Image5À l’occasion de la sortie en salles de The Matrix Resurrections, et dans la mêlée de débats particulièrement polarisés vis-à-vis de la nouvelle production de Lana Wachowski (pour la première fois sans sa sœur à la réalisation d’un film), nous estimons intéressant de nous pencher à nouveau sur le sujet de la trilogie initiale, tout en la remettant en contexte avec ce nouveau chapitre, qui semble proposer, sous certains aspects, la suite de la réflexion.


Si les analyses les plus récurrentes vis-à-vis de la saga sont celles de l’anticapitalisme – ou désormais sous formes de thèses initiées par l’alt-right américaine – du complot à grande échelle, nous estimons qu’elles ne restent qu’en surface, voire dénaturent totalement le propos initial des auteurs. Si les Wachowski s’attachent elles-mêmes à rappeler qu’il n’y a pas qu’une seule interprétation valable de leurs films, nous désirons orienter cette réflexion sur la question du personnage au sein du flux de l’image numérique, et comment les Wachowski semblent développer un discours de libération/assimilation de ce dernier au sein d’Hollywood. Une des multiples possibilités de lecture des œuvres, mais qui semble encore trouver écho dans The Matrix Resurrections.

Au-delà de la naïveté, un discours sur le cinéma

Si le succès surprise de The Matrix en 1999 a très vite conquis certaines personnes, il a reçu également son lot de critiques. L’une des plus connues étant celle de Jean Baudrillard, philosophe français et auteur de Simulacres et Simulation, qui se voyait ouvertement cité dans le long-métrage par l’insert à l’image du livre éponyme. Il dira ainsi : « Matrix, c’est un peu le film sur la Matrice qu’aurait pu fabriquer la Matrice. » Une réflexion qui sous-entendait qu’au travers de leur critique du néolibéralisme, les Wachowski avaient finalement créé exactement cela : un produit tendance, qui allait être repris à l’infini, jusqu’à ne plus représenter l’idée initiale. Et si c’est exactement ce qu’il s’est produit (en témoigne simplement l’effet spécial bullet time du film, repris jusqu’à la nausée dans les productions des années qui suivent), nous n’osons imaginer les Wachowski si naïves qu’elles ne savaient pas dans quoi elles s’embarquaient avec ce projet. Elles qui avaient d’ores-et-déjà connues la « trahison » que pouvait perpétrer Hollywood envers ses petites mains, lors du projet Assassins en 1995. Au contraire, et au vu de ses suites, nous pouvons émettre l’hypothèse que les deux réalisatrices savaient très bien dans quelle direction elles souhaitaient faire aller leur discours. Par conséquent, concentrons-nous sur The Matrix, afin d’envisager le film non pas à travers ses dialogues et sa dimension philosophique évidente, ni même vis-à-vis de son questionnement sur le choix (car ses suites nous ont bien rappelé qu’il ne s’agit pas de ça), mais par rapport à ce dont beaucoup de monde parle aujourd’hui vis-à-vis de Resurrections : son discours méta.

The Matrix est un film élaboré à l’avènement du XXe siècle, dans un contexte de fascination pour les univers numériques (la réalité virtuelle, qui à l’époque n’en était qu’à ses balbutiements) et de craintes vis-à-vis d’un être humain qui serait forcément, un jour, dépassé par les capacités techniques des ordinateurs (l’ordinateur Deep Blue qui parvenait à battre Garry Kasparov aux échecs en 1997). Un contexte qui engendre dans le film une opposition entre humains et machines, les premiers ayant été réduits en esclavage par les seconds (enfermés dans la simulation informatique qu’est la Matrice), et produits en masse dans un souci d’alimentation énergétique. Mais n’envisageons pas la trilogie principalement comme une réflexion sur un système pyramidal, mais plutôt comme une construction évolutive de l’acteur, qui se joue – initialement – en trois actes, au sein d’un médium qui se verra très rapidement confronté aux questionnements sur le numérique.

