personal-shopper-posterDeux ans après Sils Maria et sa splendide représentation des cycles du temps qui permit à Kristen Stewart de rompre définitivement avec son image de star pour adolescents, Olivier Assayas retrouve la jeune actrice dans Personal Shopper. Cette histoire de fantômes récompensée au dernier Festival de Cannes par le prix de la mise en scène (partagé avec Cristian Mungiu pour Baccalauréat) est pour le cinéaste l’occasion de proposer la représentation littérale d’une obsession qui a marqué l’ensemble de sa carrière: celle de filmer l’invisible. En plus d’avoir pu nous entretenir avec lui au sujet de son film lors de sa venue à Zurich (notre interview est à lire ici), nous avons décidé d’approcher Personal Shopper à la lumière des nombreuses réflexions écrites d’Assayas. C’est l’avantage des réalisateurs également théoriciens du cinéma ; ils nous offrent la possibilité de voir en leur œuvre un laboratoire.


Sans grande conviction, Maureen exerce le métier de « personal shopper ». La jeune Américaine passe ses journées à écumer les boutiques de luxe de la capitale française afin de tenir à jour la garde-robe d’une star capricieuse qu’elle ne croise presque jamais. Si elle accepte d’évoluer dans le milieu de la superficialité par excellence, c’est qu’elle a besoin d’argent pour rester en France, où elle pense pouvoir communiquer avec l’esprit de son frère, récemment décédé. Jumeaux, ils partageaient la même déformation cardiaque et le même don pour, apparemment, entrer en contact avec les défunts. Ainsi, Personal Shopper est avant tout construit autour d’une absence. Celle du double, du frère perdu dont l’héroïne n’arrive pas à faire le deuil au point de se perdre. Étouffée sous un trop plein de souvenirs, Maureen s’obstine à errer, traquant une manifestation surnaturelle, une porte vers l’autre monde, un signe adressé par son frère depuis l’au-delà.

« Et qu’est d’autre le meilleur cinéma qu’un rituel, que l’invocation des esprits ? »  ― Olivier Assayas

Recherche fébrile de l’être aimé invisible, quête nostalgique du temps perdu ; le point de départ de ce scénario écrit en neuf jours donne lieu à une explicitation inédite des obsessions qui sont au cœur de la filmographie d’Olivier Assayas depuis ses débuts. S’aventurant pour la première fois dans le fantastique qu’il a toujours déclaré aimer – et avec lequel il a parfois flirté –, le réalisateur donne corps à sa fascination pour l’invisible et concrétise son goût pour la nature ésotérique du cinéma. En grand amateur de Kenneth Anger et partageant avec lui la conviction que le cinéma est un moyen scientifique d’invoquer les esprits, il transpose littéralement une idée qu’il a longtemps commentée : celle que le cinéma serait l’art de l’invocation capable de « donner forme humaine à un monde immanent [et de] faire surgir dans le monde réel les fantômes et les pouvoirs en suspension autour de l’homme ou bien autour de son esprit conscient ».

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En résulte un film enivrant malgré quelques passages excessivement explicatifs qui vont à l’encontre même du projet (l’émission de télé où Benjamin Biolay joue un Victor Hugo s’essayant aux tables tournantes, cocasse dans sa manière de singer le ridicule des docufiction mais redondante). L’entier reposant sur la figure de Kristen Stewart et le vide qui l’entoure, nous aurions effectivement pu nous passer de telles mises en abyme. Dans un registre quasi identique – mais pas moins fascinant – à celui de sa prestation dans Sils Maria, l’actrice élève la dialectique entre Assayas et ses modèles féminins. Plus encore que Judith Godrèche, Virginie Ledoyen, Maggie Cheung ou Lola Créton, Stewart déploie une cinétique nouvelle dans la filmographie du Français. Véritable médiateur poétique, son corps et le désir qu’il suscite donnent chair au matériau extrêmement théorique du film.

Plus subtilement que la référence à Hugo ou à la pionnière secrète de l’abstrait Hilma af Klint – qui vaut pour la simple et bonne raison que la Suédoise échappait au temps en cachant des tableaux pour le futur et se disait connectée aux esprits –, le cinéaste cadre son actrice comme un tableau de Pierre Bonnard, rappelant sans cesse que l’essentiel est à chercher dans le hors-champ. Surtout, lorsqu’il filme le corps de Maureen, on ne peut s’empêcher de penser à Balthus, pratiquement cité par l’affiche du film :

