pour reprendre ses activités prosélytes. Le fonctionnement de la machine à voyager dans le temps qui est utilisée est passé sous silence, mais le point le plus intéressant du film apparaît à la toute fin : curieux de connaître la date de la fin du monde, l’un des personnages essaie d’envoyer une Bible dans le futur. Il commence avec l’année 2100, et se rapproche progressivement de notre présent à chaque fois que sa tentative échoue. Le film se clôt avant que nous connaissions le fin mot de son expérience, mais cette conclusion suggère que le temps cessera d’exister au moins au milieu du XXIe siècle, sinon avant (!), ce qui impliquerait donc que de ce point de vue théologique, le temps est linéaire et disparaîtrait lors du jugement dernier, comme s’il s’agissait d’une dimension soumise aux mêmes contraintes que l’espace dans lequel nous évoluons physiquement.
« Je suis un dieu »
« Je me suis fait écraser, poignarder, empoisonner, congeler, pendre, électrocuter et brûler. […] Et je me réveille tous les matins à l’état neuf sans une égratignure. Je suis immortel. »
Cette citation, qui articule une scène toute en nuance d’Un Jour Sans Fin (Harrold Ramis, 1996), fait se rejoindre l’euphorie de l’immortalité avec son inéluctable revers, à savoir la souffrance éternelle. Si dans le métrage de Ramis, le protagoniste revit sans cesse le même jour sans raison logique apparente (la justification est morale), de nombreux films de science-fiction posent l’interrogation de l’éternité d’un être (ou au moins de sa résurrection) à travers le voyage dans le temps.
Si dans Déjà Vu, celle-ci résulte d’un rétro-embranchement quantique (si vous me passez l’expression), la théorie éternaliste de l’univers singulier recèle elle aussi les ingrédients nécessaires. La capacité à exister à plusieurs époques dépassant le cadre de sa propre longévité biologique transforme le voyageur en être potentiellement doté, pour reprendre les termes employés par Sartre dans son essai L’Être et le Néant, « d’ubiquité et d’infinité temporelles ». Ubiquité, car la manifestation du voyageur en tout point dans le temps lui confère automatiquement une existence de facto dans la période séparant sa date de destination la plus ancienne de sa date de destination la plus avancée. Infinité, car cela ne doit théoriquement répondre d’aucune limite, rapprochant donc le chrononaute au surhumain, voire au divin. Si un voyageur était amené à se rendre dans le passé humain le plus reculé et à inscrire sa présence dans l’histoire, puis à se rendre dans le futur le plus lointain, à la veille de l’extinction de notre espèce, alors il serait logique de supposer qu’il a également pu évoluer à n’importe quelle époque séparant ces deux événements. Cependant, Sartre précise lui-même qu’une telle capacité mènerait à un détachement du soi, mettant à mal l’identité individuelle de la personne. De la même façon que l’on a déjà établi que notre moi à 10 ans est un être distinct de notre moi à 15 ou 20 ans, et ainsi de suite, comment serait-il possible d’affirmer que chaque incarnation du voyageur dans toute l’histoire de son omniprésence temporelle a jamais été la même personne ?
Cette même immortalité se manifeste également sous la forme d’une résurrection : toute personne voyageant vers un futur ultérieur au cadre de sa vie biologique pourrait être considéré, dans l’expérience des autres individus, comme étant rené, jailli de sa tombe et du passé pour vivre une nouvelle fois. Une telle stratégie narrative se révèle d’autant plus prégnante émotionnellement dans le cadre de la relativité du temps. Christopher Nolan a invoqué cette idée lors de l’acte final d’Interstellar, car bien que Cooper voit les siens s’étioler à une vitesse accélérée, il fait office, lors de son retour, de revenant (l’utilisation du terme « fantôme » n’est pas innocente), n’ayant pour ainsi dire pas pris une ride alors que sa fille, enfant lors de son départ, est désormais aux portes de la mort. Du point de vue du protagoniste, son temps manifeste n’a pas réellement été affecté, puisqu’il n’a pas créé d’interruption dans sa propre ligne temporelle, mais pour sa fille, une vie entière s’est écoulée en son absence, ce qui a exactement le même effet que s’il était monté dans une machine à voyager dans le temps pour se rendre plusieurs décennies dans le futur. De son point de vue, son père va lui survivre au cours d’une nouvelle vie.