Au commencement de The Matrix apparaît une cascade de signes, un « flux » qu’il s’agit de décoder, mais qu’il est impossible de parvenir à clarifier, comme le personnage de Cypher l’expliquera plus tard dans le long-métrage. Si ce terme de flux ne tire pas son origine du film, il est par contre régulièrement cité quand il est question d’étudier le numérique. On parle ainsi d’un flux du numérique, impossible à contrôler, où les images « circulent »[1] et ne sont plus « contemplées ».

Impossible de s’arrêter à proprement parler sur une image, car une autre peut la remplacer aussitôt. En cela, l’acteur au centre du récit est également pris dans ce torrent d’informations. Les Wachowski travailleraient ainsi à sortir l’acteur d’un système de caractérisation hollywoodien pour lui donner une nouvelle envergure, plus apte à affronter le tournant de l’an 2000. Neo est ainsi libéré de la simulation, qui nous révèle que les machines optimisaient son rendement jusque dans sa chair (le corps décharné de Neo au sortir du pod) pour progressivement apprendre à voir, sentir et respirer. Plus spécifiquement de libérer son esprit, de prendre conscience que les règles peuvent être pliées à son avantage. Si l’affranchissement des machines est en premier lieu physique, il n’est cependant rien sans l’aspect mental. C’est pourquoi l’effet bullet-time marque un tournant dans la réflexion, le corps ne se dégageant pas seulement des règles de la simulation, mais s’inscrivant, au sein de l’objet film, dans un réseau virtuel d’images aux temporalités multiples.

Un effet émancipateur

Rappelons alors, succinctement, ce qu’est l’effet bullet-time, qui depuis sa conception en France au milieu des années 1990, a évolué et s’est retrouvé ici popularisé par l’apport de John Gaeta, alors chargé des effets spéciaux du film. Il consiste à placer (ici circulairement) de multiples appareils photo qui prendront alternativement une photo de l’action, de sorte à décomposer son mouvement. Ces photos sont ainsi combinées à un premier aperçu de la scène, filmé avec des caméras classiques durant le tournage, dont les images numérisées servent de base au rendu 3D de la scène, mais permettent également de recomposer un mouvement virtuel de la caméra. Les photos et le mouvement numérique associés permettent alors d’obtenir le résultat final.

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L’effet insiste graphiquement sur la capacité progressive de Neo à courber les règles de la Matrice, mais il révèle surtout un acteur en germe, au centre d’un processus de réflexion sur l’image elle-même : l’acteur aspire ici autant au flux qu’à la stase.

Quand nous parlons de flux et de stase, nous ne parlons plus exactement du flux numérique dont il était question avant (bien qu’il reste présent), mais plutôt d’un flux du devenir, du monde en général. Dans son ouvrage Il faut s’adapter : sur un nouvel impératif politique, la philosophe Barbara Stiegler faisait l’historique de deux courants de pensée opposés à l’orée de la Seconde Guerre mondiale : l’un hérité du pragmatiste John Dewey, et l’autre de Walter Lippmann, que beaucoup considèrent comme l’un des instigateurs de la pensée néo-libérale. En somme, quand l’un appelait à une évolution de l’homme aux « équilibres ponctués », visant à trouver l’équilibre entre le flux (la vie, la mort, l’évolution en général) et la stase (la stabilité, la fiction d’un devenir) ; l’autre considérait l’homme comme bercé par les illusions, toujours en retard, d’où la nécessité d’élire des figures politiques qui « l’adapterait » aux évolutions du monde, notamment industrielles. Dès lors, lorsque nous parlons d’un acteur, à travers cet effet, qui aspire autant au flux qu’à la stase, nous parlons bien d’un équilibre à trouver entre les deux. Non pas de s’extirper du code de la Matrice (car nous découvrirons que c’est impossible), mais d’influer dessus par la force de l’esprit, d’y insérer une nouvelle variable :

« La balle qui fend l’air au ralenti ne nous apprend elle-même rien de spécial. Il n’est d’ailleurs pas question d’aller plus vite que la balle, ou même d’égaler son mouvement sur un plan purement physique, mais seulement de coïncider avec sa durée propre, qui en l’occurrence est infiniment plus lente, c’est-à-dire moins contractée, que celle de l’esprit concentré. Le projectile de métal qui se déplace d’instant en instant suivant les lois de la mécanique n’est que pure répétition dans l’homogène : l’esprit tendu vers un effort d’intuition sera toujours plus rapide que lui. »[2]

