Confronter sa perception d’un film à un cinéaste peut aussi s’avérer l’occasion de le voir se montrer sur plusieurs points réticent à celle-ci. Le dernier mot revient ici à l’auteur. Retour sur un film traitant de la difficulté à composer avec ses rêves d’enfance à l’âge adulte. Notre critique est à lire ici


Vous aviez vous-même des ambitions littéraires avant de vous fixer sur la mise en scène, à quel point cette expérience informe-t-elle Après la Tempête ?

Effectivement, à l’âge de 26 ans j’ai écrit un texte qui deviendrait un scénario, celui d’After Life. Il a reçu un petit prix qui était l’équivalent de 100’000 Yens, à peu près. Un prix pas très prestigieux mais qui m’avait encouragé à vouloir continuer dans la direction de l’écriture. J’ai continué à écrire et je me suis dit que c’était peut-être le moment de ne faire que cela. J’ai même songé à arrêter mon travail à la télévision, pour me consacrer à la rédaction scénaristique. J’en ai parlé à ma mère, en lui expliquant que je voulais éventuellement me diriger complètement dans cette direction-là. Elle m’a dit : « écoute, tu ne peux pas faire ça.» Maintenant, je me dis que j’aurais peut-être  quand même dû prendre cette décision et arrêter la télévision. Parce que finalement, c’est l’écriture de scénarios qui m’intéresse.

La photographie de votre film est assez frappante, avec ses teintes uniformes. Concevez-vous l’identité visuelle de vos projets très en amont du tournage ?

En ce qui concerne ma dernière œuvre, entre l’écriture du scénario et ce qui apparaît à l’écran, étrangement c’est la première fois que j’ai eu l’impression que tout correspondait. Ce que j’avais en tête à l’écriture et ce que j’ai vu au résultat. Je me dis : est-ce que ce n’est pas pour avoir tourné sur les lieux de mon enfance ? J’avais déjà tout ça à l’esprit au moment de l’écriture. J’ai eu plus de facilité à joindre ensemble l’image que j’avais à ce moment, ce que j’avais imaginé, et le résultat filmé. Cela, exceptionnellement. Cette correspondance s’avère très différente des autres œuvres que j’ai pu faire.

Vous montrez un personnage qui préfère prétendre travailler à un deuxième roman qu’accepter une commande pour un manga ou prendre une meilleure place dans son agence de détective. Vous estimez qu’il est victime de son ambition?

Le personnage principal, joué par Abe Hiroshi, est effectivement quelqu’un qui prétend, qui pense qu’il a encore du temps pour réaliser certaines choses et n’avoir dans l’ensemble pas encore tout donné. Mais ce qui contrebalance ce point-de-vue-là, c’est sa mère qui, elle, a beaucoup plus compris qui il est, par-delà sa prétention à être romancier (puisqu’il dit utiliser son emploi de détective privé comme prétexte pour faire des recherches pour son prochain roman, etc.). Dans ce sens-là, elle a une importance pour lui dont il ne se rend pas compte. Par exemple, après qu’il ait raté son mariage avec son ex-femme : c’est elle qui sert de médiatrice, qui finit par lui faire voir qu’il a laissé passer son bonheur. Mais lui-même… on ne sait pas vraiment s’il se rend compte de tout ce qu’il a raté. Il y a là une certaine ambiguïté qui s’est mise en place.

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Mais à l’ouverture, avant qu’il ne soit réellement introduit, Ryota est présenté par sa mère qui semble avoir une vision quelque peu naïve de lui. Elle se trompe sur la source de l’argent qu’il lui donne, le défend favorablement devant sa sœur…

C’est typiquement maternel, de montrer à l’extérieur que « ça va »… En tout cas au Japon. Les deux peuvent échanger des choses qu’ils ne montreront jamais à l’extérieur. J’ai voulu montrer dans mon film ce côté très ambivalent, entre la manière de réfléchir, la pensée, de certains personnages et leurs sentiments. J’aimer jouer de cette ambivalence. Il y a dans cette famille quelque chose d’éclaté, une ambivalence de sentiments à la fois normaux et qui ne le sont pas. Pour la mère, il y a par exemple toujours cet espoir de pouvoir recoller les morceaux entre chacun. Il y a un tas de petits détails où on se rend compte de tout ce qui est vrai par opposition à la façade : quand elle dit qu’elle a jeté les habits de son mari décédé alors que ce n’est pas vrai (elle a gardé une chemisette). Des petits détails qui ramènent à cette ambivalence. On prétend, mais dans la réalité on a nos petits secrets.

C’est aussi un film sur la différence entre comment des personnages se racontent leurs vies à eux-mêmes et leur réalité. De ce point de vue, il est plus cruel que d’autres de vos réalisations. Il y avait-il une volonté de votre part de faire un film plus sévère que d’ordinaire?

Ce que vous dites est à peu près exact, dans la mesure où la cruauté peut se mesurer aux mensonges proférés, à l’argent que le fils essaye de trouver à tout prix, sans hésiter à aller fouiller dans les affaires de sa mère, à la fierté très mal placée qu’on peut percevoir chez son personnage, qui fait les choses un peu sans honte face à une ex-femme très inflexible, qui tient à sa décision, ne se laisse pas déborder par son ex-mari. En ce sens, il y a une cruauté assez forte, qu’il n’y avait pas nécessairement dans mes autres films. J’ai mis mes traits les plus cruels dans mes personnages masculins, parce que je pense que beaucoup d’hommes ont profondément ça en eux. Des sentiments complexes, que je peux avoir moi-même. Ozu a montré des personnages brutaux et fiers. Il y a une modestie qu’on ne trouve pas chez lui mais chez Naruse, qui serait un autre grand cinéaste Japonais. Il y a chez lui dans la description des personnages des traits de caractères de modestie, un côté un peu subi, où les gens se soumettent, acceptent beaucoup plus leur destin, d’une manière toujours un petit peu effacée. Cette timidité se retrouve dans Après la Tempête. À la fin, quand Ryota amène l’encrier au prêteur sur gage, il y a un long moment où il le frotte. Ce que j’ai voulu montrer dans cette scène, c’est ce qu’on pourrait appeler un symbole de modestie. C’est ce que je voulais transmettre par le biais de ce genre de détails.