Ce film appartient, on le notera, à la rare espèce de ceux comportant un voyage dans le temps naturel autre que la cryogénisation ou le long sommeil, basé sur la relativité générale, les trous de verre, ou une combinaison des deux. Année 2508 (World Without End), une série B d’Edward Bernds datant de 1956, est un lointain parent du long-métrage de Nolan, mettant en scène une équipe d’astronautes qui, lors de leur retour de Mars, découvrent une Terre post-apocalyptique qu’il vont aider à reconstruire. La distance séparant la planète rouge de la nôtre n’est bien entendu pas suffisante pour faire revenir l’équipage si longtemps après leur départ, mais cette approximation n’enlève rien au fait que les conséquences narratives sont les mêmes : les explorateurs sont transformés en hommes du passé, en surgissement temporel anachronique et (encore une fois, du point de vue des autochtones) immortel.
Plus ancienne encore, la comédie de SF française (aux accents de music hall) Croisières sidérales, sortie en 1942 sous l’occupation nazie, était l’occasion pour le cinéaste André Zwobada d’inaugurer l’utilisation de la relativité du temps au cinéma. Dans cette histoire, deux « aéronautes » effectuent un vol expérimental stratosphérique à bord d’un appareil malencontreusement propulsé dans l’espace. Après deux semaines passées dans le vide sidéral, le duo de scientifiques parvient à rejoindre la Terre, et se rend compte que 25 ans s’y sont écoulés. La société, grandement transformée par l’hégémonie d’un capitalisme incontrôlé, se révèle trop aliénante pour les protagonistes qui (après une brève rencontre avec des Vénusiens humanoïdes pacifiques) décideront de revenir à des valeurs traditionnelles, loin du désordre urbain ultra technologique, grouillant de banquiers véreux et de criminels à la petite semaine. Exceptionnelle à bien des égards (financement sous le régime de Vichy, traitement ambigu, rare représentant du genre de la SF dans les années 1940), cette production fait à la fois l’éloge de la science et de certaines valeurs plus conservatrices (la sécurité, l’ordre, la simplicité du mode de vie). Elle navigue également, de manière assez étrange, entre soucis de précision scientifique (l’aéronef, la théorie de la relativité) et absurdité fantaisiste (voyage spatial sans navigation, atmosphère respirable sur Vénus, etc.).
1960 marque la sortie, en parallèle de la première adaptation du roman matriciel de H.G. Wells, du film Le voyageur de l’espace (Beyond the Time Barrier, Edgar G. Ulmer), produit et mené par Robert Clarke, alors l’une des figures de proue de l’âge d’or du cinéma de SF américain. Dans cette histoire, un astronaute revenant d’un test spatial passe à travers un trou de verre le ramenant à une Terre future dystopique, où l’humanité est divisée en deux espèces condamnées à l’extinction. Le statut ontologique du protagoniste lui octroie ici des spécificités avantageuses, faisant de lui le seul homme fertile au monde, et l’un des rares doté du don de parole.
En 1973, le film soviétique Moscow — Cassiopeia (réalisé par Richard Viktorov) qui conte l’histoire d’un vaisseau générationnel rejoignant un signal extra-terrestre capté depuis la Terre, fait également usage de la théorie d’Einstein dans la mesure où le temps manifeste que passe l’équipage dans l’espace, quelques heures, se traduit en décennies pour leurs collègues du centre de contrôle. La production américaine Le Vol du Navigateur (Randal Kleiser, 1986) repose également sur ce principe, expliquant le fait que le héros du film semble ne pas avoir vieilli lorsqu’il refait surface, huit ans après sa disparition. Et bien entendu, l’histoire de La planète des singes est rendue possible via ce mécanisme spécifique.
Le voyage dans le temps naturel permet, il faut le préciser, d’éviter une autre difficulté associée aux chronomotions wellsiennes : la question de l’espace. En effet, tout déplacement temporel d’un individu impliquerait que ledit individu se matérialise au même emplacement spatial que celui dans lequel il se trouvait lorsqu’il a quitté son époque de départ. Or, la Terre tournant autour du soleil et tournant sur elle-même (et le soleil évoluant autour du centre de la galaxie), il conviendrait logiquement de prendre en compte le mouvement de la planète et de calculer à quelle date précise notre astre s’était trouvé ou se trouvera aux mêmes coordonnées sidérales pour ne pas se retrouver sur un autre continent ou pire, flottant dans l’espace ou au cœur d’une autre planète au moment de se manifester à l’époque de destination. Les connaisseurs de SF littéraire rétorqueront parfois que toute bonne histoire de voyage temporel qui se respecte a lieu dans l’espace et non sur Terre, précisément pour pallier cette faille logique très répandue. Un rare exemple de scénario contournant cet obstacle est Tomorrow I’ll Wake Up and Scald Myself with Tea, une comédie tchécoslovaque réalisée par Jindřich Polák en 1977, et dans laquelle d’anciens nazis tentent de remettre une bombe thermonucléaire à Hitler lors d’un retour de plusieurs décennies dans le passé, effectué en détournant les services d’une agence de voyage temporel touristique. Dans ce cas, la chronomotion est uniquement possible après que la roquette abritant les voyageurs a quitté la Terre pour le vide sidéral, afin qu’elle y réatterrisse ensuite à l’époque de destination.