En mariant deux dimensions temporelles de l’image (l’une fixe, l’autre en mouvement), The Matrix témoigne de la capacité de l’esprit humain à prendre le dessus, ou tout du moins, d’avoir une empreinte sur l’environnement qui l’entoure, quand bien même il serait régi par des mécaniques industrielles. Si on pouvait s’attendre à ce qu’une image numérique (binaire et composée de 1 et de 0) enferme l’acteur dans une certaine homogénéité industrielle, l’effet héritier des techniques chronophotographiques d’Eadweard Muybridge élaborées en 1878, associé aux techniques du numérique, rend possible une multiplicité de points de vue sur lui, et donc de potentialités. L’acteur s’affranchit ainsi, un court instant, de la mécanique industrielle.

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Une suite désobéissante

Cependant, et nous l’avons brièvement explicité juste avant, The Matrix n’est pas un film sur le choix, ni même une réflexion qui aboutirait à un affranchissement des règles, établissant un nouveau paradigme. Les Wachowski ne sont pas dupes, et savent qu’en associant les techniques numériques sous un angle aussi novateur à leur discours, elles légitiment par la même occasion le système binaire qu’elles critiquent. En cela, Neo ne peut échapper à la caractérisation classique d’Hollywood, au mythe, à un système au sein du film qui fait de lui ce qu’il est en fin de métrage : l’Élu. Il y avait cette nécessité d’offrir une fin ouverte au film, auquel cas il n’aurait pas eu le succès escompté. En l’occurrence, le générique qui ouvre Reloaded témoigne d’un code toujours plus complexe, millimétré, dont les signes à l’écran dévoilent les rouages d’une horloge, témoignage du temps qui passe. L’ouverture du film nous montre que le code est omniprésent, plus visible encore que précédemment. Le discours évolue aussi, le héros apprenant que le choix initial (pilule rouge/bleue) n’est qu’un subterfuge, un outil de contrôle supplémentaire, et qu’il n’échappera pas à son sort : étant la sixième itération de l’Élu, il doit, comme ceux avant lui, retourner à la Source (la ville des machines) pour accomplir sa fonction (purpose dans le texte original). Les Wachowski semblent même directement parler au héros, à travers l’Oracle : « I thought you had figured that out by now. »[3] Cette « fonction » est au cœur du texte, lorsqu’il rencontre enfin sa nemesis, Smith, dans le premier tiers du film : « We’re not here because we’re free. We’re here because we are not free. There’s  no escaping reason, no denying purpose. Because as we both know, without purpose, we would not exist. »[4] Commentaire méta-textuel sur l’idée de personnage fonction au sein de la narration, ce monologue de Smith fonctionne également comme une mise en place de l’évidence : chaque personnage dans la trilogie a une bonne raison d’être là, jusqu’à ce qu’il accomplisse son « destin ». Mais Reloaded est un film sur la désobéissance. Entre Morpheus refusant les ordres, Smith partant en exil, Neo refusant son rôle ou Niobe s’opposant à Locke, tout le film témoigne d’un refus de la facilité, ou de rester dans un rôle prédéterminé. Mais malgré cette volonté de refus, c’est une forme de désillusion face à un système global qui assimile déjà ses personnages, que Neo ressent en fin de métrage. Le burly brawl, qui l’opposait aux copies de Smith, mettait déjà cela en évidence : quoi qu’il fasse, peu importe qu’il refuse sa fonction, l’acteur finira avalé ou assimilé par le système narratif mis en place. Submergé par des copies de copies, et malgré sa résistance, qui le voit passer de « l’autre côté du miroir » sous forme numérique, Neo ne peut suffisamment lutter contre l’inéluctabilité de son sort. Après un premier film qui semblait témoigner d’une libération, The Matrix Reloaded témoigne d’un système qui a très vite assimilé les codes qui s’opposaient à lui, pour prendre le dessus.

