Guillermo del Toro ravive la mémoire d’un genre grandiose qui savait en dire long sur les conflits multidimensionnels parcourant son époque. La porte est enfin réouverte. Espérons que certains oseront la franchir.
La jeune écrivaine américaine Edith Cushing épouse, malgré les protestations de son père, le mystérieux aristocrate britannique Thomas Sharpe, et part s’installer avec lui et sa sœur Lucille à Allerdale Hall, leur manoir en Angleterre. Le dernier film de Guillermo del Toro présente un synopsis réellement classique mais n’en est pas moins un événement : le plus gros budget (55 millions de dollars) pour un film d’horreur réservé au public adulte, probablement depuis le Dracula de Francis Ford Coppola. Certes, World War Z et I Am Legend intégraient quelques éléments horrifiques, mais leurs intentions et marchés cibles étaient tout autres.
Attention : le texte qui suit dévoile des points majeurs de l’intrigue.
Plus très habituée aux productions dites horrifiques avec des moyens, l’opinion générale semble avoir loué unanimement ou presque la plastique élaborée et élégante du long-métrage, tout en exprimant cependant quelques réserves sur un scénario « convenu » et un manque de sursauts. Pourtant, l’événement est aussi dans la résurrection d’un genre tout entier opéré par le cinéaste mexicain, qui a lui-même décrit son film comme « une romance gothique », et non un film d’horreur à proprement parler. En quoi se définit donc le genre gothique ? À en croire le chercheur Jarlath Killeen et son analyse dans l’ouvrage The Emergence of Irish Gothic Fiction, il peut caractériser les œuvres regroupant la plupart des spécificités suivantes :
« Une emphase sur l’horreur et la terreur ; l’enlèvement d’une jeune femme vierge qui subira de nombreuses menaces de viol ou de meurtre de la part d’un homme plus âgé, socialement et sexuellement plus accompli ; des images de mort et de torture ; des scènes de confinement et d’emprisonnement ; enfin, une impression de persécution et de paranoïa parcourant l’œuvre dans son ensemble. »
Si l’on ajoute à cela l’aspect architectural visuel principalement présent dans les travaux cinématographiques, il est assez peu risqué de qualifier Crimson Peak de film gothique. Malgré son attrait au moins esthétique, sinon substantiel, le genre s’est donc progressivement effacé du paysage filmique au profit de films d’horreur moins complexes dans leur fabrication, meilleurs marché pour les producteurs, et plus immédiatement accessibles pour les spectateurs. L’abandon du gothique pourrait peut-être s’expliquer par le fait que le système référentiel sur lequel il repose n’est plus culturellement évident pour le public, car il renvoie à des valeurs et facteurs sociétaux plus anciens. Une tendance observable de nos jours consiste à psychanalyser à tour de bras les événements surnaturels présentés dans certains films d’horreur, recentrant donc l’attention sur l’individu plutôt que sur les forces culturelles qui justifient en fait ces derniers. Dans son livre Screening the Gothic, Lisa Hopkins en résume efficacement la raison ainsi :
« Cela s’explique en partie par le fait que déplacer les causes des événements vers l’esprit, au détriment des raisons sociétales d’origine, permet de conserver la pertinence culturelle du récit. »
Seulement le gothique est le genre de l’allégorie par excellence, pouvant difficilement être réduit à une dimension uniquement psychologique. Sa disparition tiendrait-elle alors d’une peur que le public se désintéresse d’un genre pouvant parfois paraître quelque peu hermétique ?
Pour raviver la flamme gothique, Guillermo del Toro s’est tourné vers de nombreuses influences. Il a cité La Maison du Diable (Robert Wise, 1963) pour ses décors architecturaux grandioses, Les Innocents (Jack Clayton, 1961) pour son ambiance malsaine (les deux enfants pourraient presque passer pour les versions jeunes de la fratrie Sharpe), ou encore Shining (Stanley Kubrick, 1980) pour une partie de son inspiration esthétique. On remarquera que certains films d’horreur contemporains présentent parfois une ou deux caractéristiques gothiques (en particulier au niveau plastique), comme L’Orphelinat (Juan Antonio Bayona, 2007), Dark Shadows (Tim Burton, 2012) ou La Dame en noir (James Watkins, 2012), mais aucun d’entre eux ne s’attache réellement à revisiter l’héritage gothique dans ce qu’il a de plus fondamental. Quelques exceptions reprennent la structure du genre pour la transposer dans un décor moderne (par exemple, Apparences de Robert Zemeckis, sorti en 2000), sans cette fois accorder une résurgence à ses spécificités esthétiques. Ainsi, c’est plutôt du côté de la vague gothique hollywoodienne des années 1940 qu’il faut se tourner pour appréhender certains éléments du récit.