Aliénation narrative
« Même dans les récits les plus élémentaires, qu’il s’agisse ou non de fictions, l’ordre, la durée et le sens des événements sont manipulés. En d’autres termes, tous les récits peuvent être considérés comme des « voyages » dans le temps ou des « réalités alternatives », faisant donc de l’art narratif un moyen de voyager dans le temps, un mécanisme permettant de reconfigurer l’histoire et les histoires. » – David Wittenberg (Time Travel: The Popular Philosophy of Narrative, 2012)
Le récit de voyage dans le temps utilise des outils narratifs présents dans tous les types de récits, depuis des temps immémoriaux en littérature, et depuis les dernières années du XIXe siècle au cinéma : prolepses, analepses, ralentissements, superpositions d’événements, etc., sont autant de mécanismes familiers que tout lecteur et spectateur peut reconnaître. Ces derniers prennent toutefois une dimension nouvelle lorsqu’incorporés au voyage temporel : presque toujours intégrés à une focalisation interne, ils deviennent parfois intradiégétiques, et mettent par conséquent les personnages et le public sur un pied d’égalité cognitif, rendant l’expérience de l’articulation narrative essentielle à l’appréhension des événements dépeints. Ainsi, lorsque, dans Edge of Tomorrow (Doug Liman, 2015), le Major William Cage se retrouve projeté plusieurs heures en arrière ad infinitum, la stratégie de montage se fait, lors de certaines coupures précises, une expérience fondamentale pour le personnage, contrairement à toutes les autres transitions extradiégétiques (par exemple, celles l’entraînant de la base militaire à l’avion duquel il est parachuté, qui n’impliquent aucune portée temporelle significative, mais participe uniquement de la continuité et de la fluidité du récit). Cette organisation du récit se différencie également des narrations non chronologiques, comme dans 21 grammes par exemple, film dans lequel le spectateur fait l’expérience d’une structure volontairement non linéaire, mais pas les personnages, qui continuent de vivre les événements de manière chronologique. La différence est fondamentale car elle fait ni plus ni moins des récits de voyages temporels des matrices métadiscursives sur l’art de la narration, en cela que la manipulation de la succession logique des événements acquiert une importance à l’extérieur comme à l’intérieur du cadre narratif.
Elles se distingue également des autres méthodes de métatextualité, qui ont recours à des outils visant à imposer une réflexion au spectateur en le mettant face à un événement clairement identifié comme étant auto-réflexif, tel que les adresses face caméra au public qui brisent la suspension d’incrédulité, l’utilisation de poncifs éculés pour ce qu’ils sont, le traitement du sujet au deuxième degré ou les mises en abyme évidentes avec d’autres œuvres parentes – en science-fiction, par exemple, dans le modique Le Petit Guide du Voyage dans l’Espace (Frequently Asked Questions About Time Travel), au titre fort mal traduit – et forçant la réflexion, plutôt que de l’inciter ou la rendre simplement possible, comme dans les récits de voyages temporels.
D’autres films qu’Edge of Tomorrow reposent sur une succession rapide de boucles ou d’analepses, comme Un jour sans fin, dans lequel « le protagoniste ne manifeste aucune conscience des effets de l’opération même [de répétition] » selon Alain Boillat, car la réinitialisation s’effectue pour ainsi dire hors-champ, lorsque le personnage est inconscient. L’analyste suisse identifie par ailleurs la narration explosée de Je t’aime, je t’aime comme « des facettes du passé défil[a]nt comme dans un cube magique disloqué », où le montage alterné se fait unique liant entre les bribes mémorielles présentées in medias res.
