Tradition annuelle, voici notre 6e proposition de rétrospective un brin insolite qu’on espère fonctionner comme un remède aux sempiternels tops.


Le choix de Jean Gavril Sluka :

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  • The Card Counter, Paul Schrader, États-Unis

Au zinc du bar d’un casino, une employée sanglote devant son verre de rosé. Une autre femme interrompt son dialogue avec le personnage principal du film, celui avec lequel elle s’apprête à s’embarquer dans une histoire d’amour, pour lui demander si elle va bien : « Yeah, I’m fuckin’ all right. » Ce bref échange, qui n’a rien à voir avec l’intrigue centrale, traduit l’atmosphère de désespoir innomé qui nimbe The Card Counter. Avec ce film Paul Schrader dresse le portrait d’une Amérique hantée par quelque chose qu’elle est incapable de réellement articuler, comprendre et assumer : son ingérence au Moyen-Orient.

Les casinos d’Atlantic City au Mississipi, à la lumière artificielle de jour comme de nuit, succèdent aux sous-sols d’Abou Ghraib pour – oui – William Tell (Oscar Isaac), une ancienne recrue ayant fait de la prison pour actes de torture à Bagdad. Depuis sa sortie de détention, cet homme vit terré dans le monde des jeux d’argent, où il gagne sa vie comme joueur de poker. C’est un être mortifié, plein de haine de soi (bien qu’on le lui ait ordonné, il était bel et bien l’homme pour cette tâche), un mort-vivant comme les affectionne Schrader, un autre de ses hommes seuls dans une chambre, qui pose dans un cahier ses pensées dans un sillage bressonien. Une fois de plus le cinéaste rendra hommage à Bresson par une fin-variation de Pickpocket, ainsi que par un format 1.66 à la beauté sèche et serrée (pas bressonien du tout en revanche : un usage brillamment mélodramatique de la musique de Robert Levon Been). William fait la connaissance de Cirk (Tye Sheridan), un jeune homme à la négligence dépressive et accro aux opioïdes dont le père était également une recrue d’Abou Ghraib emprisonnée par la suite. Qui n’a pas été inquiété en revanche : leur supérieur à eux deux, un haut-gardé du nom de Gordo (Willem Dafoe), qui donne une conférence vraisemblablement grassement payée dans une salle d’hôtel non loin d’un casino où William joue aux cartes. Pour aider le garçon dans la dèche, William accepte de faire équipe avec lui et une bookeuse, La Linda (Tiffany Haddish). Mais il y a quelque chose dont lui et Cirk ne parlent pas, sinon à demi-mot : un plan d’un fanatisme extrême qui, s’il a la violence des machinations d’un Travis Bickle, revêt un caractère autrement plus compréhensible dans ses motifs et sa cible.

Car Schrader ne fait pas des films prescriptifs, mais aberrants – et c’est bien ce qui les rend précieux, ce caractère irrécupérable, jusqu’au-boutiste, discutable comme les sont les meilleures œuvres de moraliste. Il est l’un des derniers maîtres de cet art, qu’il applique ici à une honte et à un désarroi collectifs, le vide spirituel que laisse l’absence de discussion politique (et non pas strictement militaire ou juridique) sur les crimes de guerre de la première puissance mondiale et de ses alliés. Avec The Card Counter, c’est la conscience clivée, et jusqu’à preuve du contraire damnée, d’un Occident empêtré dans ses endless wars, que Schrader ausculte – sans ménagement pour les idéologues, mais avec une compassion tranchante pour les personnes piégées dans l’époque qui les a utilisées et dégradées. Ce qu’il suggère est qu’il n’y aura pas de bout du tunnel (motif visuel récurrent de ses divers lieux artificiels), de cette indiscernabilité du jour et de la nuit, tant que cette mise en lumière, du rôle des puissants d’aujourd’hui dans les exactions d’hier, n’aura pas vraiment eue lieu.

Le choix de Thibaud Ducret :
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  • The Night House (La Proie d’une ombre), David Bruckner, États-Unis, Royaume-Uni

A chaque nouveau projet, David Bruckner s’impose un peu plus comme l’un des auteurs émergents du cinéma d’horreur actuel les plus intéressants. Après le cadavre exquis The Signal et les films à sketches V/H/S et Southbound, le cinéaste marquait un grand coup avec son premier long-métrage en solo, Le Rituel. Dans ce bijou de folk horror, quatre amis partaient randonner en Suède en mémoire de leur compagnon décédé, et se trouvaient confrontés à un monstre tout droit sorti du bestiaire de la mythologie nordique, aussi original que terrifiant.

L’histoire de The Night House démarre à nouveau sur un deuil, celui de Beth, une enseignante dont le mari vient de s’ôter la vie, en ne laissant pour toute explication qu’une note lapidaire et, hélas, énigmatique. Anéantie, la veuve n’en reste pas moins déterminée à comprendre ce qui a pu pousser l’homme qu’elle aime à commettre un tel acte. Mais tandis qu’elle déterre le passé, seule dans la grande maison en bordure de lac que son époux avait construite pour eux, Beth devient la proie d’étranges visions.

