Maître d’enseignement et de recherche à la section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, Mireille Berton travaille notamment sur les rapports entre le cinéma et les sciences du psychisme. Nous l’avons rencontrée à Fribourg, dans le cadre du FIFF qui proposait cette année un focus consacré aux films de fantômes ainsi qu’une table ronde intitulée Cinéma, la machine à fantômes ? à laquelle elle prenait part. L’occasion rêvée d’explorer en profondeur l’histoire, l’évolution de la représentation ainsi que les variations culturelles d’une figure qui nous tient à cœur.


Mireille Berton

Comment expliques-tu que le cinéma est souvent considéré, depuis ses débuts, comme un moyen privilégié pour saisir l’invisible ?

Il y a différentes éléments qui font que le cinéma est considéré comme le médium de la spectralité par excellence. Il a d’une part été perçu par les premiers observateurs comme un média capable non seulement d’enregistrer le réel mais aussi de montrer l’invisible, dans le sens où il arrive à conserver une image des personnes pour « l’éternité ». Il est donc considéré comme un moyen de documentation à la fois du visible et de l’invisible.

On peut penser aux films des frères Lumière qui enregistrent des scènes de la vie quotidienne mais aussi à la cinématographie scientifique qui permet d’enregistrer, grâce au ralenti ou à l’accéléré, des mouvements du monde naturel qui restent invisibles à l’œil nu. Ces images ont immédiatement été perçues comme des images fantastiques qui permettent de donner à l’œil humain accès à des phénomènes qui sont par définition inaccessibles. Donc très rapidement, dans les discours (j’ai personnellement plus travaillé sur les discours que sur les représentations), on a considéré que le film pouvait enregistrer l’invisible ou l’inconscient.

Le cinéma implique une dialectique entre la matérialité de la pellicule et l’immatérialité de l’image projetée, ce qui convient particulièrement bien à la représentation des fantômes dont le statut oscille aussi entre présence et absence. Dans ce sens, le cinéma a été vu comme un moyen de réactiver le monde des fantômes, donnant une matérialité au monde de l’invisible, dans la tradition de la fantasmagorie ; il s’agissait alors de faire peur aux spectateurs, en leur présentant des images de spectres et des squelettes projetées sur des écrans de fumée, des images souvent prises pour la réalité. Le cinéma apparaît donc aussi comme un médium de la spectralité parce qu’il provoque un régime de croyance particulier où le spectateur se dit « je sais bien que c’est faux mais j’ai quand même envie d’y croire. »

Cette question de l’illusion de réalité est fondamentale quand on étudie les fantômes au cinéma. Je dirais que les bons films de fantômes sont ceux qui déploient une réflexion sur le fantôme comme simulacre, comme une figure qui permet de mettre au défi le système de croyance et les habitudes perceptives du spectateur. Dans les films de Jacques Tourneur, The Night of the Demon par exemple, on trouve un personnage qui incarne le pôle de la rationalité scientifique (c’est souvent un médecin) et un autre personnage qui sera une sorte de sorcier, de médium, de magicien, etc. qui va représenter le pôle de la croyance et de la superstition. Tout l’enjeu du film consiste justement à faire réfléchir le spectateur à cette dialectique, et à faire gagner l’hypothèse surnaturelle. Ce dispositif-là, narrativisé et intégré dans la diégèse par la discussion, le débat et les tensions entre les personnages renvoie aussi à la posture du spectateur. Il permet de construire le dispositif cinématographique comme un dispositif de croyance auquel on adhère ou pas. Très souvent, comme dans les films de Tourneur, c’est l’hypothèse surnaturelle qui gagne et qui invite à croire aux fantômes, à l’invisible, à abandonner donc la logique cartésienne.