La différence essentielle séparant les deux approches se trouve cependant ailleurs. En 1979, le théoricien du genre science-fictionnel Darko Suvin consolidait ses travaux dans son livre Metamorphoses of Science Fiction (1979). Ceux-ci occupent, encore aujourd’hui, une place importante dans la critique analytique littéraire, et mettent en lumière le fait que la SF, dans ses plus hautes sphères, opérait sur le lecteur ce que Suvin nommait « l’aliénation cognitive » (cognitive estrangement) ; un phénomène qui, par l’intermédiaire d’un cadre métaréaliste appelé le novum, menait le public vers une nouvelle compréhension de sa réalité. En d’autres termes, le lecteur serait transporté dans un nouveau monde (novum) qui lui est tout sauf familier (d’où l’aliénation), dans lequel il ferait au moins une découverte ou une expérience remettant en question les fondations de son système de croyances et de conceptions (d’où la notion cognitive).
C’est donc dans la structure même du récit que l’aliénation cognitive prend place, or l’on observe alors aisément que certains des films évoqués ne répondent pas d’une telle approche. Un jour sans fin, par exemple, s’il se conclut sur un changement de personnalité de son personnage, ne le transporte jamais dans une situation aliénante, car l’univers se fait au contraire de plus en plus familier. Dans Croisières sidérales, Je t’aime, je t’aime, Abattoir 5, L’Armée des 12 Singes, Triangle ou Source Code, en revanche, les personnages sont confrontés à des aliénations variées (société radicalement différente, relecture chaotique du passé, expérience omnisciente du temps, temps révolu/à venir différent, univers violents, vie d’un autre humain), qui les mèneront à une nouvelle compréhension de leur environnement (ce qui ne leur est toutefois pas toujours bénéfique).
Selon Suvin, le principe du novum avait été entériné dans le genre de la science-fiction par H.G. Wells dans son livre La machine à explorer le temps, car le déplacement temporel du protagoniste le transportait dans des mondes si différents du sien (et des projections victoriennes de l’époque) que son aliénation se révélait inévitable. Le cinéma finira bien entendu par proposer des récits équivalents, mais les premières machines à voyager dans le temps visibles sur les écrans n’osent pas adopter l’ampleur de Wells. En 1942, le réalisateur hongrois Hamza D. Ákos sort son film Szíriusz, premier long-métrage à mettre en scène une telle technologie (permettant, ici, de tourner autour de la Terre plus vite que la lumière pour voyager dans le passé). Malheureusement, l’aliénation est minime (bien que les personnages se retrouvent deux siècles en arrière) et le dispositif est finalement abandonné lors du dénouement, révélant ainsi que l’aventure se résumait à un rêve.
Deux ans plus tard, le britannique Walter Forde réalise la comédie musicale Time Flies, dans laquelle quatre aventuriers de fortune se retrouvent propulsés à l’époque de la reine Elizabeth I, et font l’erreur d’essayer d’utiliser leurs connaissances du passé pour en tirer profit. Entre deux numéros de music hall et autres quiproquos temporels, le film fait apparaître un William Shakespeare souffrant du syndrome de la page blanche, à qui sont soufflés plusieurs de ses vers les plus connus par une chrononaute (et revoilà la logique éternaliste !). Encore une fois cependant, le traitement cognitif reste très superficiel. Les comédies temporelles jouant sur les anachronismes resteront populaires au cinéma, comme en attestent, parmi d’autres, le film soviétique Ivan Vassilievitch change de profession (Leonid Gaïdaï ; 1973) ou bien le succès français Les Visiteurs (Jean-Marie Poiré ; 1993).
Dans certains cas, les cinéastes comprennent bien que le genre de la SF est propice à transcender celui du fantastique et du mythologique. Comme expliqué par Patrick Parrinder dans Learning from Other Worlds: Estrangement, Cognition, and the Politics of Science Fiction and Utopia :
« La science-fiction est associée aux récits mythologiques, féeriques et pastoraux en cela qu’elle établit un cadre formel aliénant, l’éloignant des genres naturalistes et empiriques ; elle s’en distingue cependant à travers sa fonction et son approche cognitives. »
Il n’est donc nullement surprenant de voir certains films utiliser le voyage dans le temps pour exploiter l’héritage historique (passé dans une perception mythologique au niveau populaire) de leur culture. Ainsi, en 1981, Terry Gilliam remodelait par exemple le récit d’aventure à l’occidentale en injectant l’élément chrononautique dans Bandits, Bandits et ressuscitait des figures telles de Robin des Bois ou Agamemnon, tout en passant par les guerres napoléoniennes ou le Titanic : une accumulation de topoï légendaires maintenus en vie par la culture populaire et le pouvoir des récits de fiction, que le réalisateur consolide, par l’intermédiaire d’un outil narratologique habituellement associé à la SF, dans une histoire fantaisiste enivrante.