Dès lors, on peut observer des ressemblances frappantes avec certains films de l’époque. Dans Le Château du dragon (Joseph L. Mankiewicz, 1946), par exemple, un mystérieux aristocrate vient séduire une jeune femme aux origines modestes et l’invite à s’installer chez lui. L’atmosphère devient rapidement étrange et, après moult péripéties, l’héroïne est sauvée de l’empoisonnement par un second mâle (un docteur) avant de retourner dans sa ville natale.
Dans le même ordre d’idée, Le Secret derrière la porte (Fritz Lang, 1948) met en scène Celia, une jeune femme héritant d’une forte somme d’argent suite à la mort de son frère ainé, et qui épouse un mystérieux architecte en difficultés financières, vivant avec une étrange secrétaire (sa sœur n’étant pas loin non plus) dans son manoir aux chambres secrètes scellées à clé. Celia découvrira plus tard que son époux a déjà été marié, a eu un enfant, et qu’il a probablement assassiné sa précédente conjointe.
Le secret se terrant derrière les portes d’Allerdale Hall concerne bien entendu les Sharpe, et se révèle finalement mêler inceste et meurtres en série, une idée qui n’est pas non plus étrangère au corpus (cette fois côté italien), en atteste la présence de ce thème souvent implicite dans des films tels que Le Moulin des supplices (Giorgio Ferroni, 1960), The Hyena of London (Gino Mangini, 1964), La Crypte du vampire (Camillo Mastrocinque, 1964), ou Dommage qu’elle soit une putain (Giuseppe Patroni Griffi, 1971).
Fort de cet héritage gothique riche, Del Toro s’approprie alors les codes du genre pour mieux leur rendre hommage et parfois en proposer une variation. Le thème de la romance tragique d’abord, et des doubles ensuite, font partie des thèmes de prédilection du gothique, qui sont ainsi présents à foison dans Crimson Peak.
La romance, dans les films gothiques, se fait le point de départ de l’intrigue plutôt que sa finalité, contrairement à la plupart des autres genres cinématographiques fabriqués par les studios. Del Toro l’a bien compris et choisit par conséquent d’éluder totalement l’étape pourtant décisive du mariage, passant d’un plan sur la bague de fiançailles au deuxième acte de son récit, en Angleterre. Il émule à ce titre plusieurs références du genre, telles que Hantise (George Cukor, 1944), Étrange mariage (William Castle, 1944), Le Calvaire de Julia Ross (Joseph H. Lewis, 1945), et La Seconde Madame Carroll (Peter Godfrey, 1947). Le gothique constitue ainsi le revers de la pièce romantique, proposant d’explorer ce qui se passe après la séduction, donc après une phase relationnelle hautement artificielle, pendant laquelle Sharpe ne se dévoile jamais réellement.
La romance elle-même est plusieurs fois dédoublée : entre Edith et Thomas, Thomas et Lucille, ou encore Edith et l’ophtalmologiste Alan. Les doubles occupent une place essentielle de la romance gothique. Ainsi, Edith trouve des reflets ou images inversées chez toutes les autres femmes du récit. Elle est la prétendante opposée à la fille de la famille McMichael pour Thomas, se met en travers du lien unissant Lucille à son frère, et est la quatrième femme de Thomas, rencontrant ses prédécesseurs sous forme d’êtres fantomatiques qui s’étaient autrefois retrouvés à sa place. C’est cependant avec la matriarche Sharpe qu’Edith se trouve le plus en opposition. Son portait, qui incarne le passé dynastique de la famille, est exposé de manière grandiloquente dans le salon du manoir, et la dépeint portant la bague que Thomas utilise pour chacune de ses propositions de mariage, et que Lucille convoite, en ayant hérité à la disparition de sa mère. La présence d’un immense portrait habitant le manoir du protagoniste masculin gothique (et accaparant parfois le regard de la caméra au détriment des personnages bel et bien présents) constitue un autre poncif du genre, celui-ci apparaissant dans de nombreux films, Le Château du dragon en tête. Grâce à ce jeu symbolique, Del Toro substitue donc la figure matriarcale (mais jamais maternelle) aux valeurs matrimoniales, et Edith s’en trouve réduite à une remplaçante provisoire de la mère Sharpe, désormais incarnée par Lucille (qui, on le rappelle, révèle avoir eu un enfant désormais mort avec son frère).
