Sicario : le territoire des loups
Il y a des films qui vous emportent instantanément, qui vous prennent aux tripes et ne vous lâchent plus. Sicario est de ceux-là. Dès son ouverture, saisissante, le nouveau film de Denis Villeneuve fascine.
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Il y a des films qui vous emportent instantanément, qui vous prennent aux tripes et ne vous lâchent plus. Sicario est de ceux-là. Dès son ouverture, saisissante, le nouveau film de Denis Villeneuve fascine.
Jusqu’ici, le cinéma de Denis Villeneuve ne nous avait jamais pleinement convaincu. Certes, le Canadien avait déjà fait preuve d’un certain talent de metteur en scène, mais ses films étaient tous tributaires de la qualité, variable, des scénarios qu’il voulait bien accepter. Après son premier long-métrage (Un 32 août sur terre, 1998) le réalisateur n’a plus écrit que Incendies (2010), lui-même très fidèlement adapté de la pièce de théâtre de Wajdi Mouawad. La beauté visuelle de Prisoners qui marquait, en 2013, la première collaboration du cinéaste avec le chef-opérateur Roger Deakins nous faisait d’autant plus regretter la relative faiblesse de son écriture. Avec Sicario, écrit par l’acteur Taylor Sheridan (qui signe son premier film en tant que scénariste !), il semblerait que Denis Villeneuve ait enfin trouvé chaussure à son pied.
Il y a des films qui vous emportent instantanément, qui vous prennent aux tripes et ne vous lâchent plus. Sicario est de ceux-là. Dès son ouverture, saisissante, le nouveau film de Denis Villeneuve fascine. On assiste à un assaut mené par le FBI dans la planque supposée de preneurs d’otages appartenant à un cartel. À l’arrière du blindé des troupes de choc, Kate, une jeune recrue prometteuse, se concentre. La beauté sèche de la photographie de Roger Deakins, irradiée par les rayons du soleil qui filtrent des embrasures du véhicule et inondent le paysage filmé dans de splendides plans aériens, nous brûle la rétine. Voilà l’opération lancée. La mise en scène est précise, le montage percutant, les basses de la bande originale signée Jóhann Jóhannsson grondent et soulignent parfaitement le réalisme de la séquence. Une fois le repère du cartel assiégé et nettoyé, le tout pratiquement sans qu’aucun mot ne soit prononcé, Kate fait une découverte macabre. Motivée à mettre la main sur les grosses pointures du cartel responsable de ce qu’elle vient de découvrir, elle se fait enrôler par un mystérieux agent pour participer à une opération clandestine à laquelle prend part un consultant étranger tout aussi énigmatique.
S’ensuit une enquête qui conduira Kate à la frontière mexicaine, malgré elle. Dépassée par la situation, manipulée et forcée d’œuvrer à la limite de la légalité, la jeune recrue prend conscience de l’inconciliabilité entre une lutte véritablement efficace contre les cartels et le respect des lois, nationales et internationales. C’est là toute l’intelligence du scénario de Taylor Sheridan : il jette une réalité complexe au visage d’un personnage idéaliste. « Dans cette guerre, il n’y a pas de frontière entre le bien et le mal », nous annonçait la bande-annonce, et effectivement, cette lutte oblige ses protagonistes à réfléchir par-delà les valeurs morales. De nombreux éléments viennent représenter visuellement cette impossibilité d’établir une séparation nette entre le « bien » et le « mal ». Corruption oblige, le danger vient à plusieurs reprises d’hommes en uniforme, forçant de fait les personnages à ne pas se fier aux apparences et à considérer la menace comme étant omniprésente. Nous pensons également à cette scène où des soldats d’élite disparaissent sous la ligne d’horizon au couché du soleil dans un plan à la beauté redoutable. Rejoignant l’obscurité la plus totale, ils travailleront à l’aide de lunettes de vision nocturne qui effacent les contrastes et leur fait voir le « monde en gris », rendant impossible la distinction entre les individus.
Kate se retrouve ainsi parachutée dans « le territoire des loups », où les hommes « de bien » ressemblent parfois à des criminels et inversement. Un « territoire » où tous les coups sont permis. Par cet aspect, Sicario rappelle inévitablement l’excellent Zero Dark Thirty. Bien que leur personnage principal féminin diffère, les deux films questionnent la nécessité du mal et dépeignent sans compromis le cynisme de la politique américaine ; dans sa guerre contre le terrorisme chez Bigelow et ici contre les cartels de la drogue. Sans complaisance, les deux films osent la représentation d’une violence qui porte ses fruits – même si elles sont filmées hors-champ, Sicario compte également quelques scènes de torture – et soumettent avec courage et habilité une réflexion aussi complexe qu’essentielle sur sa légitimité dans la lutte contre le crime.
Les mérites de Sicario ne sont pas uniquement à trouver dans sa manière d’exploiter sa thématique. En effet, au-delà de la photographie déjà louée, la mise en scène n’est pas en reste. Depuis la fameuse séquence du bus de Incendies, nous savions que Denis Villeneuve était capable d’insuffler une véritable tension à une scène. Avec son septième film, il parvient à déployer cette maîtrise sur l’ensemble d’un récit. Le suspense trouve son acmé dans l’une des séquences les plus fortes vues cette année au cinéma : une impressionnante exfiltration routière qui offre l’occasion au réalisateur canadien de démontrer son sens du cadrage et de la spatialisation.
Porté par un casting impeccable (Emily Blunt, une fois de plus très convaincante, Josh Brolin, cynique à souhait et Benicio del Toro, jamais aussi bon que lorsqu’il est sur la retenue) Sicario se situe bien au-delà du simple spectacle et s’impose, avec sa noirceur toute friedkinienne, comme un titre aussi radical qu’indispensable. En espérant que Denis Villeneuve réitère l’exploit avec sa suite de Blade Runner…
SICARIO
Réalisé par Denis Villeneuve
Avec Emily Blunt, Benicio del Toro, Josh Brolin
Impuls
Sortie le 7 octobre 2015
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