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Un ruban de Möbius

Mais  quel  intérêt  alors  ?  N’est-ce  pas  totalement  vain  que  d’essayer  de mettre en valeur un discours émancipateur à travers l’acteur, pour qu’il soit finalement rattrapé et codifié dans un but précis? Quel serait le réel but derrière l’entreprise ? C’est l’Oracle, encore une fois, qui nous donne la réponse dans Revolutions : « To unbalance it. »[5] Le rôle de l’Architecte, père de la Matrice que rencontrait Neo plus tôt, ne consiste en rien d’autre que la perpétuation du système en place. Celui de l’Oracle, à l’inverse, est de le déséquilibrer, d’y injecter l’anormalité, de perturber le flux de la simulation. Ou en tout cas de conclure un pacte, une forme de trêve, comme en témoigne la fin du film. C’est peut-être même le but initial des deux sœurs. Sachant comment Hollywood peut s’approprier les idées de ses créateurs, autant donner à cette grande entreprise ce qu’elle souhaite, tout en injectant au cœur du héros cette dynamique perturbatrice, qui fera de lui un être à part. Le titre Revolutions ne fait ainsi pas référence à la révolte, ou au renversement d’un statu quo, mais au terme mathématique, rotation d’un corps mobile autour d’un axe, dont le point de retour coïncide avec le point de départ. Il n’a peut-être jamais été question de détruire le système pour le reconstruire, mais d’y injecter cette part d’altérité, de le doter d’un acteur chargé de nouvelles potentialités, pour mieux s’adapter aux univers numériques auxquels on l’intègrera de manière inévitable. La mort de Neo et de Smith ne signifie donc pas la victoire d’un ordre de pensée sur un autre, mais plutôt la possibilité d’une anomalie au sein de l’homogène.

Le symbole de « Tau » (qui peut faire référence à la pratique de la topologie[6]) qui apparaissait à la fin du générique d’ouverture du film nous prévenait en cela de l’effort des Wachowski de faire de Neo un être enrichi par les techniques numériques. Sa capacité à passer d’un régime d’image à un autre dans Reloaded (plans entièrement numériques souvent, ironiquement, décriés aujourd’hui), comme sa capacité à stopper ou modifier les règles qui régissent la Matrice, font de lui une figure à part entière, et ce malgré sa fonction programmatique dans un récit de fiction. On peut comparer le parcours de Neo à travers la trilogie à celui d’un ruban de Möbius, le discours commençant à un point donné, évoluant le long d’une courbe, passant finalement par son point d’origine pour  se révéler n’être que la même face d’une figure plus ample relative à l’idée d’infini. C’est probablement Julien Abadie, dans son récent ouvrage dédié au film Speed Racer, mais aussi aux deux sœurs, qui résume le mieux cette vision : « Dans leur esprit et leur cinéma, il n’y a pas de chenille ni de papillon, de départ ni d’arrivée, juste un spectre infini de possibilités entre les deux. La chrysalide n’est pas un stade temporaire, mais un état permanent. »[7] Le héros wachowskien est dans une perpétuelle évolution et une perpétuelle naissance.

La suite qui ne devait pas exister

Dans ce cas, si la trilogie forme une boucle qui n’appelle à aucune autre suite, voire à un possible retour du duo que formait Neo et Trinity, pourquoi diable ce Matrix Resurrections a-t-il vu le jour ? Sans vouloir enfoncer une porte ouverte, la raison première est évidemment pécuniaire, tant l’attitude de Warner (détenteur de la marque) suintait l’opportunisme depuis plusieurs années, envisageant un film sans le duo responsable des premiers, jusqu’à réinterpréter d’horrible manière des scènes du premier film dans la suite de Space Jam. Lana, seule à la barre, a finalement choisi, suite au décès de ses parents, de revenir aux commandes, comme si cet épisode agissait de manière thérapeutique (une théorie confirmée par la citation qu’elle attribue à ses parents dans le générique de fin). Cependant, comme attendu, il est inconcevable pour la réalisatrice de faire ce que le public, comme les studios, attendent d’elle. The Matrix Resurrections ne forme donc pas ce qui pourrait ressembler à une nouvelle suite de films réflexifs sur le médium cinéma (l’un des assistants historiques des Wachowski, James McTeigue, l’a confirmé), mais bien un discours en lui-même, sur ce qu’il représente en tant qu’objet filmique et «suite» d’une trilogie à succès.

