Entre le silence oriental et la cacophonie occidentale, le continent européen, divisé, cherche sa voix sur la question atomique. Que peuvent bien avoir à dire les deux Europes sur le sujet, à travers des films aussi différents qu’une comédie anglaise et qu’un drame yougoslave ?
À la fin des années 1950, le dégel soviétique menant à la coexistence pacifique entre Est et Ouest permet à l’équilibre de la terreur de s’installer confortablement sur la scène géopolitique mondiale. Que l’un ou l’autre camp attaque, personne n’en sortirait indemne. Cette stabilité illusoire a-t-elle réellement été perceptible aux populations d’alors ? Une chose est sûre : le paysage cinématographique des deux géants était tout sauf serein. Bien que l’URSS tardera à aborder le sujet de l’apocalypse nucléaire frontalement en raison de sa propension à privilégier le réalisme socialiste (le rêve de fin du monde de Escape of Mr. McKinley arrive en 1975, tandis que l’âpre dystopie Lettres d’un homme mort voit le jour dix ans plus tard), le cinéma de genre américain est alors en pleine explosion exploitative, enchaînant à tour de bras les productions science-fictionelles tantôt désespérées, tantôt prosélytes. Entre le silence oriental et la cacophonie occidentale, le continent européen, divisé, cherche sa voix sur la question atomique. Que peuvent bien avoir à dire les deux Europes sur le sujet ? Telle est la question à laquelle la présente analyse comparée entre la comédie anglaise La Souris qui rugissait (Jack Arnold ; 1959) et le drame yougoslave La Guerre (Veljko Bulajić ; 1960) est consacrée.
Au-delà de l’entreprise de reconstruction mémorielle et émotionnelle employée par Alain Resnais dans Hiroshima, mon amour (1959), le cinéma européen semble avoir relativement peu abordé la question nucléaire de manière frontale, à en croire le peu de traces que le genre a laissé dans l’histoire. Il faut dire que l’Europe, scindée et prise entre deux feux, ne se trouve alors ni du côté de ceux qui peuvent décider de lancer la bombe (les deux grandes puissances), ni de ceux qui en ont vécu les horreurs (les Japonais). Ces derniers ne manquent d’ailleurs pas de produire des œuvres fortement influencées par ce traumatisme et toujours considérées comme incontournables dans l’histoire cinématographique du pays, qu’il s’agisse de leurs kaijus (Godzilla, 1954), de blockbusters spectaculaires (La Dernière Guerre de l’Apocalypse, 1961) ou de drames plus en retenue (Vivre dans la peur, 1953). Pourtant, l’Europe n’occupe pas non plus une position très enviable : scène de tractations politiques et enjeu de premier ordre pour les deux géants, elle se trouve dans la potentielle ligne de mire des missiles annonciateurs de la Troisième Guerre mondiale. Seulement cette fois, la guerre cache une nouvelle menace : précédemment comprise comme « le prolongement de la politique par d’autres moyens », et donc comme un événement socialement acceptable voire utile – comme théorisé par le Prussien Carl von Clausewitz au XIXe siècle dans son très influent traité De la guerre –, elle devient avec la bombe atomique rien de moins que l’instrument de la fin du monde.
« En France, le journal L’Aurore publiait à sa Une un gros titre sur trois colonnes : ‘‘où que tombe la bombe H, toute forme de vie humaine sera oblitérée pendant un millénaire’’. Il était nul besoin de posséder le cerveau d’Einstein pour comprendre que l’Europe serait le champ de bataille de la Troisième Guerre mondiale. Comme déclaré par le journal The New Statesman : ‘‘les Britanniques ont bien conscience que si les États-Unis et la Russie sont susceptibles de survivre à une guerre atomique, le Royaume-Uni et l’Europe de l’Ouest sont condamnés à disparaître’’. » – P.D Smith, ‘Gentlemen, you are mad!’: Mutual Assured Destruction and Cold War Culture, in The Oxford Handbook of Postwar European History
Cependant, malgré l’inquiétude grandissante, l’opinion publique demeure relativement calme dans les années 1950. L’incontournable Docteur Folamour de Stanley Kubrick n’arrivera pas avant 1964, époque à laquelle les protestations d’une nouvelle génération ne se souvenant que très vaguement de la guerre commencent à retentir. Mais pour l’heure, à la fin des années 1950, nombre d’auteurs rêvent bien plus de conclusion apocalyptique que de révolution politique.