En 2002, le Coréen Lee Si-myung offrait probablement à son pays le film de SF le plus agressivement historiographique avec 2009: Lost Memories, dans lequel les événements historiques sont modifiés par un voyageur temporel appartenant à un mouvement nationaliste japonais. Suite à ses actions, une nouvelle ligne temporelle est créée, dans laquelle le Japon contrôle toujours la Corée et n’a jamais subi d’attaque atomique lors de la Seconde Guerre mondiale. 2009: Lost Memories exploite la connaissance historique des spectateurs pour créer une mythologie alternative visant à avilir l’ennemi japonais tout en glorifiant la mythologie existant réellement dans le pays (à laquelle appartiennent plusieurs héros nationalistes coréens).
L’essentiel des films de voyage dans le temps d’origine asiatique sont construits autour de deux mécanismes : le long sommeil (par exemple, dans The Iceman Cometh et d’innombrables autres drames historiques/comédies temporelles) et la fantaisie aux propriétés magiques ou non expliquées (dans la comédie populaire He Ain’t Heavy, He’s My Father!, le protagoniste se retrouve projeté 30 ans en arrière comme par enchantement – et même dans l’actionner futuriste de Lee Si-myung, la chronomotion est permise à l’aide d’un artefact aux propriétés inexpliquées).
Toujours sans s’inquiéter des détails technologiques impliqués, on observe la même tendance au Japon, où le film Les Guerriers de l’Apocalypse (G.I Samurai ; Mitsumasa Saitō, 1979) devint si populaire qu’une série de mangas, une mini-série télévisée et un remake suivirent (en 2005, sous le titre Samurai Commando: Mission 1549). Dans cette histoire, une escouade de l’armée japonaise se retrouve par accident plus de 400 ans en arrière, à l’époque Sengoku des provinces en guerre. Leur commandant, ayant déjà perdu la moitié de son groupe à la désertion, propose à ses hommes de combattre pour le camp qu’il sait historiquement perdant afin de créer un paradoxe temporel dans l’espoir de retourner à leur point de départ. Malgré leur armement avancé, les soldats sont submergés et un seul d’entre eux survit au final, acceptant de finir ses jours à cette époque. Le remake de Masaaki Tezuka régurgite un nombre important de concepts scientifiques (ce que l’écrivain et critique français Gérard Klein appellerait des eidons, des représentations communément acceptées d’éléments science-fictionnels), sans pour autant former de système théorique ou pratique cohérent, usant presque au hasard du lexique jargonneux des sciences.
Arborant un titre français quelque peu similaire, le blockbuster coréen Les Soldats de l’Apocalypse (Heaven’s Soldiers ; Min Joon-ki, 2005) fait voyager un groupe de soldats (du Nord et du Sud) vers le XVIe siècle à cause de l’ouverture d’une faille spatio-temporelle due au passage cyclique d’une comète à proximité de la Terre (ce qui n’a bien entendu aucun sens). Une fois à cette époque, ils viennent en aide au futur général Yi Sun-sin. Là encore, le voyage dans le passé sert à revisiter les mythes historiques du pays, ralliant ainsi les sud et nord-Coréens sous les ordres d’un même héros national inscrit dans la légende.
Le passé n’est toutefois pas le seul à être concerné, certains cinéastes s’évertuant à créer de toutes pièces la mythologie à venir de leur culture, notamment en confrontant la perception contemporaine du public à une projection futuriste. Il peut s’agir de dystopies (La planète des singes), d’utopies (Star Trek : Premier Contact) ou encore de dystopies finalement transformées en utopies (Année 2508). Dans tous les cas, la création du novum aliénant se fait à travers le voyage dans le temps, voire parfois grâce à une nouvelle perception cognitive de celui-ci (comme dans l’acte final d’Interstellar, lorsque Cooper est au cœur du tesseract et appréhende, dans les limites de sa perception, le système à cinq dimensions).
Le temps manifeste comme seule vérité ?
« La romance temporelle se donne pour objectif de réenchanter le monde, d’y retrouver une forme d’appartenance, de réinstaurer l’univers magique et égocentrique de l’enfance. » – Wyn Wachhorst
Un autre sous-genre qui peut nous intéresser ici est la romance temporelle, un genre particulièrement populaire en littérature, et qui connaît de plus en plus d’itérations audiovisuelles. Les romances temporelles se distinguent des films de science-fiction en cela que leur récit ne s’intéresse ni à la technologie permettant un tel voyage (si tant est qu’une quelconque technologie soit impliquée), ni aux implications logiques dudit mécanisme, ni même aux problématiques narratives auxquelles ce dernier peut donner lieu (à quelques rares exceptions près, bien entendu, comme le court anime Voices of a Distant Star, une romance temporelle respectant et se servant de la théorie de la relativité). Très souvent, les amants voyagent dans le temps par magie, à travers la seule force de leur volonté, par accident, ou par tout autre mécanisme inexplicable et inexpliqué, qui n’a aucune conséquence sur la diégèse présentée.
