young-offenders-posterLes comédies irlandaises s’inscrivent souvent dans une tradition de cinéma social qui s’attache à explorer un microcosme bien particulier, grandement détaché des histoires de la classe moyenne privilégiées aux États-Unis ou des comédies tantôt paillardes, tantôt bourgeoises françaises. Bien sûr, les exceptions existent partout, mais l’industrie irlandaise ne s’éloigne que rarement de ces préoccupations sociétales qui ne semblent jamais quitter le devant de la scène politique et médiatique, et The Young Offenders, dernier représentant en date de l’humour hibernique, ne déroge pas à la règle. Il marque même une certaine évolution dans le traitement de la comédie sociale.

En 2007, dans la région de Cork, Jock et Conor sont deux adolescents oisifs flirtant avec la criminalité, qui entendent parler d’une opération des douanes suite à laquelle de nombreux sacs de cocaïne flotteraient au large de la côte sud-ouest du pays. Souhaitant ardemment échapper à leur quotidien, ils décident de partir en quête de ce trésor, poursuivis par un policier particulièrement zélé…


Le premier long-métrage de Peter Foott se présente ainsi comme un mélange entre le road movie (à vélo) et le buddy movie centré sur la jeunesse du pays. Répondant par conséquent de certains codes et basé sur une structure éculée (le voyage entrepris représentera bien entendu le parcours initiatique des personnages — un motif récurrent du cinéma irlandais —), le métrage n’en est pas banal pour autant. Indéniablement érudit en cinéma, le réalisateur-scénariste entreprend de créer un film à l’identité typiquement irlandaise, possiblement exportable à travers un humour de situation très présent, mais essentiellement adressé à un public local, familier des expressions argotiques de la région et surtout de la réalité sociale qui caractérise la classe ouvrière de l’île d’émeraude. De ce fait, si les scènes visuelles fonctionneront partout (par exemple, lors de l’utilisation d’un bâtonnet de glace pour refroidir des parties génitales échauffées par la selle d’un vélo), de nombreux détails à première vue sans importance prennent une toute autre dimension en Irlande : la parlure particulière des deux protagonistes prête fort à sourire, tandis que leurs interactions avec les autres membres de la société (la mère de Conor aligne les doigts d’honneur et les insultes, les habitants de la ville se mêlent souvent des affaires des autres, les Gardaí sont soit des ergomanes soit des corrompus) rappellent à quiconque aura vécu assez longtemps parmi eux des épisodes récurrents de la société irlandaise.

Le duo de tête, incarné par deux jeunes acteurs aux performances honorables, se révèle être, stupidité exacerbée pour les besoins de la comédie mise à part, un portrait très convaincant d’une bonne partie de la nouvelle génération du pays : abandonnée à elle-même, dénuée de figure paternelle en raison d’un géniteur alcoolique ou inexistant, complètement déconnectée de son héritage culturel, ainsi que de son propre pays. Bref, il ne faut que quelques minutes pour comprendre que les héros de Peter Foott, ces « jeunes délinquants », représentent les laissés pour compte d’une société qui lutte toujours pour se remettre de l’immense gueule de bois ayant fait suite à la cuite monumentale qu’était le Tigre celtique.

En situant son histoire en 2007, Foott peut non seulement raccrocher les wagons à un fait divers s’étant réellement déroulé, mais il se positionne surtout quelques années à peine après la fin de l’impressionnante croissance irlandaise. Avoir 15 ans en 2007 signifie être né en plein cœur d’une euphorie dont nos aînés se souviennent avec mélancolie mais qui nous est totalement étrangère. L’adoption d’un tel cadre représente évidemment une évolution logique pour la comédie celte, et fait écho à plusieurs œuvres antérieures qui prenaient, elles aussi, la température d’une génération émergente. Impossible donc de ne pas se remémorer les aventures des jeunes dublinois de la trilogie Barrytown, fresque sociale intimement liée à la culture locale et dont l’épisode le plus connu, The Commitments, s’intéressait à l’éveil d’adolescents plongés au cœur de la tourmente irlandaise.

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On observe ainsi une progression révélatrice dans le traitement de ce parcours initiatique : The Commitments et ses suites se déroulaient à l’aube et en plein cœur du rêve celtique, dans les années 1990, ce qui signifie qu’il existait toujours un espoir jalonnant le parcours de ces jeunes adultes. Quelques années plus tard, Lenny Abrahamson réalisait la comédie Adam and Paul, qui se focalisait sur deux SDF dublinois survivant bon an mal an au gré de leurs mésaventures. C’était le réveil brutal de la société irlandaise, qui réalisait alors que le Tigre s’était rendormi et que la misère quelque peu oubliée pouvait refaire surface. Les rues des villes étaient soudain bondées de sans-abris, de drogués, de marginaux qui n’avaient pas profité des fruits de la croissance et dont l’amertume excédait largement la capacité de la société à les réintégrer. Adam and Paul, réinterprétation socio-économique de l’absurdité d’En attendant Godot, se concluait sans la moindre lueur d’espoir, dans un monde où ceux qui disparaissent ne laissent aucune trace, et où ceux qui restent se résignent à accepter que leur sort sera identique.