Est-ce ce que c’est un film qui prône la valeur du renoncement?

Quand j’ai commencé à écrire le scénario, j’avais écrit une phrase disant que n’importe quel être humain finit par renoncer à ses rêves. On ne va pas forcément devenir qui on voulait être dans son enfance. Cela, je l’avais en tête dès le début. Dans le film, la mère est beaucoup plus réaliste par rapport à ce renoncement aux rêves de l’enfance. Ce qu’on trouve en revanche chez le petit garçon, c’est quelqu’un qui n’a pas vraiment de rêves, qui refuse d’en avoir comme son père a pu en avoir, étant lui-même enfant, pour les lui raconter plus tard. Il n’était pas question pour moi de trancher, d’émettre un quelconque jugement sur le fait de réussir ou pas. Ce n’est donc pas un film sur le renoncement au sens où il s’agit d’un choix très personnel, très intime… Je n’ai pas la volonté de dire : « cette personne devrait renoncer, ou au contraire… »

Quand la grand-mère se rend à son club d’écoute, une jeune musicienne apparaît brièvement, qui visiblement ne réussit pas très bien sa carrière non plus. Est-ce que vous pensez que les métiers artistiques sont surestimés dans nos sociétés?

Dans le film, aucun personnage n’arrive vraiment à ce qu’il voulait faire. Dans le club où la grand-mère se rend écouter du Beethoven, toutes les femmes rassemblées là ne sont finalement pas arrivées à cet objectif de faire de la musique, de devenir pianistes par exemple. Cette fille aussi fait partie de cet ensemble, elle ne se distingue pas des autres sur ce point-là. Je ne comprends pas très bien, cette idée de surestimation de la réussite dans l’art. C’est plus une question de renoncement. Le personnage du détective privé, par exemple, aurait préféré devenir prof de baseball. Tout ce que je montre c’est qu’on ne devient en fait pas ce qu’on a voulu être. Surestimer la réussite des artistes ou pas, ce n’est pas vraiment de cela dont il est question.

Les scènes à l’agence du détective sont intéressantes, les méthodes utilisées sont assez archaïques, de même que le mode de filature par rapport à des technologies disponibles. Était-ce volontaire, de montrer une forme de désuétude?

Comment font les enquêteurs ici ? Ils prennent des photos, se cachent comme dans le film.

Certainement, ce n’est pas pour dire qu’il y aurait une différence là-dessus entre le Japon et ici. On pourrait se figurer plus de recours à la recherche sur Internet. C’est un métier qui crée comme un décalage par rapport à l’époque.

Dans ce cas, je me demande si le Japon ne serait pas bien en retard… J’ai simplement été prendre des agences telles qu’elles y existent, en tout cas deux d’entre elles. Je m’inspire d’une réalité, il n’y a pas de discours implicite.

Le film montre un personnage masculin très rêveur, en comparaison de personnages féminins, en particulier son ex-épouse et sa sœur, qui ont bien plus les pieds sur terre. Vous pensez que c’est généralement le cas dans la vie?

Je ne voulais pas montrer des traits de personnalité typiquement Japonais. Pour moi, c’est une réalité. Je crois que c’est vraiment comme ça, oui.

L’échec du personnage, beaucoup plus grave que celui de sa carrière, est son manquement par rapport à son fils. Il y a une récurrence des enfants dans votre œuvre, sous l’angle des devoirs que les parents ont vis-à-vis d’eux… Souvent des pères défaillants : dans I Wish, ou Tel Père, Tel Fils où ce n’est pas vraiment qu’un père ne soit pas présent, mais plus qu’il ait un rapport compliqué à son enfant. Ils ont souvent beaucoup de défauts, concernant l’éducation.

J’ai à l’esprit deux sortes de rôles de pères : ceux qui restent encore un peu enfants, qui ne prennent pas vraiment leurs responsabilités et ceux qui, pour le coup, deviennent très responsables, comme dans Tel Père, Tel Fils où le père a réussi sa carrière et est bien installé. J’ai pu observer ce genre de personnalités autour de moi. Face à eux, ce que j’ai souvent porté à l’écran, ce sont des enfants qui sont propulsés dans le monde des adultes de manière extrêmement rapide. C’est quelque chose que je mets souvent, dans mes scénarios, mes écrits, en effet. J’espère que cela vous répond, ce décalage entre un adulte encore un peu enfant et l’enfant qui devient trop vite adulte de son côté.

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Il y avait à Cannes un autre film sur un écrivain exerçant une profession alimentaire : Paterson de Jim Jarmusch. L’auriez-vous vu ?

Son écrivain a du succès ?

En tout cas il écrit…

Non, du coup j’ai hâte de le voir…

Propos recueillis le 18 octobre 2016, à Genève. Traduit du japonais au français par Lucien Salmon. Remerciements à Diana Bolzonello Garnier.

Image à la Une: © Village Voice

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