The Innocents, Jack Clayton, 1961

Cette perspective qui oppose rationalité et croyance est très occidentale. Si on se penche sur l’Asie, cette distinction n’a presque pas lieu d’être…

Exactement. Et c’est tout l’intérêt de confronter les films occidentaux et les films asiatiques où cette frontière n’existe pas, ou alors où la question se pose différemment. Dans ces films-là, les registres de l’expérience quotidienne et de l’au-delà sont complétement imbriqués. C’est ce qui m’a beaucoup intéressée dans le film Kati Kati [réalisé par Mbithi Masya et présenté au FIFF en compétition internationale] : le fantôme n’est pas irréaliste, il n’est pas décorporalisé, il est incarné, et les personnages ne font pas de différence entre les vivants et les morts même si on observe, parmi les figures de fantômes, un certain degré de fantomaticité qui peut les séparer. Dans les films occidentaux, c’est un lieu commun que de représenter le fantôme sous la forme d’une surimpression pour bien montrer qu’il n’appartient pas au registre du réel, alors que dans les films asiatiques ou africains (comme ici avec Kati Kati), le fantôme a une densité corporelle qui indique que la mort fait pleinement partie de la vie. Je n’ai pas une connaissance très étendue de la culture africaine mais j’ai l’impression que ces pays ont moins peur que nous de la mort et de tout ce qui touche à l’au-delà. C’est en tout cas davantage intégré à la vie quotidienne que dans les cultures occidentales ; les morts accompagnent les vivants de manière plus étroite. Donc, d’un point de vue esthétique et narratif, le traitement du fantôme est assez différent, comme le montre Dearest Sister de Mattie Do dans lequel le fantôme est réaliste et vient apporter des informations utiles.

Un traitement esthétique qui est révélateur d’une philosophie culturelle de la mort. Encore une fois le lien entre le fond et la forme est indéniable…

Absolument. C’est une autre conception de la mort, donc quand on étudie les fantômes au cinéma, il faut aussi prendre en compte ces spécificités culturelles. Mais j’observe quand même des constantes qui dépassent un peu les barrières culturelles. Le fantôme a souvent comme fonction d’obliger les vivants à se remettre en question : il nous met face à nos fautes, à notre culpabilité et à notre besoin de réfléchir à notre passage sur Terre. Dans Kati Kati, A Chinese Ghost Story ou les films plus ou moins inspirés du bouddhisme, la vie n’est effectivement qu’un passage ; on est là pour un temps et on passe ensuite dans une autre dimension ; la mort est vue comme une continuité de la vie. Dans les films de fantômes occidentaux, le fantôme suit un peu le même schéma : il revient soit pour nous mettre face à nos fautes soit pour nous demander de venger sa mort par exemple. On retrouve l’idée qu’il faut résoudre quelque chose qui a été négligé durant la vie, qu’il faut parvenir à résorber un nœud problématique qui empêche d’avancer. Le fantôme permettrait ainsi de libérer un esprit, et donc aussi de se libérer soi-même…

De faire un deuil…

Exactement ! Il permet d’aller plus loin, de continuer son chemin débarrassé d’un fardeau. Le protagoniste du film qui a le devoir de résoudre le problème a forcément aussi quelque chose à régler, que ce soit dans sa vie ou dans sa mort – puisqu’il arrive qu’il s’agisse aussi d’un fantôme qui ignore sa condition de fantôme, comme dans The Sixth Sens ou The Others. Le personnage désigné par le fantôme pour accomplir une mission doit donc se confronter à un problème qui lui est propre : il ignore qui il est vraiment, il s’est perdu dans une vie superficielle, ou encore il ne reconnaît pas sa suprasensibilité et doit accepter l’hypothèse surnaturelle comme dans Stir of Echoes. Ici, le personnage incarné par Kevin Bacon est présenté comme un sceptique et tout l’enjeu consiste non seulement à lui faire découvrir le monde de l’au-delà mais aussi à lui faire reconnaître qu’il a un don de communication avec les esprits qui lui donne un certain nombre de responsabilités.

A Chinese Ghost Story, Ching Siu-tung, 1987

Est-ce que, comme nous l’expliquait Olivier Assayas, tu vois le fantôme cinématographique comme étant inspiré par la poésie symboliste ou de l’ésotérisme du XIXe siècle ?

Oui, mais il y a aussi toute la tradition littéraire gothique qui influence énormément le cinéma de la première moitié du XXe siècle. Le cinéma récupère également différentes traditions religieuses liées aux fantômes, à commencer par les traditions extra occidentales…

Ou alors une influence païenne ?  

Oui bien sûr.