En 1955, Leonard Wibberley, un Irlandais ayant également vécu au Royaume-Uni et s’étant installé en Amérique, publie le roman The Mouse That Roared. Aventure s’inscrivant dans la satire et traitant frontalement de la problématique nucléaire dans un cadre géopolitique, l’œuvre est rapidement adaptée au cinéma en 1959 par le réalisateur américain Jack Arnold (connu pour La Météore de la nuit, L’étrange Créature du lac noir et L’Homme qui rétrécit) et produite en Angleterre dans un style proche de celui des comédies des studios Ealing. Partiellement financé par de l’argent américain, mais co-scénarisé par l’Écossais Roger MacDougall (à qui l’on doit notamment l’excellent L’Homme au complet blanc) et mené par des acteurs britanniques dont notamment Peter Sellers qui tient déjà ici trois rôles comme il le fera plus tard sous la direction de Kubrick, le film présente le destin peu commun du Duché du Grand Fenwick. Fondé en 1370 dans une région alpine par un noble anglais tombé sous ses charmes, le duché représente l’une des plus petites entités indépendantes existant en Europe. Ses quelques 6’000 habitants vivent principalement des revenus créés par l’exportation d’un vin unique vers les États-Unis, du moins jusqu’au jour où les Américains créent un produit concurrent peu cher et de piètre qualité, condamnant ainsi le duché à la ruine. Souhaitant sécuriser l’avenir du peuple, l’entreprenant Premier Ministre (Peter Sellers) et la passive Duchesse (Peter Sellers) décident de charger une escouade d’archers menée par l’incapable garde forestier Tully Bascombe (Peter Sellers) de déclarer la guerre aux États-Unis, d’envahir New York et de se rendre immédiatement afin de bénéficier au plus vite de l’aide financière que les Américains octroient à tous les pays qu’ils vainquent. Évidemment, le plan capote et, suite à un extraordinaire concours de circonstances, Bascombe se retrouve en possession de la « bombe Q », une arme plus terrible encore que la technologie nucléaire. Les États-Unis n’ont d’autre choix que de capituler.
Le premier élément frappant tient de cette vision d’une société britannique féodale, peuplée de jeunes femmes paysannes en tenues traditionnelles et d’hommes ne s’inquiétant nullement des avancées technologiques alentours. Celle-ci semble presque trahir un désir de voir revivre l’Europe d’avant-guerre, débarrassée de sa pensée politique post-marxiste. Pourtant, cette simplicité politique est contrebalancée par une sophistication culturelle représentée par l’inégalable qualité du pinot noir produit au Grand Fenwick, tandis que l’imitation américaine est perçue comme une pâle copie de l’original. Ce statut de seconde classe est d’ailleurs ironiquement étendu à l’entité nationale des États-Unis, le Premier Ministre fenwickien glissant au détour d’une réplique que le duché n’a jamais officiellement reconnu l’indépendance de l’état fédéral. Le plan militaire du duché repose ainsi entièrement sur une ruse visant à tirer profit de la vivacité d’esprit supérieure du vieux monde, ainsi que de la volonté d’américanisation à outrance de l’Europe par les États-Unis suite à la Seconde Guerre mondiale.