Bien sûr, cela ne signifie pas qu’elles sont dénuées d’intérêt analytique, au contraire, car en évacuant les notions scientifiques et théoriques de l’équation, ces histoires se font véhicules de problématiques bien différentes. Deux grands axes d’exploration ont été proposés par Erica Obey dans son passionnant essai « Tall, Dark, and a Long Time Dead: Epistemology, Time Travel, and the Bodice-Ripper », à travers lequel elle décortique la stratégie épistémologique de l’œuvre-fleuve Outlander de l’écrivaine Diana Gabaldon. Selon elle, donc, le genre se distingue grâce à deux caractéristiques principales :
« La seule forme d’inquiétude que les personnages expriment envers les conséquences du voyage dans le temps (lorsqu’ils en expriment une) se limite à la pérennité de leur descendance. […] Même lorsque Claire essaye d’empêcher la bataille catastrophique de Culloden de se produire, elle ne le fait pas au nom d’une quelconque responsabilité historique, mais uniquement pour sauver l’homme qu’elle aime. »
Il s’agirait donc ici de privilégier la subjectivité du voyageur à l’objectivité historique, de redéfinir l’histoire sous le prisme de l’individu suivant la notion selon laquelle la vérité extérieure au soi dépend entièrement de l’expérience du sujet, ce qui s’approche plus ou moins d’une négation totale du concept même de vérité historique, tel qu’exprimé par Pascal dans son Traité du vide (« ce serait ignorer [la] nature [de la vérié] que de s’imaginer qu’elle ait commencé d’être au temps qu’elle a commencé d’être connue »). En ce sens, peut-être que la romance temporelle a quelques traits communs avec le système de pensée solipsiste, qui permettrait probablement, en théorie, que l’expérience individuelle prime sur l’existence supposée d’un continuum espace-temps, alors transformé en représentation ou projection interprétative relative au sujet.
Le second axe souligné par l’essayiste prolonge la critique de l’objectivité historique telle qu’acceptée de nos jours. Dans ses derniers chapitres, Outlander présente l’échange suivant :
« ‘‘J’imagine que vous devez avoir beaucoup d’amertume envers les historiens,’’ demanda Roger. ‘‘Tous ces érudits qui ont eu tort, qui ont fait de lui un héros…’’
‘‘Non, pas envers les historiens. Leur plus grand crime se résume à avoir déclaré détenir la connaissance des faits, alors qu’ils n’ont jamais eu que l’héritage que le passé a choisi de leur légué… Non, ce sont les artistes qui sont avant tout à blâmer… Les écrivains, les chanteurs, les conteurs. Ce sont eux qui recréent le passé comme bon leur semble, eux qui peuvent faire d’un imbécile un héros, et eux qui transforment les moins que rien en rois.’’ »
Ce passage met en exergue le fait que l’histoire réelle acquiert un sens communément accepté uniquement après avoir été transfigurée en tant que représentation de l’histoire à travers la transmission des mythes, et que cette même représentation n’a pas vocation à promulguer la compréhension de la réalité historique, comme est censée le faire l’historicité objective. Le commentaire de la protagoniste exprime ici l’idée de l’auteure et celle traversant le genre de la romance temporelle : l’objectivité froide de l’histoire scientifique, toute empirique soit-elle, donne souvent lieu à un travestissement des faits au travers de son appropriation par la culture. Le seul moyen, dans ce cas, de rétablir la vérité, est à travers l’expérience individuelle, au détriment des règles de la logique spatio-temporelle. Ce fantasme souligne toutefois un paradoxe narratif d’autant plus intéressant : la déconstruction des fondements de la véracité historique a lieu à travers un conte, alors même que les conteurs sont tenus pour responsables de la falsification des faits.