Finalement, ce serait le monothéisme qui empêche cette représentation du fantôme qui n’est pas forcément une menace ?

Tout à fait. Le catholicisme par exemple n’a pas une relation apaisée aux fantômes, comme on peut le constater avec les films d’horreur à thème sataniste (Drag Me to Hell, Cure, The Rite, The Last Exorcism).. Dans la tradition catholique, les fantômes sont décrits comme diaboliques, appartenant au registre du mal, de la perversion, de l’impur… Pour ce qui est d’une vision plus positive de l’au-delà, il faut effectivement aller soit du côté du paganisme soit des croyances extra occidentales où les rapports à la transcendance est d’une autre nature. On est là dans des visions du monde moins manichéennes, on n’est pas dans une opposition entre le bien et le mal, l’ici et l’ailleurs …

Et il y a une perméabilité entre les deux mondes… 

Voilà, c’est cette perméabilité qui est intéressante. On a beaucoup à apprendre de ces visions du monde. À mon avis, les cinéastes occidentaux qui ont fait des films de fantômes ont, d’une manière ou d’une autre, été influencés par ces films et cette culture ouverte au monde l’invisible. Ça me paraît impossible d’aborder les fantômes sans s’intéresser au Japon…

À Kiyoshi Kurosawa notamment…

Oui, absolument. Tu citais Assayas, qui est un cinéaste cinéphile : il a forcément vu ces films, ce n’est pas possible autrement. Je pense donc que le cinéma occidental a une dette envers le cinéma asiatique qui déploie une représentation du fantôme extrêmement plus complexe… Quand on regarde Kaïro… Le niveau de complexité, l’ambiguïté du fantôme… C’est dingue ! Je trouve que c’est films sont toujours beaucoup plus riches que par exemple The Ghost and Mrs. Muir qui est projeté ici. J’aime bien le film, il est intéressant parce qu’il est symptomatique d’une période et de ce qu’un critique italien a appelé les « films blancs », les opposant ainsi aux films noirs. Mais ce ne sont pas des films qui consistent à faire réfléchir le spectateur sur sa condition de mortel ou sur la vie après la mort. C’est plutôt des échappées vers un imaginaire assez simpliste, avec un romantisme un peu mielleux… Ça n’a rien à voir avec des films asiatiques beaucoup plus dérangeants et qui posent surtout des questions fondamentales sur notre condition d’être humain et sur notre existence sur Terre. Les films asiatiques invitent à la modestie face aux mystères qui nous entourent.

Kaïro, Kiyoshi Kurosawa, 2001

Ils mettent la vie dans une perspective plus large…

Oui ! Beaucoup plus large. Une perspective qui à la fois nous englobe, nous dépasse et qui met l’accent sur l’essentiel en nous encourageant à nous demander pourquoi nous sommes là, sans forcément dégager un « bien » et un « mal ».

D’un point de vue diachronique, est-ce que tu peux nous décrire l’évolution de la représentation du fantôme en Occident ?

Ce qui frappe tout d’abord, c’est de voir qu’il y a des périodes où le fantôme est plus présent au cinéma que d’autres. On remarque qu’il y a beaucoup de fantômes dans le cinéma des premiers temps. Pourquoi disparaissent-ils ensuite avant de revenir en force dans les années 1930-1940 ? Pourquoi disparaissent-ils encore une fois avant de réapparaître dans les années 1960-1970 ?

J’ai remarqué que dans le cinéma des premiers temps les fantômes, comme chez Méliès, n’en sont pas vraiment : ce sont des squelettes, des petits diables sautillants qui servent à mettre en évidence les potentialités du langage cinématographique, notamment l’arrêt par substitution. En soi, il n’y a pas vraiment de réflexion sur la mort : c’est un truc qui permet de faire l’exhibition des possibilités techniques du médium cinéma. Le fantôme est alors plus présent dans les discours sur la spectralité du médium qui décrivent la séance de cinéma comme une séance où on va voir des spectres s’animer sous nos yeux et où on insuffle de la vie à quelque chose d’inanimé.