À sa sortie, la proposition amuse sans doute une bonne partie des Américains, qui assurent au film un succès très honorable sur leur marché, pensant qu’il s’agit là d’une petite plaisanterie amicale les dépeignant comme des vainqueurs trop généreux. Le succès critique est quant à lui plus nuancé, comme l’explique Tony Shaw dans son livre British Cinema and the Cold War: The State, Propaganda and Consensus :
« Le film fut généralement apprécié pour ses qualités humoristiques […] mais la partie satire politique divisa l’opinion. Des journaux comme le Daily Worker et le Liverpool Daily Post virent en ce dernier une tentative bienvenue d’alléger la problématique diplomatique de l’époque. Cependant, d’autres voix de gauche, comme celles de Reynolds News et de Tribune, refusèrent d’y voir la moindre drôlerie, arguant que le sous-entendu selon lequel les petites nations seraient à même d’apporter la confiance et la rigueur manquant aux super pouvoirs n’était que sottises. La revue Films and Filming alla jusqu’à affirmer que ce genre de comédies présentaient un danger inhérent […]. »
Pourtant, d’un point de vue européen, la portée du film est susceptible de prendre une ampleur bien plus révélatrice que dangereuse, soulignant la volonté d’impérialisme culturel exercée par les États-Unis à travers un double processus d’imitation nationale et d’assujettissement économique international. De plus, les soldats fenwickiens donnent chair à une opposition plus culturellement enracinée que ne le laisserait supposer l’humour léger du film : à travers leur apparence (cotte de maille, arcs et flèches), leur motivation (la manœuvre en représailles d’une usurpation de la richesse du terroir national) et leur idéologie militaire (le concept de trésor de guerre remplace le vol – pour la bombe – et la capture – pour la séduisante fille du scientifique), ils pourraient représenter une Europe britannico-alpine se faisant synthèse de tout ce qui semblerait manquer aux Européens (de l’Ouest) vivant sur leur continent meurtri par les événements qui ont fait suite à la guerre.
En outre, alors que le gauche Tully Bascombe agit toujours, certes naïvement, par honnête amour pour sa patrie, les personnages américains pensent selon une grille colonialiste. De ce fait leurs actions (la création d’une bombe apocalyptique qu’eux seuls seraient dignes de posséder), leurs connaissances (ils ignorent jusqu’à l’existence du duché) et leurs répliques (la demoiselle capturée de lancer « Give us the bomb back. It’s the right thing to do; it’s the American thing to do! ») dénoncent toutes une vision monochrome du monde, dans laquelle il n’y a que deux solutions possibles, à savoir leur hégémonie ou la mort.
Dans une interview accordée à Bill Kelley pour la revue Cinefantastique, Arnold disait de ce film, qu’il considérait comme son meilleur, que « cela m’avait permis d’exprimer quelque chose d’important, de faire écho à une réalité sociale sans pour autant tomber dans le sermon ». L’efficacité du propos tient en effet de la qualité du script, qui navigue sans cesse entre les modes de comédie. Ainsi, la moquerie amicale transparaît lorsque les Américains, qui prennent les soldats médiévaux fenwickiens pour des Martiens, créent eux-mêmes une panique de masse à travers un bouche à oreille grossissant à chaque fois le nombre d’envahisseurs. A contrario, certaines petites blagues se révèlent moins innocentes qu’elles n’y paraissent, comme la scène où le général est enfermé dans un musée, puis dans une oubliette, telle une relique. Enfin, le script devient même par moment incisif dans sa critique des pouvoirs en place, comme lorsque les leaders étrangers se pressant aux portes du duché jouent au jeu de société « Diplomacy », un ersatz de Monopoly qui leur permet d’acheter et d’exploiter les terres qu’ils visitent.
Au beau milieu de l’acte final, le film s’interrompt soudainement pour afficher une terrible détonation atomique ravageant la planète entière. Une voix-off s’exprime alors, indiquant qu’il ne s’agit que d’une vision de ce qui pourrait se produire si les événements du film tournaient mal, et l’histoire reprend son cours, non sans laisser au spectateur l’impression que chaque gag impliquant la bombe n’est que le reflet d’une hantise ontologique à peine enfouie.