Qu’en est-il alors du genre au cinéma ? Les romances temporelles ne s’appuient effectivement pas sur de quelconques théories scientifiques, pour se concentrer exclusivement sur les enjeux dramatiques ou narratologiques à leur disposition. Les films les plus connus de la catégorie reposent donc sur des formes de projection mentale comme dans Il était temps (About Time ; Richard Curtis, 2013), d’hypnose (dans Quelque part dans le temps/Somewhere in Time ; Jeannot Szwarc, 1980), de projection physique vers une version antérieure de leur être (dans L’Effet papillon/The Butterfly Effect ; Eric Bress, J. Mackye Gruber, 2004), d’instabilité chrononautique (dans Hors du Temps/The Time Traveler’s Wife ; Robert Schwentke, 2009), ou encore de pouvoir magique (La Traversée du Temps ; Mamoru Hosoda, 2006). Même lorsque le voyage temporel semble détenir une base plus ou moins scientifique (par exemple, dans Kate et Leopold ; James Mangold, 2001), le récit évacue inéluctablement toute considération théorique au profit des événements subjectifs se déroulant dans la vie des personnages, quitte à rendre le peu d’explications scientifiques utilisées complètement incohérentes.
Lorsque, dans Il était temps, Tim écoute son père lui expliquer le principe de son pouvoir héréditaire, un exemple représentatif des priorités du genre est énoncé : sa capacité étant limitée au cadre de sa vie biologique passée, il ne peut pas « aller tuer Hitler ou se taper Hélène de Troie ». Cette simple remarque humoristique suffit à éliminer toute considération liée à une philosophie cosmologique, car il est mis en avant que seuls les épisodes composant la vie du protagoniste auront une importance dans l’histoire. Plus tard, Tim se rend compte qu’il peut faire machine arrière, qu’il peut revivre des périodes de sa vie pour en modifier l’issue, se jouant ainsi totalement du système de causalité régissant pourtant la plupart des films de SF temporels. La seule autre limite imposée à ses pouvoirs tient au fait que s’il voyage à une époque antérieure à la naissance d’un de ses enfants, alors la composition génétique de ce dernier pourrait être altérée à son retour (une fille pourrait devenir un garçon, par exemple). Si cette contrainte n’a aucun sens logique, elle remplit parfaitement sa mission dramaturgique, visant à empêcher Tim de revivre ad infinitum des épisodes en compagnie de son père plus tard décédé, afin bien sûr d’en accroître les conséquences émotionnelles.
Au Japon, le roman de Yasutaka Tsutsui, adapté de nombreuses fois, donne lieu en 2006 à un film d’animation à succès, assez représentatif d’une tendance de la fiction populaire japonaise à ne pas s’attarder sur les détails scientifiques des technologies représentées en SF (il en va de même, par exemple, pour la très connue série de mangas Doraemon et les animes qui s’en inspirent). La Traversée du Temps, dont la protagoniste peut réaliser des bonds temporels au gré de ses envies, présente donc une approche plus spirituelle que logique de la chronomotion, et s’intéresse avant tout aux conséquences affectant l’héroïne et son entourage, s’inquiétant bien peu de la probabilité logique d’un tel système, et se terminant de manière très similaire aux contes traditionnels. De ce point de vue, le film de Mamoru Hosoda proclame très clairement son appartenance au genre féerique, mettant en avant l’émerveillement suscité, l’expérience émotionnelle du personnage, et la morale de son histoire, qui accorde à la protagoniste de réécrire entièrement son parcours au détour d’un ultime saut temporel, faisant fi de toute notion causale ou théorie du temps.
Une exception intéressante, se situant à la lisière séparant les genres, adopte une position plus nuancée. Repeat Performance, réalisé en 1947 par Alfred L. Werker, est un film dans lequel une star de Broadway tue son mari, qu’elle découvre adultère et menteur, le 31 décembre 1946. À minuit précise, elle exprime le souhait de se voir octroyer une seconde chance et de revivre l’année venant de se terminer. Son vœu est exaucé et, n’ayant rien oublié de son passé, la protagoniste s’emploie avec ferveur à changer ses actions afin d’altérer sa destinée. Malgré tout, c’est bien l’idée de destin qui vient mettre un terme au récit qui, en dépit de tous les efforts de l’héroïne (qui parvient effectivement à changer les circonstances menant au réveillon), refuse que le sort du mari soit modifié – celui-ci étant bel et bien assassiné à nouveau, cette fois par un autre personnage. Les ingérences de la protagoniste ont effectivement des conséquences tangibles sur le déroulement des événements, mais pas sur le dénouement de l’histoire, comme si elle imposait d’elle-même une certaine cohérence (et, peut-être à cause des tons de film noir du métrage, un certain renoncement).