Le fantôme revient sur les écrans dans les années 1930-1940, notamment autour de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être que la guerre joue un rôle par rapport à un besoin de croire à une forme d’éternité. Les films blancs dont je parlais marquent le retour en force du fantôme : on y donne une image de la mort et du fantôme qui est extrêmement positive, en gommant tous leurs aspects dérangeants ou effrayants. Le fantôme a surtout une fonction de consolation auprès des vivants : il montre qu’il existe une vie après la mort et qu’elle n’est pas à craindre, comme The Human Comedy (1943). Ces films sont souvent comiques et un peu  vaudevillesques, dans lesquels le fantôme révèle des situations drôles et des quiproquos. Je pense surtout à la série des Topper (dès 1937) où le fantôme est peu problématisé et fait uniquement office de ressort comique. Il permet surtout de rassurer les spectateurs en disant « voyez, la mort n’est pas si terrible, les fantômes ne sont pas méchants, ils nous veulent du bien… ». C’est d’ailleurs souvent de très jolies jeunes femmes qui incarnent la figure du fantôme, permettant de désamorcer son caractère sombre et effrayant. Ces films donnent à voir une relation assez superficielle et anecdotique au fantôme : elle est surtout intéressante pour analyser les rapports de genres et voir à quel point ces films sont misogynes… mais ceci est un autre débat (rires).

Je dirais que le fantôme devient une figure consistante autour des années 1960-1970 avec des films comme The Changeling, Don’t Look Now…. Chef-d’œuvre ! Et The Asphyx qui est fantastique aussi, ou The Stone Tape… Je trouve ces films beaucoup plus intéressants parce qu’ils dégagent des thématiques très fortes comme le deuil, la perte d’un enfant, le besoin de se remettre en question, etc. Ce sont des films sur des fantômes mais pas seulement, comme le montre la sélection du FIFF qui propose des films sans fantômes qui traitent de la question du deuil et de notre rapport à la mort.

Don’t Look Now, Nicolas Roeg, 1973

Un autre aspect très intéressant à noter, c’est que, plus on avance dans l’histoire du cinéma, plus les films vont intégrer le motif de la technologie qui permet de communiquer avec les esprits ou de capter leur présence, comme dans The Conjuring ou Shutter. C’est un aspect qui m’intéresse beaucoup parce que la technique est présente dès les débuts de l’histoire du spiritisme : on va chercher à prouver l’existence des fantômes en utilisant la photographie par exemple. Dans le cinéma, et notamment dans le cinéma contemporain, la technique est présente grâce à la figure du parapsychologue qui vient enregistrer la présence des fantômes, le plus souvent à l’aide d’instruments low tech. La technologie permet alors de mettre en abyme le dispositif du cinéma, un dispositif vu comme machine à fantômes qui enregistre l’invisible. Dans ces films, la tension narrative principale n’est plus celle qui oppose croyance et scepticisme mais la technologie capable de capter l’invisible (souvent de manière auditive) et le médium vu comme une machine hypersensible. Quand tu as le fantôme, le médium, la maison hantée et le parapsychologue dans un film, tu es alors la femme ou l’homme le plus heureux du monde ! (Rires) Justement parce que le médium vient concurrencer les machines. Si c’est un « bon » médium, comme dans El orfanato, il parvient à percevoir plus que la machine ; s’il est « mauvais » comme dans Apartment 143, il échoue dans sa mission de communication avec les fantômes.

Personnellement je rattache cette représentation du médium spirite à la vision qu’on en avait au XIXe siècle, quand il est considéré comme une « machine » sensible ultra perfectionnée. Ce fantasme de l’organisme vivant comme étant supérieur à la machine est très ancré dans la philosophie du XIXe, notamment dans la pensée neuropsychologique. Il y a alors deux thèses qui s’opposent : l’idée que le corps est supérieur à la machine (hypothèse essentiellement antimoderniste, technophobe) et l’hypothèse rationaliste qui affirme que le médium n’a aucun pouvoir paranormal, qu’il est victime d’hallucinations. On considère d’ailleurs encore souvent que le médium souffre d’hallucinations ou a des visions. Mais dire que le médium est fou, c’est un moyen de se débarrasser de cette question, de se convaincre que les fantômes n’existent pas, qu’ils ne sont que dans nos « têtes », en les psychiatrisant d’une certaine manière.