Cette obsession habite bien sûr depuis plusieurs années les comédies comme les films réalisés en Grande Bretagne. Les États-Unis, notamment, produisent quelques métrages humoristiques s’approchant ou traitant du sujet dans les années 1950, comme Ma and Pa Kettle Back on the Farm (Edward Sedgwick ; 1951), The Atomic Kid (Leslie H. Martinson ; 1954), ou C’est pas une vie, Jerry (Norman Taurog ; 1954), et l’Angleterre en fait autant avec Rockets Galore! (Michael Relph ; 1957) ou SOS Pacific (Guy Greene ; 1959), mais aucun ne parvient vraiment à employer l’humour pour assumer une position politique forte face à la problématique. Les drames sont parfois utilisés à bon escient pour exprimer la paranoïa et la psychose gagnant l’Europe, comme c’est le cas dans Ultimatum (John et Roy Boutling ; 1950), dans lequel un scientifique britannique dérobe un engin nucléaire et menace d’anéantir Londres si le gouvernement ne met pas immédiatement fin à son programme de recherche sur l’atome.
La Souris qui rugissait constitue cependant la rencontre des meilleurs éléments des industries anglophones. Bénéficiant à la fois d’un rythme et d’une fabrication typiques du cinéma américain, et d’une sensibilité et d’un décorum britannique, le film s’impose à l’époque comme la comédie la plus réussie sur le sujet. Dans celle-ci, les petites nations du monde s’unissent finalement pour faire face au poids politique des États-Unis, et leur retirer le pouvoir de décider quand viendra la fin. C’est un monde absurde, non pas parce qu’il abrite un duché imaginaire au cœur des Alpes, mais parce que la stabilité du globe tient d’alliances changeantes entre pays sans loyauté ni principes, aux volontés dictées par la simple existence d’un objet susceptible d’engendrer le néant.
L’année suivante, de l’autre côté du rideau de fer, le jeune cinéaste yougoslave Veljko Bulajić porte à l’écran un film sobrement intitulé La Guerre (ou plus mercantilement Atomic War Bride lors de sa sortie différée aux États-Unis). Bulajić, qui marquera à jamais l’histoire du cinéma partisan avec La Bataille de la Neretva en 1969 et s’inscrira ainsi dans un mouvement culturel d’influence titiste, commence son deuxième long-métrage – encore relativement détaché de l’idéologie marquant ses œuvres subséquentes – comme une comédie romantique, dans laquelle un jeune homme se réjouit de retrouver sa compagne le jour de leur mariage. Ayant fini de préparer leur nouvel appartement, il s’empresse de rejoindre sa belle-famille, non sans être informé entre temps que la guerre vient d’être déclarée avec une nation voisine. Ne se laissant pas décourager, il poursuit sa journée normalement, et va jusque se rendre à l’église avec la mariée pour concrétiser leur union. Mais les bombardements commencent déjà, interrompant l’évènement et forçant le protagoniste à rejoindre l’armée afin de défendre sa patrie.
Le ton du film est quelque peu difficile à cerner, du moins dans sa première moitié. En effet, l’humour semble s’efforcer de conserver sa place malgré l’augmentation progressive de la menace nucléaire et de l’anéantissement. Ainsi, le réalisateur s’accorde des scènes de gags que n’aurait pas renié Buster Keaton, notamment lorsque le héros, démuni de toute combinaison antiradiation, tente de s’infiltrer dans celle d’un autre homme alors que celui-ci s’y trouve encore, ou bien lors de son entrainement militaire, qui tourne quelque peu l’armée en dérision à travers un montage en répétitions incitant à sourire des exercices.