Certes, les romances temporelles ne se soucient généralement guère des potentiels chronoclasmes associés aux ingérences de leurs personnages, mais leur stratégie narrative se situe ailleurs, dans le fantasme de redéfinition d’une histoire subjective, qui érigerait le temps manifeste en vérité suffisante.
Conclusion
« Je me dois de déplorer l’unanimité des opinions exprimées par ce panel. » – Robert Silveberg
Le 29 décembre 1968, Darko Suvin, Isaac Asimov et Frederick Pohl se réunirent sous la houlette de la Mordern Language Association pour discuter des caractéristiques de la science-fiction. Tous les trois, sans exception, se concentrèrent sur les objectifs pragmatiques et fonctionnels du genre, évoquant son pouvoir de satire sociale, ses ambitions d’éducation des lecteurs sur les sujets scientifiques, ou encore son utilité en termes d’aimant à chercheurs, ingénieurs ou futuristes en devenir. L’écrivain Robert Silveberg leur opposa alors son opinion, selon laquelle leur indifférence envers les aspects stylistiques et littéraires du corpus science-fictionnel participait de son impossibilité à trouver une reconnaissance aussi universelle que la fiction populaire.
Silveberg avait raison : la communauté de la science-fiction littéraire a souvent cultivé sa marginalisation en se positionnant comme un genre placé au-dessus des intérêts communs du lectorat général ; qu’importaient la plume d’un auteur, le poids de sa contribution n’était mesuré qu’en fonction de ses idées et de son utilité au développement du corpus. Même si les choses ont tendance à changer, il s’agit là d’une caractéristique tout à fait unique à la littérature : aucun film véhiculant des idées révolutionnaires n’a pu et ne pourra jamais percer le voile le séparant de la reconnaissance académique, et surtout populaire, s’il ne dispose pas d’arguments formels convaincants. Certes, l’historien spécialisé se souviendra de quelques exceptions (comme le film allemand Wunder der Schöpfung, 1925) de métrages de SF utilitaristes conçus pour éduquer le public, mais la mémoire populaire a fait tout autre chose de la chronomotion filmique. Elle en a fait le terreau à notre conception indécise et fragmentée du temps et de son pouvoir sur notre existence, le berceau imaginatif de nos tentatives fantasmées de contrôle de cette notion à la fois abstraite et concrète, et la matrice aux possibilités qui se dessinent progressivement dans notre compréhension de notre dimension cosmique.
Que reste-t-il donc à faire du voyage temporel au cinéma ? Si les grands axes philosophiques ont été explorés, de nombreuses théories scientifiques demeurent inédites dans la fiction cinématographique. Pourquoi, par exemple, ne pas extrapoler à un niveau quantique les travaux de Kurt Gödel offrant une solution aux équations de la relativité générale à l’aide de courbes temporelles fermées ? Pourquoi ne pas exploiter les ramifications inouïes de l’inversion temporelle suggérée par l’expérience de Christenson et al. ? Pourquoi ne pas se baser sur la théorie du cylindre de Tipler ? Pourquoi, enfin, ne pas extrapoler sur les possibilités renversantes des cordes cosmiques, défrichant ce faisant le passage vers des territoires philosophiques encore brumeux ?
Il va sans dire que ces options ont déjà été manipulées à foison en littérature, qui semble toujours avoir trois théories d’avance sur le cinéma. Pourtant, ce dernier a un avantage sur les récits imprimés : il engage de multiples aspects sensitifs du spectateur, tout en stimulant ses conceptions philosophiques, créant par là-même des novums capables de lui faire vivre une aliénation cognitive communautaire, s’approchant toujours plus de sa potentielle portée macroculturelle. Le film le plus inévitable sur le voyage dans le temps a-t-il déjà été réalisé dans le futur ? Seul l’avenir nous le dira.
* Sources :
Bardon, Adrian. A Brief History of the Philosophy of Time. Oxford University Press, 2013
Boillat, Alian. Cinéma, machine à mondes. Georg Editeur : Emprise de vue, 2014.
Nahin, Paul J. Holy Sci-Fi! Where Science Fiction and Religion Intersect. Springer, 2014.
Nahin, Paul J. Times Machines: Time Travel in Physics, Metaphysics, and Science Fiction. Springer, 2001.
Parrinder, Patrick. Learning from Other Worlds: Estrangement, Cognition, and the Politics of Science Fiction and Utopia. Duke University Press Books, 2001.
Wittenberg, David. Time Travel: The Popular Philosophy of Narrative. Fordham University Press, 2013.
Westfahl et al. Worlds Enough and Time: Explorations of Time in Science Fiction and Fantasy. Praeger : 2002.
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