Et actuellement, où en sommes-nous dans cette représentation ?

Une tendance actuelle, qui m’agace un peu, c’est la réduction du fantôme à la figure de la maison hantée. On confine alors le fantôme au film d’horreur très conventionnel : The Babadook, Mama… Une autre tendance, c’est celle des films qui associent le fantômes aux technologies numériques (ordinateur, Internet, etc.), comme Unfriended, Paranormal Activity ou The Ghost in the Machine. On y trouve cette idée que les fantômes sont dans les connexions de la communication globalisée. On peut les interpréter comme des propositions technophobes qui tentent de nous mettre en garde contre les dangers des réseaux sociaux…

C’est aussi intéressant de voir ce que proposent les séries télévisées. Dans celles-ci, on développe surtout la figure du mentaliste qui est en fait un psychologue très averti qui parvient à percevoir plus et mieux que l’être humain moyen, comme The Mentalist, Lie To Me ou Medium ; pour moi, ça reste intéressant à analyser parce qu’il est représenté comme une sorte de machine cinématographique capable de projeter des images et des sons, révélant l’invisible. Mais il est très souvent mis au service d’une intrigue policière et l’aspect « communication avec l’au-delà » devient très anecdotique. C’est comme la représentation du rêve au cinéma : est-ce qu’il y a une vraie réflexion sur le rêve ou est-ce que le rêve est juste un truc mis au service d’une intrigue volontairement compliquée et d’une mise en scène tape-à-l’œil ?

Comme dans Inception

J’allais le dire ! (Rires) Le rêve sert uniquement à mettre en place un système narratif hyper alambiqué… mais le rêve, où est-il ?

À l’inverse d’un Paprika de Satoshi Kon…

Ah oui Paprika… Oui… On a les mêmes références (rires). Exactement ! Là, tu as un vrai traitement du motif du rêve comme système narratif… Je cherche un bon exemple de film de fantômes récent ; il faut sûrement regarder du côté du cinéma d’horreur espagnol (El Orfenato, encore). J’aime beaucoup le caractère « vieilles bandes magnétiques » de Insidious qui rappelle les chasses aux fantômes du siècle dernier. Et sinon, j’ai beaucoup aimé le néo-gothique de Crimson Peak dans lequel un fantôme, bien qu’hyper classique, vient donner un conseil qui est compris trop tard. Le personnage de l’héroïne qui écrit pour sortir de sa condition de femme soumise aux normes du patriarcat est génial. Je montre toujours la scène du début à mes étudiants… Ils ont bien peur. (rires)

El orfanato, J.A. Bayona, 2008

On pourrait penser aussi à Monster Calls de Bayona, avec la figure du grand-père décédé qui communique avec son petit-fils à travers un monstre.

Oui, parce qu’il y a cette ouverture au fantastique, au surnaturel et à l’imaginaire.

Et à la psychanalyse, le « monstre » déclenchant une véritable thérapie.

Oui c’est vrai : le fantôme facilite la communication intergénérationelle. Dans le cinéma hollywoodien mainstream, il y a peu films qui offrent une représentation moins simpliste du fantôme, en jouant par exemple de manière subtile sur les frontières entre l’ici et l’ailleurs. Le problème c’est que le fantôme (ou le rêve) est souvent utilisé comme un moyen pour déstabiliser le spectateur qui est toujours en train de se demander à quel niveau de réalité il se situe. On est donc dans un rapport purement cognitif au film…

« Est-ce que la toupille va s’arrêter de tourner ? »…

Voilà… (soupir) Et c’est super agaçant. Du coup, je peine à trouver des films de fantômes récents qui parviennent à nous surprendre. Quand tu regardes A Chinese Ghost Story, Don’t Look Now, The Innocents, The Uninvited, on se dit qu’on est loin de produire des films aussi intéressants aujourd’hui.

En sortant de la projection de Panihida, j’ai entendu un jeune spectateur reprocher au film de ne pas être un film de fantômes parce qu’il ne faisait pas peur.

Excellent ! Mais pourquoi limiter le fantôme à son rôle horrifique ?

