La Féline (Jacques Tourneur, 1942) / La Féline (Paul Schrader, 1982)

Film Exposure_Cat PeopleduoLa Féline de Jacques Tourneur (1942) est, à juste titre, considéré comme un classique. Celle de Paul Schrader (1982) ne bénéficie généralement pas des mêmes faveurs critiques. Est-ce vraiment si justifié ? Cet article est le premier d’une série en section Split Screen interrogeant la pratique du remake.


« Quel film étrange… » (Nastassja Kinski, mai 2012)[1]

1942
1942

C’est à La Féline qu’en 42 les studios RKO doivent leur relance. Tournée pour 130’000 dollars en 21 jours, cette production Val Lewton engrangera plus d’un million d’entrées à sa sortie (excellent score, alors). Avec cette réussite, Jacques Tourneur conçoit une forme idéale de deuxième programme, tourné pour presque rien dans des décors conçus à d’autres fins (pour exemple, ici ceux de La Splendeur des Amberson)[2]. Le sujet (une race d’hommes-chats se transformant la nuit) se prête à la perfection à ce modèle de financement : pour un budget plus conséquent, l’effet deviendrait vite risible. Or, ne pouvant se permettre de beaucoup montrer, Tourneur et son chef-opérateur Nicholas Musuraca jouent de la suggestion, usent d’intérieurs sombres, de passages clairs obscurs, manient l’allusion contre la démonstration. La Féline, en faisant de nécessité vertu (l’inventivité fauchée pratiquée dans cette œuvre inspirera l’une de ses plus belles séquences aux Ensorcelés de Vincente Minnelli) marque l’acte de naissance de l’horreur suggestive.

1942
1942

En dépit de l’idiotie apparente de son prétexte, La Féline est une œuvre de l’intelligence. Kent Smith (Oliver Reed), architecte américain épouse une jeune beauté travaillant dans la mode, Irena (Simone Simon), originaire de Serbie. Selon les légendes de son village natal, le prince Jean y aurait fait massacrer une tribu d’adorateurs du Diable, les Mamelouks. Ceux-ci, mi-hommes, mi- félins, prennent apparence animale une fois le soleil décliné, lorsqu’ils entrent dans un état de passion, de colère, ou d’excitation érotique. Se sachant leur descendante, Irena se refuse à son époux. Par certains aspects, La Féline emprunte à la mode naissante des thrillers psychanalytiques, avec ses passages obligés (visite chez le psychiatre, séance d’hypnose). Pour d’autres, il tresse sur ce canevas naïf un drame conjugal qui n’est pas sans sa propre subtilité.

Telle Irena débarquée petite de Serbie, Tourneur n’est pas né outre-Atlantique, mais en France. On lui prêtait de son vivant une sensibilité médiumnique. Sa manière de travailler le fantastique dénote une croyance sérieuse en une forme de spiritualité. Il croit sincèrement à la malédiction. Sa panthère devient le lieu symbolique d’une hérédité chargée, où l’Histoire (violente) marque de son sceau une génération dès la naissance. Quel mal venu de l’Ancien Monde transportons-nous dans nos veines, nous Américains issus de l’immigration? Nation bâtie par des fuyards, leurs fils et filles n’auraient-ils pas dans leurs gènes d’autres tendances que celles plus propices à la coopération sociale ? Une vieille tristesse atavique qui se réveillerait tel un gros félin noir ? Comme l’essentiel du cinéma fantastique, La Féline de Tourneur est une œuvre préoccupée par le mal-être psychique. Mêmement, il exprime la vision socio-politique, comme une terre hantée par des résidus de lutte n’étant pas à proprement parler les siennes, qu’il se fait de l’Amérique.