Malgré tout, l’humour n’a d’autre choix que de s’effacer face à l’inéluctabilité terrassante de la mort, d’abord lorsque le cousin du protagoniste décède à la suite de complications cardiaques lors d’un entrainement, puis, évidemment, lorsque le Président annonce à la population qu’il a pris la décision fatidique : la bombe atomique sera lancée sur l’ennemi. Enfermé avec des dizaines de citoyens dans un abri antiatomique, le héros assiste médusé à la destruction en direct du pays voisin à travers un écran de télévision transmettant les images captées par une caméra placée sur le missile. Il s’agit d’une scène crépusculaire, insupportable, rendue possible par une volonté voyeuriste mise en place par un gouvernement dont le peuple ne détourne pas pour autant le regard. Surtout, cette scène représente toute la contradiction de l’humanité face au pouvoir nucléaire, cette relation de haine et d’attirance qui élève l’espèce au statut de créateur de sa propre extermination.
Dès lors, La Guerre se révèle être une remise en question du dualisme idéologique caractérisant les films nucléaires américains de l’époque. L’œuvre de Bulajić constitue ainsi une puissante expression du rapport complexe entre les notions nietzschéennes du dionysiaque et l’apollinien. Selon Nietzsche, ces deux concepts complémentaires permettent à l’artiste de faire acte de création ultime quand, « exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au mystique renoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écart des chœurs en délire, et qu’alors, par la puissance du rêve apollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son identification avec les forces primordiales les plus essentielles du monde, lui est révélé dans une vision symbolique ».
Ici, le dionysiaque (le désordre, la nature, le « Un » originel en communion avec les sens) s’exprime à travers les pulsions émotionnelles tardives du peuple qui tente de s’insurger contre la bombe après en avoir permis la création et l’entretien. Surtout, il s’impose au final comme l’état vers lequel l’humain retourne inéluctablement : une diégèse en ruines, ramenée à la désolation brute. De son côté, l’apollinien (l’ordre, la maîtrise, la mise en forme des forces naturelles) s’exprime d’abord à travers la volonté du peuple de revenir à une stabilité idyllique de paix (famille, mariage, travail, petit appartement avec confort ménager et réfrigérateur payé sur 18 ou 24 mois), qui se résume à une sensation erronée de sécurité mise en place à travers des alliances politiques cordiales (au demeurant inutiles et éphémères comme le rappelle le père de la mariée : « On essaie de faire ami-ami avec nos voisins mais ça ne sert à rien »). Mais l’incarnation apollinienne par excellence vient du gouvernement, qui souhaite terminer la guerre rapidement en utilisant la bombe nucléaire. Ce désir d’ordre mène ainsi au militarisme, à la loi martiale, à l’obsession de l’instructeur de l’armée pour le respect aux commandements (il forcera ainsi un vieillard à quitter sa maison pour se rendre à l’abri antiatomique, le condamnant à mourir en chemin). Découlant de toutes ses forces à la fois contradictoires et symbiotiques, la conclusion du film s’apparente bien entendu à une tragédie grecque, dont le deus ex machina (la bombe) vient tout dissoudre plutôt que résoudre.
