Commençons par crever l’abcès : le Suspiria de Luca Guadagnino n’a rien à voir avec celui de Dario Argento. Il ne s’agit pas d’un exercice stylistique renversant, ni d’une injection d’euphorie cinématographique en Technicolor, et encore moins d’un véhicule visuel à un score horrifique entêtant. Tout juste partagent-ils un point de départ scénaristique similaire (une jeune danseuse américaine intègre une école de danse berlinoise dirigée par des femmes dont la nature fantastique se révélera peu à peu) et un titre. Nous nous garderons donc bien de les comparer plus avant. Le simple fait que Guadagnino ait osé s’approprier entièrement le nom d’une œuvre aussi révérée pour en proposer une vision aux antipodes a de quoi piquer notre curiosité en soi, même si on en viendra à se demander s’il n’aurait pas été plus pertinent de nommer ce nouveau film autrement. Qu’ont cette fois à nous soupirer les sorcières ?


Guadagnino est un cinéaste intéressant et plutôt singulier. Ses films, même lorsqu’ils adoptent une forme classique, tendent à être aisément identifiables comme faisant partie de sa filmographie. C’est le cas ici aussi : dès que Susie (Dakota Johnson) arrive à l’école de danse, le réalisateur injecte à son récit des méthodes de réalisation hypertrophiques, qui appellent le spectateur à les remarquer. Les zooms sur les visages déconcertent, les très gros plans en champs-contrechamps brisent la continuité visuelle, les plans sont parfois divisés par une bonnette Split Field, et les montages accélérés commencent à ponctuer la narration à intervalles réguliers. Un mouvement de grue circulaire reculant – qui demande une certaine logistique – semble filmé en caméra portée sans raison évidente.

L’Italien a souvent utilisé dans ses œuvres ce types de procédés, mêlés à une narration traditionnelle, mais a rarement trouvé le bon équilibre entre les deux. Son drame familial Io Sono l’Amore (2009) constitue sa réussite la plus triomphale, le mélo de son histoire étant transcendé par sa mise en images hyperbolique (zooms et caméra portée à l’appui) pour offrir un thriller palpitant n’en contenant aucun des aspects scénaristiques habituels. Ce film laissait entrevoir chez Guadagnino un intérêt certain pour le film de genre, voire d’horreur : au début du long-métrage, la caméra suit, sur deux étages, Tilda Swinton descendre des escaliers en la gardant décentrée, en jouant avec le champ et le hors-champ comme s’il s’agissait d’un film d’épouvante.

Cependant, le cinéaste a souvent fait preuve d’une audace atonale dans ses autres films : Melissa P. (2005), qui s’intéressait à l’éveil sexuel d’une adolescente, présentait une heure de statisme fatigant avant que la caméra semble s’animer, tournoie, bascule, tremble avec l’évidence outrancière dont ferait preuve un débutant trop fougueux. Et dans A Bigger Splash (2015), d’étranges insertions musicales discordantes ou grandiloquentes venaient briser la cohérence stylistique et tonale de l’œuvre, pour la tirer inorganiquement vers le cinéma de genre. Quelques passages en montage accéléré soudains avaient le même effet. Guadagnino a toujours cultivé un rapport ambigu avec les films de genre, flirtant avec, s’en approchant, et s’en appropriant intelligemment des codes pour les détourner, mais il n’avait jusqu’alors jamais sauté totalement le pas dans ses longs-métrages. Son précédent film, Call Me By Your Name (2017), allait même dans le sens inverse, délaissant complètement les éléments du film de genre.

Suspiria se situe quelque part entre la maîtrise d’équilibriste d’Io Sono l’Amore et la maladresse de Melissa P. Souhaitant créer une atmosphère inquiétante dès l’ouverture, le réalisateur fait parfois des choix curieux (en quoi les multiples inserts sur les interrupteurs électriques aident-ils le récit ?) qui brisent constamment la cohérence formelle de son film et contribuent potentiellement à menacer la suspension d’incrédulité. L’impression qui s’en dégage est celle d’une hésitation : l’hésitation à embrasser sans retenue le film d’horreur, car retombant inéluctablement sur des morceaux d’exposition banals, interrompus de temps à autres par une envolée formelle remarquable.

C’est d’autant plus dommageable que les scènes les plus soignées du film font preuve d’un impact colossal : ayant réussi son audition improvisée, Susie se porte volontaire pour prendre la tête de la troupe venant de perdre sa danseuse vedette. Madame Blanc (une remarquablement liminale Tilda Swinton) l’ensorcelle à son insu, et la jeune athlète s’approprie entièrement la diégèse dans une séquence de meurtre involontaire et surnaturelle formidable. Nul doute qu’il s’agit là de la scène qui aura su choquer les plus fragiles des spectateurs (on aurait quelques films à leur recommander pour se muscler l’estomac), mais sa valeur réelle se situe dans une mise en scène virtuose, qui, si elle s’étendait au reste du long-métrage, justifierait son existence de manière irrévocable.