L’élément le plus discuté du film est sans nul doute sa propension au discours ouvertement méta-textuel, n’hésitant ni à citer la Warner Bros et sa volonté d’une suite à la trilogie (qui dans le film est devenue un jeu vidéo) ni à se moquer ouvertement des exégètes de tout bord, ou des marketeux qui tentaient de résumer le projet à quelques scènes de kung-fu sur fond de discours politique. Ce sont pourtant, nous pensons, les éléments les moins subtils et pertinents d’un film beaucoup plus brouillon et difficile à éclaircir que les précédents, qui étaient des objets d’une concision quasi fétichiste. Nous ne sommes pas là pour faire une critique objective des qualités ou faiblesses du long-métrage (elles ont pour certaines été suffisamment débattues) mais pour encore rappeler que derrière le discours évident, presque outrancier, opéré dans les dialogues, se cache probablement quelque chose d’autre. Qu’une fois de plus, Lana et les deux autres scénaristes qui l’accompagnaient, David Mitchell et Aleksandar Hemon, aiment à faire diversion pour cacher un des sens possibles de l’entreprise.

En vérité, The Matrix Resurrections n’est pas une suite, un pamphlet envers la Warner ou même la possibilité d’un trip nostalgique, mais bien une boucle sur elle-même. Un film autoréflexif, en circuit fermé, qui révèle chez ses personnages une sorte de  conscience de leur condition fictionnelle (« We can’t see it but we’re all trapped inside these strange repeating loops. »[8]), telle qu’ils répètent pour certains des choses qu’ils ont déjà dite (Jude qui raconte une anecdote à Neo qu’il connaît déjà, le Mérovingien et ses jurons copié/collés, jusqu’aux citations des films originaux). Chaque élément vient rappeler à l’idée que le flux n’est plus quelque chose à décoder ou dont on doit courber les règles, car c’est impossible. C’est une machine qui se nourrit d’elle-même, notamment de ses souvenirs (« We’re still telling the same stories we’ve always told, just with different names, different faces… »[9]), à tel point que la structure se répète inlassablement sans pouvoir faire émerger quelque chose de neuf. En parabole, un peu comme un zootrope (qui donne son nom à un restaurant du film), manège d’images tournant sur elles-mêmes.

De là, une des scènes les plus passionnantes du film se situe à mi-chemin, lorsque Neo rencontre Trinity dans son garage et constate que son psychiatre n’est autre qu’un nouvel Architecte, appelé ici Analyste, et que ce dernier retourne le « pouvoir » du bullet-time contre lui. Si Reloaded était la mise en scène d’une simulation capable d’assimiler et de dupliquer l’acteur, Resurrections insiste sur l’idée d’un medium qui se saborde tout seul en privant de liberté, à travers des effets de style qu’il ne comprend pas, ce qui doit être au coeur de ses productions : des êtres hors-normes. Quand l’effet original signifiait la possibilité pour l’acteur de courber les règles, celui utilisé par l’Analyste n’est qu’une pâle copie dont il se sert comme d’une camisole de force.

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Il rappelle dans son discours qu’il n’est plus question de faits ou de théories, ni même de logique, mais bien de sentiments analysés, codifiés, interprétés par algorithme. Ce qui explique en cela les livres présents dans sa bibliothèque, que Julien Abadie avait pu repérer, faisant tous référence au marketing ou aux designs de patterns, ramenant à l’idée de structure codifiée. Si l’Analyste ressemble à une sorte de mélange entre Mark Zuckerberg et Steve Jobs, c’est autant pour la critique désabusée d’un système que les Wachowski pointaient du doigt (se trouvant être mis en avant avec les metaverse aujourd’hui) que l’état de fait d’un cinéma conçu selon un cahier des charges de plus en plus intrusif qui le vide de toute émotion.