La vision symbolique des forces primordiales mentionnée par Nietzsche clôt donc un film qui glisse progressivement de la comédie légère à la révélation de la fin des temps :
« Qu’on imagine, en effet, la somme incalculable des forces absorbées par cette tendance universelle [de l’universel désir de connaître], consacrée, non pas au service de la connaissance, mais à la réalisation des désirs pratiques, c’est-à-dire égoïstes, des individus et des peuples ; il est probable qu’alors, au milieu des perpétuelles migrations des peuples et des luttes exterminatrices, l’amour instinctif de la vie serait tellement affaibli, et l’habitude du suicide devenue si générale, que l’individu croirait […] accomplir son devoir suprême de fils en tuant son père, et d’ami en égorgeant son ami : pessimisme pratique qui pourrait même susciter l’épouvantable morale de l’anéantissement de peuples par pitié […]. »
Une telle position, impensable à l’époque au sein de la culture du bloc de l’Est, se révèle possible en Yougoslavie en raison de sa position unique vis-à-vis de l’Union soviétique. Son leader Josip Tito se distance de Staline dès 1948, et contribuera à créer le Mouvement des non-alignés en 1961, un an après la sortie du film. Ayant demandé de l’aide financière aux États-Unis, mais ne rejoignant pas pour autant le bloc de l’Ouest, Tito crée ainsi un état socialiste à part entière, ne répondant pas à toutes les exigences idéologiques de l’URSS, qu’il critique d’ailleurs au même titre que l’OTAN. C’est sans doute ce statut particulier qui permet à Bulajić de collaborer avec le scénariste italien Cesare Zavattini, et d’articuler explicitement ses opinions politiques d’alors. Parmi elles, on remarque notamment l’ironie avec laquelle il met en scène la tension née du désir de paix et qui mène à la guerre : une fois celle-ci déclarée, seule la bombe parvient à y mettre un terme, comme le souligne la réplique « Ils ont déclaré la paix car nos bombes ont tué tout le monde ». Tout le monde est mort, mais les missiles (la « somme incalculable des forces absorbées » de Nietzsche), eux, fonctionnent toujours, et la contre-offensive s’abat inéluctablement sur un peuple qui clame vouloir la paix, et à qui cette dernière est éventuellement offerte à travers la paix éternelle de la destruction.
Comme dans La Souris qui rugissait, les dirigeants sont ici dépeints comme des incompétents, et la responsabilité d’un tel aboutissement vers le néant est d’abord portée, logiquement, sur le gouvernement qui décide d’utiliser l’arme atomique. Cependant, La Guerre va bien plus loin, étendant la faute au peuple dans son ensemble, grâce auquel ses leaders sont au pouvoir. En fin de métrage, rampant dans les ruines de leur pays bombardé, le héros et sa fiancée tombent nez à nez avec leur président, à qui ils demandent des comptes. Celui-ci sort alors un carnet de sa poche, s’exclamant « Vous avez tous accepté, j’en ai la preuve. 55 % de ‘‘Oui’’ ! ». Et le héros de répondre « C’était une erreur. » Une erreur électorale qui aura mené à l’apocalypse. Après tout, les Américains avaient bien voté pour Truman, qui finit par lancer deux bombes sur le Japon ; les Russes avaient bien fait la révolution pour Lénine, qui créa un système totalitaire ; et les Yougoslaves avaient bien laissé Tito s’emparer du pouvoir, non sans éliminer ses opposants politiques au passage.
La conclusion pessimiste proposée par Bulajić s’impose en 1960 comme une rareté dans l’industrie cinématographique globale. D’autres films ont bien entendu traité d’un monde post-apocalyptique auparavant, mais ont généralement accordé une forme de rédemption à l’espèce humaine : Cinq survivants (Arch Oboler ; 1951) se conclut sur une relecture d’Adam et Eve, Day the World Ended (Roger Corman ; 1955) se termine sur une résolution miraculeuse, et Le Monde, la Chair et le Diable (Ranald MacDougall ; 1959) étend le dénouement suggéré par Oboler à trois êtres humains, du moins à l’écran. Seul le film de Stanley Kramer Le Dernier Rivage (1959) avait osé anéantir entièrement la vie, non sans asséner un message explicite exhortant le public à agir pour prévenir l’apocalypse. Si La Guerre se range également dans la catégorie des prédictions apocalyptiques, l’urgence du danger est bien plus palpable que dans le long métrage de Kramer, pour la simple raison que l’on assiste en direct à l’acte destructeur, et non à la lente extinction des survivants.