Fasciné par la capacité du peintre à faire ressentir les multiples strates qui se cachent derrière un visage, Olivier Assayas a mentionné à plusieurs reprises son goût pour Balthus. En 1993, dans un texte intitulé « Des images hantées », il commentait la première place que l’artiste accordait aux corps en expliquant : « ils sont l’incarnation au sens littéral du rapport à l’univers. Je suis convaincu que la sensualité première de l’homme est celle qui le lie au principe vital, celui de la lumière, et que, partant de là, elle se distribue à tout l’univers, à toute chose, à tout lieu, et se résume dans le corps, mieux encore dans la chair, au-delà et au-dessus de tout dans le visage. » La figuration ainsi comprise – qui va ici de la nudité du personnage de Maureen à la présence du fantôme à l’image – devient de fait la « forme la plus proche du rapport naturel, originel, à la sensualité du monde ». C’est précisément par la découverte de son corps, de sa féminité, de sa sensualité et de sa sexualité que Maureen redevient présente au monde. Cette découverte se fait d’ailleurs au passage d’une séquence qui n’est pas sans évoquer d’autres tableaux de Balthus, que ce soit pour le travail sur le corps ou la lumière (voir : Le chat au miroir I,Nu au foulard, Nu au miroir, Nu couché).

« La force du cinéma était dans cette capacité à évoquer les fantômes, à revisiter les temps passés de mon existence comme s’ils pouvaient se rejouer, comme s’ils étaient des lieux encore livrés à l’exploration. » ― Olivier Assayas

Nous touchons ici au sujet central de Personal Shopper, pas même effleuré par ceux qui auront passé le film à se demander si le fantôme était réel ou non avant de se gausser de ses effets. Dans un geste hégélien, en abordant l’art comme quête absolue rendant possible une transcendance, Olivier Assayas ne bâtit pas son film autour de ce suspense mais s’intéresse à déployer et à crédibiliser la présence de l’invisible dans son image. C’est là, dans le rapport et le dialogue entre les vivants et les morts, dans la présence d’un passé mêlé au présent que se trouve la richesse de Personal Shopper. Au final, le deuil que doit surmonter Maureen est le même, sur un mode plus juvénile et sensuel, que celui de Maria Enders, le personnage campé par Juliette Binoche dans Sils Maria. En effet, il s’agit pour elles de se débarrasser d’un passé et de s’accepter (accepter l’âge pour Maria Enders, la féminité pour Maureen).

Or, Assayas semble nous dire que cette acceptation ne se fera pas sans un changement de représentation du monde et sans prise au sérieux de l’immatériel. Personal Shopper apparaît comme un appel à la réintégration de l’inconscient et de l’invisible dans nos vies et dans notre mesure du tout. Laisser la porte entrouverte au fantastique et au spirituel, ne pas les confondre avec la charlatanerie, les saisir par l’image cinématographique et leur donner une incarnation forte, une résonnance concrète ; le réalisateur n’a jamais été aussi proche de son goût pour l’Asie et de son cinéma (on pense beaucoup aux histoires de fantômes de Kiyoshi Kurosawa).

459891-jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxVéritable mélodrame fantastique, Personal Shopper nous emporte par sa représentation aussi fébrile que cruelle de ce que son réalisateur appelle la face sombre du réel, la souffrance liée au passage du temps et les aléas du destin. En ayant recours à l’exploration psychanalytique et scientifique de ses personnages et de la fiction, Olivier Assayas s’oppose au tout politique qui ruine le cinéma français actuel et qui le rend si peu propice aux expérimentations fantastiques.

« J’avais envie qu’il n’y ait pas de frontière, pas de garde-barrière, qu’enfin la vie et le cinéma, le passé et le présent, puissent se mêler au sein d’un film de façon indissociable. » ― Olivier Assayas au sujet de Fin août, début septembre 

Si Sils Maria se terminait sur une incertitude, celle de savoir comment Maria Enders allait accepter le concept de l’éternel retour, Personal Shopper semble confirmer la réconciliation de son réalisateur avec le temps et sa cruauté. Derrière le processus de deuil entrepris par Maureen, il est effectivement difficile de ne pas voir le traitement de la nostalgie propre au lecteur de Proust qu’est Olivier Assayas. En déployant une représentation éternaliste du temps, le cinéaste permet une cohabitation des morts et des vivants. Il n’est dès lors plus nécessaire de traquer un temps perdu, celui-ci fusionnant avec le présent. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les paroles de la chanson d’Anna von Hausswolff qui clôt le film : Oh time, And you can’t seem to find time, And you lose it all the time, You can’t keep tracking your time, You lose it all the time, You lose it all the time, You lose it all the time, The track of time… 

PERSONAL SHOPPER
Réalisé par Olivier Assayas
Avec Kristen Stewart, Lars Eidinger, Anders Danielsen Lie
Sorti le 14 décembre 2016

*Sources :
Assayas, Olivier, Kenneth Anger, Paris : Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1999
Assayas, Olivier, Présences : Écrits sur le cinéma, Paris : Gallimard, 2009
Assayas, Olivier, Frodon, Jean-Michel, Assayas par Assayas : Des débuts aux Destinées sentimentales, Paris : Stock, 2014

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