Le thème récurrent des portraits dynastiques dans Le Château du dragon et Crimson Peak
C’est donc sa mère que Thomas remarie (symboliquement) encore et encore dans l’espoir d’entretenir un semblant de vie dans sa dynastie au bord de l’effondrement définitif, mais il fait lui aussi l’objet d’oppositions dédoublées au sein du récit. Son premier double inversé est bien sûr le père d’Edith, Carter Cushing, qui s’oppose à leur union mais représente également tout ce qu’il n’est pas : un self-made-man à la réussite écrasante, qui regarde uniquement vers l’avenir. Son second double est Alan McMicheal, l’autre prétendant – bien moins mystérieux et intriguant – à la main d’Edith. Le réalisateur choisit d’ailleurs d’exprimer l’une de ses refontes lors de la scène charnière du personnage de Thomas Sharpe, durant laquelle il tue visuellement son double sur le seuil enneigé de la porte, aux yeux des autres personnages. Il s’émancipe par conséquent des règles du genre au niveau narratif, ce qui lui permettra de ne pas répondre du stéréotype du mari meurtrier dans l’acte final, cherchant plutôt à réconcilier son amour double irréconciliable (ses désirs opposés de progression, Edith, et de réconfort traditionnel, Lucille).
Cette confrontation sans issue entre deux mouvements est le coeur du genre. On retrouve cette idée dans l’analyse proposée par Helen Hanson dans son ouvrage Hollywood Heroines: Women in Film Noir and the Female Gothic Film :
« L’élan narratif gothique est généralement plus rétrogressif que progressif, car son récit impose aux personnages, lecteurs et spectateurs d’appréhender un mouvement à la fois avant et arrière, réévaluant leur savoir présent en fonction d’événements ou de secrets dissimulés, et appartenant au passé. C’est précisément cette rétrogression narrative qui se fait vecteur de l’angoisse culturelle exprimée par le genre gothique, et qui a le potentiel de faire de l’œuvre une critique sociétale. »
Edith, quant à elle, incarne a priori la « femme gothique » : elle est écrivaine venant d’une famille aisée, souhaitant publier un roman surnaturel dans une époque où visiblement, publier en tant que femme était compliqué… On remarquera cependant qu’à cette époque (fin du XIXe/début du XXe ?), de nombreuses auteures avaient déjà été publiées en Europe. Peut-être s’agit-il d’un moyen de mise en parallèle avec la situation aux États-Unis, sur ce point en retard par rapport à la vieille Europe. En se mariant à Sharpe et en allant s’installer en Angleterre, Edith espère rejoindre un espace qu’elle pourra explorer à loisir et dans lequel elle pourra librement s’exprimer loin des contraintes sociétales, un pays dans lequel les écrivaines et héroïnes gothiques fleurissent depuis plus d’un siècle, de Jane Austen à Mary Shelley, en passant par Ann Radcliffe et Mary Wollstonecraft.
La tradition gothique féminine voudrait que le point de vue de l’héroïne soit parfois remis en question, ces œuvres jouant souvent sur l’ambigüité dudit point de vue, navigant entre rêves ou possibles hallucinations. S’il s’agit de la manière dont les Sharpe traitent les visions d’Edith, Del Toro impose très clairement, d’entrée de jeu, que le point de vue d’Edith est irréfutable, celle-ci ayant la capacité de voir des fantômes depuis l’enfance. En outre, lorsque l’héroïne gothique classique avait effectivement raison, son point de vue devait être corroboré par un personnage masculin secondaire. Dans Crimson Peak, Del Toro introduit bien un personnage masculin de second plan, Alan McMichael, mais celui-ci a toujours deux pas de retard sur le récit et, même lorsqu’il semble enfin rattraper celui-ci en fin de métrage, il est promptement écarté des péripéties, laissant à Edith le soin de dénouer l’intrigue.
La notion de folie joue également un rôle important dans la construction dramatique du gothique. Plutôt que de la transposer fidèlement à sa protagoniste, la réalisateur choisit toutefois de déplacer ses effets sur le personnage de Lucille, qui tente d’empoisonner Edith avant de proclamer qu’elle délire, alors que c’est elle-même qui agit de façon erratique et irrationnelle, comme lors de la scène de sa réaction au découchage du couple. Ajoutant à cela les nombreuses obsessions de la sœur Sharpe, à savoir son frère, la bague, le contrôle des clés, ses insistances articulées à travers des répétitions (notamment à la fin, avec sa réplique dupliquée « Je n’arrêterai pas tant qu’une de nous deux n’est pas morte. »), il se dégage du film l’impression que Lucille représente peut-être une incarnation plus classique de l’héroïne gothique, une version ne s’étant jamais extirpée des carcans imposés par les formes primordiales du genre.