Dès lors, ce que la Warner envisageait comme un reboot (une pratique qui pullule autant dans le cinéma que les jeux vidéo) ou un prequel (Zak Penn avait été engagé pour écrire un scénario sur la jeunesse de Morpheus) s’est transformé en un film presque anti-spectaculaire, quasi intimiste, où il n’est parfois même plus question de se battre. Il est plutôt question de freiner le mouvement, de stopper l’homogène (Neo qui a plusieurs reprises arrête les balles) et de sauter dans le vide, en précisant bien qu’il n’y a plus de marche arrière.

Il y a d’ailleurs à dire sur cette question du reboot , car si le cinéma enregistre un acteur à un moment donné de sa vie, le gravant ainsi à jamais, le casting de Matrix Ressurections n’est constitué ou presque que d’acteurs dans la trentaine, quand Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss sont eux dans leur cinquantaine. La scène introductive, fausse redite de celle du premier film, met d’ailleurs en scène une actrice plus jeune, comme s’il était impensable de voir Carrie-Anne Moss, dans sa cinquantaine, sauter avec grâce et achever cinq hommes armés jusqu’aux dents. Ce n’est donc peut-être pas pour rien que Reeves et Moss apparaissent souvent en gros plan, jusqu’à refléter les cheveux blancs et la peau ridée, comme pour attester une volonté d’aller à l’encontre des canons de beauté hollywoodiens. En outre, il n’est pas étonnant d’apprendre que Lana Wachowski a également écrit les dialogues de The Matrix Awakens, démo technique du moteur graphique Unreal Engine 5 d’Epic Games, rendu disponible avant la sortie du film et qui questionnait justement l’apparence désormais quasi photoréaliste des interprètes virtuels de nos médias interactifs (jusqu’à reproduire virtuellement des plans entiers du premier volet).

Si certaines personnes estiment que Lana est totalement passée à côté de son sujet (c’est envisageable selon ce qu’on attendait de l’entreprise), nous estimons qu’elle est au contraire, si ce n’est plus que jamais, aux commandes des projets qu’elle entreprend. On peut imaginer de manière cynique que la Warner estimait cool et opportuniste d’accepter qu’une auteur leur crache littéralement au visage, à une époque où Disney et Marvel vont jusqu’aux reshoots pour corriger certains détails qui ne leur plaisent pas ; ou tout simplement que Lana Wachowski est toujours cette même anomalie dans le milieu du blockbuster. Elle se questionne, et surtout nous incite à toujours plus nous approcher de l’écran pour y déceler des indices, car comme le dit le personnage de Séquoia dans le film : « Closer you are. Bigger it gets. »[10]


[1] Soulages François, « L’image en danger – Les flux d’images à l’ère du numérique : mort ou Renaissance de l’image ? » Paris, 20 juin 2013 : https://www.franceculture.fr/conferences/campus-condorcet/limage-en- danger-les-flux-dimages-lere-du-num erique-mort-ou-renaissance

[2] During Elie, in « L’image ralentie : de la caméra-oeil au bullet-time », Images des corps/Corps des images au cinéma, Ens Editions, Lyon, 2010 p. 89.

[3] « Je croyais que tu l’avais compris depuis longtemps. »

[4] « Nous ne sommes pas là parce que nous sommes libres. Nous sommes là parce que nous ne le sommes pas. On ne peut échapper à la raison, ou nier notre but. Parce que comme nous le savons tous les deux, sans but, nous n’existerions pas. »

[5] « De le déséquilibrer. »

[6] Une pratique visant à étudier les propriétés géométriques d’objets préservés après déformation sans arrachage ni recollement.

[7] Abadie Julien, Speed Racer, les Wachowski à la lumière de la vitesse, Façonnage Editions, Paris, 2021, p. 22.

[8] « On ne peut le voir, mais nous sommes tous piégés dans ces étranges boucles qui se répètent. »

[9] « On continue de raconter les mêmes histoires que d’habitude, avec des noms ou des visages différents… »

[10] « Plus tu t’approches. Plus ça s’élargit. »

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