Il faut malheureusement attendre le dernier acte du film pour que se laisse à nouveau aller Guadagnino, dans une séquence de rituel païen composée d’images intrigantes, rappelant l’atmosphère de la folk horror à la Blood on Satan’s Claws. Et pourtant, là encore, au milieu des corps nus dansants, de la saturation chromatique extrême enfin empruntée à Argento, des créatures grotesques et de l’hémoglobine torrentielle, Guadagnino embourbe ses compositions dans une perte de mise au point volontaire rendant floues les images. Au moment où il fallait absolument garder le public envoûté, un nouveau maniérisme déplacé fait voler en éclats une attention déjà difficilement obtenue.

Nul doute que le procédé fait sens en théorie, qu’il adopte le point de vue du personnage « témoin » de la scène, alors totalement désorienté, paniqué. Mais parfois, le pragmatisme narratif et formel doit l’emporter sur l’intention artistique, or le réalisateur semble catégoriquement refuser de s’y résoudre, préférant ajouter des couches de sens à un propos qui n’a pas vraiment besoin d’être complexifié. Il faut donc se satisfaire, le reste du temps, de quelques montages rapides d’images indépendantes – présentés comme des rêves – pour vaguement commencer à ressentir quelque chose s’approchant de l’effroi ou de la malaisance. Un comble pour un film qui se voit ostensiblement comme une expérience sensorielle, car au-delà des mouvements de danse ensorcelants de Dakota Johnson, rien n’est à même de titiller les sens du spectateur. N’est pas Peter Strickland qui veut.

Dans son écriture, également, Suspiria donne une impression d’hybridité désunie, alliant un ton globalement lugubre (l’omniprésence de la pluie, puis de la neige, est tellement exagérée que l’on s’approche dangereusement de la pathetic fallacy) à des passages guignolesques amusants mais surtout dissonants (deux policiers, hypnotisés par les sorcières, se tiennent cul nu et immobiles tandis que les femmes ricanent à la vue de leur sexe, non sans rappeler la bouffonnerie assumée des parodies outrancièrement féministes à la Räuberinnen). Pour une raison obscure, Guadagnino contextualise son histoire en s’arrêtant plusieurs fois sur les événements liés à la RAF, à la partition de Berlin, voire à l’ère nazie. Malheureusement, ces renvois ne mènent à rien et servent uniquement à diluer le propos du cinéaste. Personne n’avait besoin d’une mise en parallèle de la désintégration du sabbat des sorcières et des discordes de l’extrême-gauche ouest-allemande des années 1970 pour saisir les tenants et aboutissants du récit.

Dans un geste peut-être plus fidèle aux poliziotteschi de la grande époque (dans lesquels les scènes focalisées sur le tueur étaient parfois infiniment plus intéressantes que celles consacrées à la police), le scénario inclut une sous-intrigue complètement inutile qui donne la vedette à un vieux psychiatre, également campé par Swinton sous des tonnes de maquillage, qui enquête mollement sur la disparition d’une des danseuses. Le fil narratif finit évidemment par rejoindre l’action principale, mais le film n’aurait rien perdu à passer sous silence cette intrigue, qui rallonge inutilement une œuvre déjà ballonnée.

À qui ce Suspiria parlera-t-il ? Aux spectateurs à la recherche de fantastique marginalement féministe ? Peut-être, mais nous avons connu des tentatives plus intéressantes. L’exploration de la mythologie des sorcières elles-mêmes aurait gagné à être plus développée tant on devine une richesse conceptuelle et païenne tout à fait exploitable (et, quitte à mêler paganisme et histoire récente de l’Allemagne, une étude des relations d’une telle assemblée avec le régime nazi, qui n’était pas indifférent au domaine, aurait fait sens).

Se frotter à un monument tel que l’œuvre de Dario Argento est en soi particulièrement audacieux, et il ne fait aucun doute que Luca Guadagnino s’est appliqué à faire entièrement sienne cette réinvention. S’il est une chose dont on ne peut accuser le cinéaste, c’est de faire preuve d’arrivisme. Sa vision intellectuelle et artistique est indéniable (son ardeur a même valu au studio une plainte de la part de la succession de l’artiste américano-cubaine Ana Mendieta). Malheureusement, l’exécution n’est jamais à la hauteur de ses ambitions louables : ni film d’auteur destiné aux salles d’art et d’essai, ni film de genre adressé aux amateurs d’épouvante, le long-métrage se perd en extrapolations parasites et souffre d’une atonalité handicapante. Mother Suspiriorum, la Mère des Soupirs, ne se révèle qu’après un récit si délayé que l’imagerie puissante de l’acte final semble provenir d’un tout autre film. On retiendra sans doute un temps ses deux scènes les plus réussies, mais lorsque le nom Suspiria reviendra dans nos conversations à venir, il est fort probable que nous ne fassions pas référence à celui-ci.

SUSPIRIA – Pas de date de sortie en Suisse
Réalisé par Luca Guadagnino
Avec Dakota Johnson, Tilda Swinton, Mia Goth

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