Enfin, l’éruption du passé et sa confrontation au présent constituent deux autres aspects majeurs des films gothiques. Dans Crimson Peak, Thomas Sharpe est un étranger en Amérique (il le déclare lui-même : « Je ne parle pas américain »), et la séduction ou abduction de l’héroïne par un tel individu est courante dans le genre. Or ici, Del Toro inverse la situation, faisant des étrangers habituels les autochtones américains, et des locaux habituels les étrangers britanniques au lourd passé, venant d’un continent n’étant pas perçu comme s’étant bâti de lui-même, mais reposant sur ses titres, autrement dit sur son histoire. Edith est par ailleurs la fille d’un self-made-man, comme évoqué précédemment, qui représente des possibilités américaines opposées aux résidus d’aristocratie persévérant là-bas (notamment la famille McMichael, qui voit en Thomas Sharpe et ses titres un digne héritier).
Del Toro situe au minimum son histoire à la fin du XIXe siècle (la présence d’automobiles invalidant toute époque plus ancienne), autrement dit à un moment où les États-Unis sortent de la guerre civile, un épisode historique décisif, durant lequel les Anglais ont soutenu les confédérés du Sud, ce qui les place de facto en adversaires du progressisme américain. Ce progressisme s’oppose à l’atavisme dont font preuve les Sharpe, obsédés par deux désirs qui s’opposent : la survie de leur héritage (nom, manoir) et leur tentative de rattraper la révolution industrielle qui ne les a pas attendus (représentée par les Cushing), à travers le développement condamné d’avance à l’échec d’une invention d’exploitation de l’argile.
Cette inadaptabilité des Sharpe à la technologie est pertinemment mise en valeur par la manière dont l’héroïne met à jour les secrets des nobles britanniques. C’est ainsi que, dans la scène pivot du récit, Edith fait la découverte d’un phonographe qui appartenait autrefois à l’une des anciennes épouses de Thomas. Cet appareil lui permet donc d’obtenir la preuve irréfutable que son mari lui a caché de nombreux éléments de sa vie passée, et donc de mettre en route le dernier acte du récit. Del Toro nous renvoie ce faisant à une utilisation consciente de la différence entre la fable et le sujet, telle que théorisée par les formalistes russes Propp et Shklovsky (puis maintes fois reprise, notamment par David Bordwell), selon laquelle le sujet correspond à la façon dont le public prend connaissance des événements, tandis que la fable réfère aux événements eux-mêmes. C’est donc l’élément technologique de révolution et de redéfinition sociétale qui bouleverse le monde des Sharpe.
Au final, les visions ectoplasmiques qu’endure Edith représentent les dimensions les plus transparentes et véridiques de l’univers qu’elle pénètre à Allerdale Hall, tout le reste n’étant que façades et mensonges. Les fantômes sont une émanation du passé mais aussi le double symbolique de la fratrie Sharpe : comme les spectres de leurs victimes, ces représentants européens de valeurs obsolètes tentent désespérément de rattraper un monde qui ne les remarque plus qu’en surface et, malgré les efforts vains de Thomas pour prendre le train industriel en marche, n’attend plus qu’ils reviennent à la vie. Enfermés dans un paradigme familial et émotionnel restrictif depuis le meurtre de leur mère, Thomas et Lucille se sont eux-mêmes condamnés à revivre la même vie encore et encore, un prétendu mariage après l’autre, au nom d’un amour voué à s’écrouler sous le regard du système sociétal dominant.
Guillermo del Toro ne place pas son horreur dans les jumpscares (rares mais toujours présents), ni dans des artifices de mise en scène n’apportant rien de substantiel au récit, mais préfère raviver la mémoire d’un genre grandiose qui savait en dire long sur les conflits multidimensionnels parcourant son époque. La porte est enfin réouverte. Espérons que certains oseront la franchir.
CRIMSON PEAK
Réalisé par Guillermo del Toro
Avec Mia Wasikowska, Tom Hiddleston, Jessica Chastain
Sortie le 14 octobre 2015
Sources :
Hanson, Helen. Hollywood Heroines: Women in Film Noir and the Female Gothic Film. I. B. Tauris, 2007. Hopkins, Lisa. Screening the Gothic. University of Texas Press, 2005.
Killeen, Jarlath. The Emergence of Irish Gothic Fiction. Edinburgh University Press, 2014.
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