Dans son ouvrage Monsters, Mushroom Clouds, and the Cold War – American Science Fiction and the Roots of Postmodernism, 1946-1964, M. Keith Booker révèle l’un des principaux maux affectant la société américaine au cours des années 1950 :
« La routinisation s’installant à l’époque donna lieu à un sentiment de conformité forcée, menant à une perte de l’identité individuelle. Pour faire bref, les Américains des années 1950 souffraient de deux peurs premières : celle d’être différent de tout le monde, et celle d’être identique à tout le monde. »
Or c’est cette même routinisation qui est à l’œuvre au début de La Guerre, lorsque le protagoniste s’attèle à créer le parfait petit appartement de classe moyenne socialiste pour sa future épouse, et dans les ruines duquel il revient à la toute fin du film malgré la mort imminente de sa compagne et son basculement dans la folie. Bulajić induit donc que le peuple veut certes la paix, mais qu’il ne fait rien pour l’obtenir réellement, trop occupé qu’il est à assurer son confort routinier et sa singularité toute relative au milieu de ses semblables. L’ultime confrontation de l’homme à sa destinée eschatologique prendra une ampleur plus imposante dans la décennie suivante, qui verra l’apparition de plusieurs œuvres reprenant l’approche du cinéaste yougoslave, qu’il s’agisse de Docteur Folamour (Stanley Kubrick ; 1964), Point limite (Sidney Lumet ; 1964) ou Aux postes de combat (James B. Harris ; 1965).
Dans La Guerre, les avancées technologiques permettent à la fois la destruction de la planète et l’émancipation de l’homme vis-à-vis de sa condition. Couplée à une évolution apollinienne des mentalités, qui donnent lieu à un refus de laisser place au désordre embryonnaire, cette contradiction se révèle être une parfaite illustration de la théorie avancée par Adorno et Horkheimer dans leur Dialectique de la Raison, selon laquelle plus le raisonnement des Lumières et la démocratisation des applications scientifiques éloignaient l’homme de ses mythes et de ses limites naturelles, plus celui-ci se rapprochait de sa propre fin. Avec la bombe atomique, l’homme s’est rendu aussi puissant que les mythes dont les Lumières veulent l’éloigner.
Les recherches consacrées aux films atomiques se concentrent la plupart du temps sur les États-Unis et le Japon, laissant de côté une Europe pourtant fort bien placée durant la Guerre Froide pour s’exprimer sur le sujet. La Souris qui rugissait et La Guerre sont deux œuvres qui, sous couvert de comédie pour l’une et de drame pour l’autre, délivrent une puissante charge critique à l’encontre de systèmes politiques inadéquats. Ensemble, elles illustrent mieux que jamais auparavant ce qu’Aldous Huxley avait appelé dans son roman Temps futurs « la peur de la guerre dont nous ne voulons pas et que nous faisons cependant tout notre possible pour déclencher ». L’exploitation des craintes s’emparant du monde tout au long de la décennie permet en outre d’explorer des questions plus profondes encore au niveau civilisationnel : quelle place pour la vieille Europe face aux tous puissants États-Unis, et quelle place pour la responsabilité de tous face aux incapacités de ceux que l’on autorise paresseusement à nous gouverner ? Au tournant des années 1960, les deux films semblaient au moins s’accorder sur une chose : les rêves de conclusion apocalyptique ne pourraient être entravés qu’à travers une véritable révolution politique, et les peuples des « petites nations » devaient reprendre en main leur destin s’ils ne voulaient pas être écrasés ou anéantis. Force est de constater que l’appel n’a pas vraiment été entendu…
*Sources :
Booker, Keith. Monsters, Mushroom Clouds, and the Cold War – American Science Fiction and the Roots of Postmodernism, 1946-1964. Praeger (2001).
Fischer, Dennis. Science Fiction Film Directors, 1895-1998. Mcfarland & Co Inc Pub (2000).
Nietzsche, Friedrich. La naissance de la tragédie. Folio (1986).
Shaw, Tony. British Cinema and the Cold War: The State, Propaganda and Consensus. I.B.Tauris (2006).
Smith, P.D. ‘Gentlemen, you are mad!’: Mutual Assured Destruction and Cold War Culture, in The Oxford Handbook of Postwar European History. Oxford University Press (2015).