Est-ce que tu aurais des exemples de films hybrides génériquement qui démontrent bien que la présence de fantômes ne suffit pas à ancrer un film dans un genre ?

Il faut vraiment rappeler que le fantôme est une figure transgénérique présente dans les genres du fantastique, de l’horreur, de la comédie romantique, etc. ! A Chinese Ghost Story et The Frighteners sont des bons exemples parce qu’il font intervenir le comique au sein d’une histoire de fantômes. Beaucoup de films des années 1990, comme Ghost, True Madly Deadly, Always, etc. mélangent le drame, la comédie et le fantastique. Ce sont probablement les films japonais et chinois qui hybrident le plus les genres et qui favorisent à la fois une adhésion et une critique à l’égard du fantôme, ou du moins qui proposent une variété de points de vue sur lui.

Peux-tu nous parler de la place accordée à ce genre de thématiques dans le milieu académique ? Sachant que le milieu universitaire francophone est plutôt réticent voire méprisant à leur égard…

Aaah… Et bien c’est le problème, le fantôme est encore pas mal discrédité dans le monde académique francophone, alors que dans le monde anglophone, j’ai découvert qu’il existe un nouveau champ d’études sur les fantômes appelé les « Spectral Studies » : il s’agit d’utiliser la figure du fantôme comme une sorte de métaphore de tout ce qui est refoulé dans une société, notamment en s’inspirant de la philosophie française, des théories de Derrida et de Deleuze principalement. C’est très intéressant parce que le fantôme devient dans cette perspective un concept épistémologique qui permet de comprendre différents phénomènes dans les champs aussi bien des arts visuels, de la  sociologie, de l’anthropologie, de l’architecture, de l’histoire culturelle…

Chez nous, il y a à la fois de la condescendance et de la jalousie quand on traite de ces questions parce que, il faut l’admettre, c’est fascinant, c’est sexy… L’année prochaine je vais donner un cours sur le fantôme dans le cinéma classique hollywoodien… Les remarques de certains collègues sont éloquentes. Quand je remarque que j’ai beaucoup de travaux et de mémoires à suivre, on me dit « tu n’as qu’à faire des choses moins sexy ! » Mais ce sont mes objets de recherches… Donc oui, de la jalousie parce qu’ils n’ont pas forcément le temps de s’intéresser à ces questions qu’ils estiment peu légitimes ; mais quand je donne une conférence sur ces sujets, ils viennent vers moi pour me dire « ah mais en fait on peut dire des choses très sérieuses là-dessus… ». Bien sûr Alain [Boillat] me soutient depuis le début et va m’éditer dans sa collection Emprise de vue (Georg). Mais dès que tu fais des recherches sur le cinéma de genre ou des choses très contemporaines, c’est perçu de manière un peu méprisante, sous prétexte qu’on manque de recul historique.

C’est une condescendance que j’avais retrouvée chez les étudiants, qui eux-mêmes adoptaient cette posture, jusqu’à la forcer pour correspondre à l’image académique « sérieuse ».

Oh mais les étudiants sont parfois même pires que les enseignants ! Et ce n’est pas vraiment réfléchi, comme tu le dis, c’est une posture élitiste qui condamne la culture populaire, par principe.
Ce semestre je donne deux cours totalement différents : un sur les femmes dans le cinéma muet (autant dans la production, la réalisation, la critique, les archives, etc.) qui apparaît comme très sérieux. Et l’autre qui porte sur les génériques de films et de séries télévisées. Sur celui-ci, on me demande « mais, tu arrives à donner un cours là-dessus ? ». Bah bien sûr que j’arrive (rires) ! Certains étudiants refusent par snobisme de suivre des cours sur des objets liés à la culture de masse ; je pense à un étudiant qui a fait un mémoire avec moi sur Raoul Ruiz et qui ne comprenait pas comment je pouvais proposer ce genre de cours ; je l’ai vraiment déçu, je crois, au moment où j’ai donné pour la première fois un cours sur les séries télévisées.

J’y vais progressivement mais mon rêve suprême, après quinze ans à travailler dans cette section, c’est de faire un cours sur le nanar avec mon collègue David Javet. Ce serait l’apothéose !

Entretien réalisé à Fribourg le 4 avril 2017

 

 

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