A l’instar du Rituel, The Night House frappe d’abord par son souci porté à la caractérisation de son héroïne. Porté par l’impeccable Rebecca Hall, le personnage de Beth s’avère aussi crédible qu’attachant, car parfaitement nuancé dans son écriture. Le récit prend ainsi le temps d’illustrer en détails l’état d’esprit complexe dans lequel se trouve cette femme endeuillée, à travers différentes interactions sociales (une rencontre avec une maman d’élève, une sortie au bar avec des collègues), pour lui offrir ensuite un parcours psychologique extrêmement cohérent.

L’irruption du fantastique dans ce drame aux fondations solides n’en fonctionne alors que mieux, d’autant que Bruckner mise avant tout sur la suggestion. Là encore, l’argument horrifique se distingue par son originalité, quand bien même la menace reste invisible jusqu’au bout, ou peut-être précisément pour cette raison. Le cinéaste n’identifie réellement son «monstre» qu’à de très rares occasions, par le biais de sons ou d’illusions d’optique (cette idée géniale des silhouettes qui se découpent dans le décor), et crée avant tout un film d’horreur atmosphérique, qui captive instantanément et hante encore longtemps après le visionnage.

L’annonce d’un futur reboot de la saga Hellraiser avait tout pour inquiéter. Mais la présence de David Bruckner aux commandes, épaulé par les scénaristes de The Night House, Ben Collins et Luke Piotrowski, a déjà de quoi rassurer.

Le choix de Thomas Gerber :

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  • Bukolika, Karol Pałka, Pologne

Recluses dans une cabane au milieu de la forêt, éloignées du monde moderne, une femme et sa fille vivent parmi leurs animaux. Le prêtre du village voisin semble être leur seul visiteur, les excursions à vélo pour faire les courses l’unique motif de déracinement. Quand elle ne s’occupe pas des chèvres ou des chiens, Danusia, la mère, entretient un rituel de communication joyeuse et plaintive avec les défunts – notamment avec l’esprit qu’on identifie comme étant celui de feu sa fille. De son côté, Basia se livre à des danses au coin du feu et vérifie son téléphone portable au cas où Franek, un mystérieux amoureux qui brille par son absence, lui expliquerait son retard ou lui confirmerait sa venue pour un lendemain éternellement ajourné. Il faut dire que le chaos et la saleté qui règnent dans la maison la rendent peu propice à un rendez-vous galant. Vivant hors du temps et isolées, les deux femmes appellent de leurs vœux un monde qui ne se refuse à elles. Même pour le prêtre, la visite de politesse semble relever de l’effort surhumain.

La simple vision de Bukolika suffit à nous faire comprendre comment sont nées les histoires de sorcières. Si Karol Pałka les filme toujours avec une distance bienveillante et se garde bien d’expliciter l’idée, Danusia et Basia s’imposent comme des figures ensabatées. L’omniprésence de la nature, la proximité avec les animaux, la brume de l’automne polonais accrochée aux branches des saules captée par une photographie superbement contrastée – assurée par le réalisateur lui-même –, les effets de ralentis et la musique confèrent au documentaire une atmosphère de conte spirituel, parfois inquiétante, parfois joviale, toujours surprenante.

L’école polonaise du documentaire compte parmi les locomotives du genre sur la scène internationale. Sorti de l’école Wajda, Karol Pałka et son premier film en sont la démonstration.

Le choix de James Berclaz-Lewis :

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  • Fils de Plouc, Harpo Guit, Lenny Guit, Belgique

Encore et toujours parent pauvre parmi les genres majeurs du cinéma, la comédie continue pourtant de récompenser la curiosité par ses richesses insoupçonnées. Sélectionné dans la section « Films de Minuit » au Sundance 2021, la pépite belge Fils de Plouc a immédiatement généré le buzz par sa réception pour le moins clivante. Articulé autour de la polarisation du public entre dégoût et admiration, le marketing du film était pratiquement offert clé en main. Mais ce que cache cette stratégie certes racoleuse c’est la proposition comique la plus fraîche qu’il m’a été donné de voir depuis longtemps.

Sous couvert d’un pitch assez simple – deux frères qui rivalisent d’imbécilité se retrouvent projetés dans une course contre la montre après avoir perdu la trace de leur chien Jacques-Janvier–, Fils de Plouc déploie en un peu plus d’une heure une impressionnante panoplie de registres comiques, du scatologique à l’existentiel, en passant par le burlesque et le grivois. De Keaton on verse chez les Farrelly (pour ne pas nommer les innombrables influences du jeune duo de réalisateurs) sans que l’intégrité du tout ne soit mise à mal.

Cette cohérence est à mon sens due à la singularité et au jusqu’au-boutisme de leur approche stylistique. En effet l’énergie débordante des deux protagonistes borderline psychotiques, incarnés à la perfection Harpo Guit et Maxi Delmelle, est constamment exacerbée par la frénésie des mouvements caméra et du montage. L’effet produit est celui d’avoir été emporté par une violente tornade de provocations joviales ressemblant à Dumb and Dumber sous excitants. Un film voué au statut d’œuvre culte, fatalement mécompris à sa sortie par celles et ceux qui projettent l’idiotie de la marionnette sur l’artiste qui en tire les ficelles.

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