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Réalisée exactement quarante ans plus tard, celle de Schrader ne fait de prime abord pas montre du degré d’achèvement de son aînée. Nastassja Kinski, à l’extraordinaire photogénie, n’est toutefois pas l’actrice la plus expressive. Malcolm McDowell, dans le rôle du grand frère psychotique, nous ressert le roulement d’yeux exorbités qui a fait sa spécialité proto-camp. Le scénario, plus étoffé, est aussi un peu plus confus (des Balkans, le fantasme des origines est déplacé vers l’Afrique sub-saharienne dans une digression rêveuse). La sophistication de la mise en scène (sur une partition de Giorgio Moroder accueillant Bowie le temps d’un titre) peut passer auprès des allergiques aux golden eighties pour une forme de kitsch. Il est si aisé de dénombrer les faiblesses que d’aucuns imputeront au film qu’elles finissent par n’en guère constituer un reproche consistant à son égard. Cat People 82 ne fait peut-être pas très peur – c’est toutefois une œuvre dont le pouvoir de fascination, la force dérangeante, intacts, méritent d’être explorés. L’expressionnisme de Tourneur prenait appui sur une sobriété ramassée, celui de Schrader sur un baroque visuel auquel il laissera encore libre cours dans Mishima, les cauchemars d’Auto Focus ou l’à tort décrié The Canyons. Cet écart de traitement, le même qui faisait passer du Salaire de la Peur à Sorcerer, du noir et blanc hawksien aux couleurs de Scarface et The Thing, d’une Mouche de série B à celle de Cronenberg, marque le passage du classicisme au maniérisme. Un triomphe de la forme agressive où les films expriment à l’exponentiel leur bonne santé ou éventuelle dégénérescence.

1982

En un sens, cette déréliction constitue le thème majeur de Schrader : tirant d’un classique une œuvre bâtarde, il y confronte une jeune femme à la progéniture tarée dans laquelle elle est incluse. Prenant place à la Nouvelle Orléans, le danger compris dans l’éveil à la sexualité tourne ici autour de l’inceste. (Il y a rétrospectivement quelque chose d’inconfortable au choix de Kinski pour le rôle, au vu des révélations de sa sœur Pola au sujet des abus dont cette dernière fut victime de la part de leur père Klaus.) Le remake est plus explicite que l’original : c’est au moment du coït qu’Irena (Kinski) opère sa mue sauvage, la même qui fait son frère Paul (Mc Dowell), politicien s’arrogeant une domesticité créole, un meurtrier en série. Irena condamne quiconque d’étranger à sa fratrie à qui elle s’unirait. Elle ne peut pourtant se résigner à l’appel de son frère – de chasser en meute, se suffire à eux deux. On reconnaît là les thèmes familiers de l’auteur : penchant pour l’autodestruction, rapport coupable à ses propres pulsions de ce fils de calvinistes, etc. A son meilleur quand il s’agit de filmer la décadence, il fait de son Irena une Southern Belle renvoyée à la barbarie ayant institutionnellement cours dans sa famille, assumée par son frère, petit blanc adepte du droit de cuissage.

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Schrader, lui, n’a jamais fait preuve de subtilité, sa force tient à l’inverse dans le peu de censure qu’il exerce sur l’expression de sa tourmente – aussi infantile ou puritaine puisse-t-elle parfois être. Reprenant les lieux mythiques de son modèle (quartier félin du zoo, piscine où, dans une séquence culte, une proie se protège momentanément dans l’eau du bassin) il les retourne en une plastique criarde, où le trop plein d’affects refoulés se manifeste en une gamme chromatique chatoyante. Du monochrome originel, il tend vers une explosion visuelle digne d’un Technicolor. Il n’y a pour Schrader pas de réalisme qui vaille sur un scénario de l’improbable. Déplaçant le commentaire sur les racines américaines vers l’exploitation Sudiste, il aboutit à un onirisme assumant la subjectivité : celle, contestable, qu’il attribue à une jeune fille aisée, celle, idéalement plus universelle, qui constituerait un fond anthropologique aux mythes animistes. Une caste humaine qui ne descendrait non pas du singe, mais de la panthère. Dans la pénombre de Tourneur ou derrière les filtres rouges de Schrader, une angoisse commune des origines. Des restes de la RKO à ceux du Nouvel Hollywood, une même qualité de mélodrame archaïque – celui de la part animale.

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[1] http://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2012/09/17/les-meilleurs-films-des-annees-80-best-films-of-the-80s/

[2] Ces informations sont dispensées par Serge Bromberg en suppléments de l’édition Montparnasse.

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