Vient alors The Young Offenders qui, à son tour, sous-entend que la donne a de nouveau changé : si le déroulement et le dénouement laissent en effet penser que l’espoir a repris vie, le moteur dramatique du récit a totalement basculé, passant de la musique fédératrice des Commitments à un sac de drogue prometteur de richesses ! Abandonnés par un gouvernement de gobshites corrompus et asservis aux désirs européistes (à en croire l’opinion publique entourant les dernières élections aux résultats stagnants), ces quartiers populaires des plus grandes villes d’Irlande sont peuplés d’une jeunesse qui ne voit plus d’opportunités que dans le crime. Relativisons les choses : Adam et Paul n’avaient, eux, aucune véritable raison de se réveiller chaque matin. Il s’agit également d’un retour pour l’industrie vers un contexte social contemporain plus en phase avec la réalité actuelle de la population autochtone. Les films proprement irlandais s’étant le mieux exportés récemment ont eu tendance à déplacer leur centre d’intérêt vers une autre époque (comme dans Sing Street) ou vers une problématique plus large comme dans The Guard, qui jouait de l’opposition entre le flic rural irlandais à peine caricatural et le stéréotype de l’agent du FBI mondialisé. L’œuvre de Foott réduit donc de nouveau cette échelle pour jouer dans la cour traditionnelle de la couche populaire moderne, et la réussite du film au box-office national témoigne, s’il en était besoin, de la force d’évocation du genre.

Il faut dire que l’histoire de l’Irlande, qui a si longtemps vécu sous la domination britannique, a accouché d’un paysage politique très peu propice à la naissance d’une industrie cinématographique bourgeoise : rares sont les réalisateurs irlandais aujourd’hui en activité qui se réclameraient d’un héritage aristocratique (donc au moins partiellement britannique). Par conséquent, les problèmes sociaux habilement relevés tout au long du film par un script qui parvient à aborder des questions d’actualité sans fluctuation tonale sont intimement liés à la société irlandaise contemporaine. Le scénariste couvre ainsi des sujets aussi variés que les familles monoparentales (celles des deux protagonistes), l’alcoolisme (le père de Jock), les jeunes mères (celle de Conor, presque une extension du personnage de l’adolescente enceinte de The Snapper, troisième volet de la trilogie Barrytown), la corruption des supérieurs de la police (« Acceptez la promotion et fermez-la ! » lance l’officier amoral à l’agent impliqué), le trafic de drogue, la subsistance d’une forme de tribalité antigouvernementale (le vieillard protégeant les jeunes du policier), le gouffre séparant les supposés « knackers » des gardiens de la paix, la transformation du vol de vélos en sport national, ou encore l’abandon total des anciens en campagne suite à l’émigration de jeunes vers la ville, voire d’autres pays.

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Le film constitue à ce titre une touchante représentation de la tentative du pays de relier la ville bouillonnante à la campagne désertée : alors que la population nationale n’a de cesse d’augmenter, certaines régions d’Irlande semblent se vider inexorablement de leurs habitants. Ces deux univers diamétralement opposés trouvent une habile incarnation intradiégétique à travers le poulet : Conor, initialement le plus grand mangeur de poulet industriel (nuggets, ailes à la sauce piquante, KFC), s’horrifie de la vision et surtout de la nécessité de tuer un poulet bel et bien vivant dans l’arrière-cour du retraité. Son détachement vis-à-vis de la réalité du monde en dehors de la ville fait écho à la méconnaissance absolue par Jock de la géographie et de l’histoire de son propre pays. Le jeune homme peine ainsi à lire une carte et à trouver la route menant à destination, et est surtout persuadé que les « pères fondateurs » de l’Irlande s’appelaient Saint Patrick et Sainte Brigid, des personnages chrétiens certes indéniablement importants dans la culture locale, mais n’ayant fondé ni l’Irlande géographique ni son entité politique. Cette inculture est malicieusement expliquée par une jeunesse biberonnée aux points de repère américains véhiculés par l’éducation (Stephen Hawking) ou le divertissement (le film Heat servant de référence comportementale à Jock).

Malgré une résolution peut-être trop rapide et un final manquant un peu d’intensité, The Young Offenders est une bouffée d’air frais dans le paysage de la comédie sociale non seulement irlandaise mais aussi mondiale. Focalisé sur une jeunesse locale et exclusivement sur elle (pas de problématiques liées à la mondialisation, à l’Europe ou à l’immigration), le film de Peter Foott offre une vision chaleureuse de son pays, pas naïve car intégrant intelligemment de nombreux signes d’une multitude de problématiques bouillonnant sous la surface, mais éminemment optimiste. Au final, la rédemption accordée aux deux adolescents nous amènerait presque à croire que la promesse d’un avenir peut, lorsque née du for intérieur, suffire à rappeler que l’horizon des possibles n’avait jamais vraiment disparu. Il fallait attendre que la brume des collines vertes se dissipe. Le tout, sans s’interdire quoi que ce soit sous couvert de bien-pensance, notamment en faisant d’un handicapé le plus dangereux (et hilarant) dealer de drogue de l’histoire. Good craic indeed.


THE YOUNG OFFENDERS
Écrit et réalisé par Peter Foott
Avec Alex Murphy, Chris Walley, Hilary Rose
Montré au VIFFF 2016 (Vevey International Funny Film Festival)

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