Le Dos Rouge
Le Dos Rouge dresse un état des lieux, passionnant pour qui s’intéresse à l’envers du décor, de l’art de vivre de ceux qui maintiennent la création vivante.
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Le Dos Rouge dresse un état des lieux, passionnant pour qui s’intéresse à l’envers du décor, de l’art de vivre de ceux qui maintiennent la création vivante.
Les vendredi 09 et dimanche 11 octobre, le Cinéma CityClub de Pully projette Le Dos Rouge d’Antoine Barraud (salué à la Berlinale 2015). L’occasion de se pencher sur ce film un peu monstrueux. « J’aimerais bien être votre ami. » Ces mots lancés par le jeune metteur en scène à Bertrand Bonello ont scellé pour eux le début d’une collaboration où le premier filmerait le second dans une fiction dans laquelle celui-ci s’interpréterait lui-même. Tourné sur plusieurs années, au gré des agendas de chacun, Le Dos Rouge explore, entre Beaubourg et la salle de bain, où se tapissent les monstres… que ce soit dans la toile ou sous l’épiderme.
Tant dans les entretiens qu’il accorde que dans le sujet même de l’un de ses films (De La Guerre), Bertrand Bonello s’avère plus soucieux que nombre de ses confrères de détailler de quoi sont faites les journées d’un cinéaste quand il n’est pas occupé à tourner. Temps de préparation, d’attente et de recherche, qui-vive fait de joie et d’inquiétude mêlées. Situation paradoxale où s’entrecroisent masse de travail à accomplir et apparente oisiveté de la rêverie. Rapport aux heures, jours, semaines fondamentalement différent de l’existence salariée. Vivre de ses recettes (ou avances sur celle-ci) place un metteur en scène dans une situation analogue à celle d’un rentier. Comme l’a déclaré Diane Arbus à son grand ravissement : « Les monstres sont les aristocrates. » Bonello est autant fasciné qu’ébranlé par la monstruosité.
Le Dos Rouge, réalisé par Antoine Barraud, qui s’est fait connaître à son aîné par une lettre d’admirateur à la sortie de De la Guerre, questionne celle-ci sur deux plans. Monstruosité des corps, celui du réalisateur (dans son propre rôle) se trouvant inexplicablement affublé d’une tâche rouge un beau jour. Transformation donc, dans la tradition de Cronenberg, reliée en mémoire aux affres de l’adolescence et ses corrélats – éveil de la sexualité, exploration de sa part sombre. Possibilité d’une monstruosité esthétique, enfin. Le cinéaste en préparation cherche dans des tableaux le monstre auquel il voudrait offrir l’écran. Cette recherche est l’occasion d’une visite guidée parisienne (Miró, Bacon, Il Caravaggio, Munch, entre autres invités), dans l’attente d’une rencontre. Elle s’accompagne des explications d’une historienne de l’art dont le snobisme n’est dans sa décomplexion pas sans sa charge anarchique (Jeanne Balibar, possiblement inspirée par Bernadette Lafont en commissaire-priseuse dans Vincent mit l’âne dans le pré…). Écoute, indépendance d’esprit (qui évite au défilé de toiles de grands maîtres de virer à une déférence embarrassante), curiosité attentive. Les cadres capturent comment s’occupe l’espace du monde de l’art par celles et ceux l’ayant habité dès l’enfance (une des idées les plus surprenantes du film étant de s’ouvrir par un souvenir off de la mère du metteur en scène sur leurs émois muséaux partagés).
Le film procède d’une forme d’uchronie, imaginant que Bonello aie dans une existence parallèle réalisé les deux films qu’il n’a, dans les faits, pu mener à bien (La Mort de Laurie Markovitch, narrée dans De La Guerre, Madeleine d’Entre les Morts, qui tournerait Vertigo du point de vue de Madeleine Elster). La réalisation de séquences du second étoffe le fantôme d’œuvres qui comptent pour le cinéaste autant que celles qu’il a effectivement tourné. Projets avortés, difficultés de financement (reliées ici au diktat du script vendeur), part précaire de la vie de réalisateur à ne pas oublier pour qui concevrait trop vite de l’antipathie vis-à-vis de sa part festive – ramener la fête en ville est une ambition ancienne de Bonello. Être auteur c’est constamment faire des choix – risqués, pas nécessairement payants –, puis en répondre, les justifier : auprès des financeurs, participants, puis à la presse, au public des projections… Se constituer une posture, au danger que se retrouve exposée l’imposture que tout artiste authentique sait receler en lui.
Un projet guetté par deux pièges. Auto-célébration d’abord, sentiment que peut accentuer la présence dans le même ensemble d’à peu près tout ce qui constitue le gratin du cinéma d’auteur français (d’Alex Descas et Joanna Preis à Nicolas Maury et Barbet Schroeder). L’usage de L’Hermaphrodite Endormi au Louvre, déjà filmé dans Tiresia, avive ce soupçon que se joue par moments entre mentor et cadet quelque chose de l’ordre d’une dévoration. Mais le monstre, l’hybride, n’est-il pas au cœur du film ? En matière d’hybridité, ce procès ne lui serait du reste probablement pas fait s’il s’agissait d’un documentaire. Muséification, ensuite. Se construire, dans le sillage du Des Esseintes de Huysmans, un mausolée à l’honneur de son propre goût. Comme le dit la guide retardée par l’incident, il y a peut-être eu une alerte à la bombe quelque part dans la capitale, « mais la vraie bombe, c’est Balthus ». La communion esthète comme refuge aux turbulences du dehors, dans un entre soi auquel le spectateur serait convié en incursion.
Il n’y a pas grand-chose à rétorquer à qui n’en démordrait pas de ces griefs. Barraud procède avec suffisamment d’impertinence (la simple déconnade n’est pas toujours bien loin), d’écarts au trajet balisé (Géraldine Pailhas en soudaine double hitchcockienne de Jeanne Balibar) pour partiellement désamorcer des reproches qu’on imagine attendus de sa part. « Je sais pas ce qu’il faut raconter, je suis pas de ce milieu », s’excuse bravache une candidate à des essais, renvoyant des figures décideuses à ce qui souterrainement se joue par le verbiage. Le Dos Rouge dresse un état des lieux, passionnant pour qui s’intéresse à l’envers du décor, de l’art de vivre de ceux qui maintiennent la création vivante. Le coup d’œil sur cette dernière en mouvement suffit à éviter l’écueil dont un film à la part monstrueuse revendiquée ne se serait pas remis : celui du mortifère. La rencontre se sera faite. « J’aimerais bien être votre ami. »
LE DOS ROUGE
Réalisé par Antoine Barraud
Avec Bertrand Bonello, Jeanne Balibar, Géraldine Pailhas, Barbet Schroeder, Nicolas Maury, Pascal Greggory
House on Fire
Sortie le 09 octobre 2015