Tout ce que le ciel permet (Douglas Sirk, 1955) / Tous les autres s’appellent Ali (Fassbinder, 1974)

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« J’ai vu six films de Douglas Sirk. Parmi eux, il y avait les plus beaux du monde. » (Rainer Werner Fassbinder) Tous les autres s’appellent Ali (1974) est sa relecture personnelle de Tout ce que le ciel permet (1955), du cinéaste, d’origine Allemande lui aussi, qu’il admirait tant.


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Tout ce que le ciel permet (1955)

Il y a un avant et un après Douglas Sirk dans l’œuvre de Fassbinder. De son propre aveu, la vision en une rétrospective des films américains de son aîné (un Allemand exilé à Hollywood suite au nazisme) a décisivement infléchi le cours de son propre travail. Dans le sillon de la contre-culture, son œuvre s’est initialement construite sous l’influence de Brecht, son sens didactique, de la distanciation. Pour le dire vite, une méfiance à l’égard de la sentimentalité. Plus compliqué dans le texte, Brecht offrant à qui le lit attentivement une émotion que bien des dramaturges de son époque pourraient lui envier. Reste que la distance théorique était l’héritage légué par lui à l’art contestataire européen. Européen de culture, Sirk l’est jusqu’au bout des ongles. Une inadaptation foncière à l’Amérique du boom économique qui le plaçait de facto dans une position critique face à celle-ci. Mais Sirk propose une autre manière de traiter des sentiments bons marchés : les épouser jusqu’à la catastrophe. Brecht crée l’émotion (authentique) par une distance (face au bon marché). Sirk amène à cette distance en embrassant l’émotion (fût-elle à bas prix). Aimer l’un n’a rien de contradictoire par rapport à l’autre, ils sont au contraire tout à fait complémentaires (Godard, autre brechtien féroce, était lui-même un inconditionnel de Sirk). Fassbinder est mort jeune – de surmenage, par abus de drogues, d’une difficulté à vivre qu’il traînait depuis des années.  Serait-il resté en vie que sa destination la plus probable, à l’instar de son chef-opérateur Michael Ballhaus, aurait été le cinéma américain. Voir les films de studios de Sirk cela en tête, c’est imaginer la direction qu’aurait pu prendre dans ce contexte le travail profondément critique de Fassbinder.

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Tout ce que le ciel permet (1955)

Tout ce que le ciel permet (1955) tient parmi le corpus « sirkien » un rôle particulier pour Fassbinder. Suffisamment pour que lui qui n’était pas critique lui dédie un texte (fort au point de faire rougir à l’idée de réécrire sur le sujet) : Les films libèrent la tête. Suffisamment aussi pour qu’il en offre sa propre version en 1974 : Tous les autres s’appellent Ali. L’article décrit avec minutie un système de mise en scène qu’il reprendra lui-même. Cary Scott (Jane Wyman) veuve aisée, tombe amoureuse de son jardinier Ron Kirby (Rock Hudson). L’apparition de « Rock », comme un figurant en fond de cadre, avant qu’il ne prenne peu à peu place comme premier rôle dans la fiction, dit l’intention de Sirk de convier par le mélodrame ceux dont l’existence est habituellement occultée par l’imaginaire hollywoodien. Bien sûr, leur décision de se marier ne peut socialement apporter rien de bon dans une bourgade des années 50 – cela d’autant plus au vu d’une différence d’âge jouant en défaveur de l’épouse. Les ragots vont bon train, les deux gosses têtes à claque de Cary en font une disgrâce. De ragots en scène, elle craque, Ron de retourner à sa cabane.

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Tout ce que le ciel permet (1955)

Ce qui compte n’est pas tant le thème que la manière dont Sirk le traite par sa mise en scène. Sirk est un maître de la composition : primat de cadres non-rapprochés (sans être au plus distants) qui court-circuitent l’identification immédiate. Les personnages sont inscrits dans un décor, qu’ils peuplent avec sens de la distinction (la demeure de Cary) ou embarras (le moulin de Ron). Sirk use, en rapport à ceux-ci, d’un motif étonnant : la répétition de plans. Le fils de Cary sert à un premier prétendant (un notable âgé suffisamment ressemblant à son père défunt pour ne pas représenter une menace) un Martini pour lequel il est remercié. Il accepte le compliment. Même situation, même lieu, même filmage, avec Ron cette fois-ci… pour une issue toute autre. Fassbinder reprendra le procédé pour une double-scène particulièrement cruelle : ostracisée par ses collègues femmes de ménage (elle a épousé un Arabe de quinze ans son cadet), Emmi (Brigitte Mira) mange son sandwich seule dans les escaliers pendant que les trois autres font messe basse un étage plus bas ; une fois réintégrée au groupe, c’est elle qui papotera à cette place, alors qu’une Bosniaque est leur nouvelle souffre-douleur.

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Tout ce que le ciel permet (1955)

Fassbinder est frappé par le ton de Tout ce que le ciel permet. Dans sa conclusion, Cary revient au moulin de Ron, blessé suite à une chute, dont elle promet de s’occuper. Il pourrait s’agir là d’un happy-end, mais la gêne même qu’elle met à occuper les lieux dit tout ce que chacun a deviné : entamé ainsi, quel avenir peut bien avoir leur histoire ? Ce sens de l’ironie dramatique est la grande force du cinéma de Sirk, la marque d’une intelligence qui l’éloigne de toute démagogie : « Le studio adorait le titre (Tout ce que le ciel permet). Ils pensaient que cela voulait dire qu’on pouvait obtenir tout ce qu’on voulait. En fait, je voulais dire exactement l’inverse. Pour moi, le ciel a toujours été radin. » Le film est dans son entier plus retors qu’il n’y paraît. Cary, la bourgeoise, admire le dédain du troupeau que vit plus même qu’il ne professe Ron, homme du peuple relativement éduqué. Selon les préceptes de Thoreau, dont le Walden trône sur l’étagère d’un ami ayant suivi son exemple, il a renoncé à vivre une vie de tranquille désespérance, abandonné le conformisme pour devenir qui il est. Il lui en coûte peut-être d’être regardé de travers dans des coktails-parties auxquelles il ne se rendrait de toute façon pas si ce n’était pour sa compagne. Elle, en revanche, a beaucoup à perdre : enfants, amies, réputation, mémoire d’un mari adulé publiquement… L’anticonformisme a un autre prix pour elle que pour lui. En regard de sa situation, l’avis de sa copine snob paraît au fond plus proche de la vérité que les préceptes poétiques de Ron. C’est un monde fait par les hommes, pour les hommes. Elle en sera irrémédiablement la proie. Meilleur rôle disponible ? Garde-malade.

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Tout ce que le ciel permet (1955)

Cary est la vraie perdante. C’est son tourment que Sirk circonscrit, ses migraines dont il cherche la cause, elle la plus aliénée. Autre retournement ironique : Ron (Rock, comme le surnomme Fassbinder) est le corps désiré, elle le sujet qui désire. Lui qui est allongé, elle dont le visage regarde par la fenêtre de la véranda. Lui qui est associé à la nature, elle l’analytique, la cérébrale. D’où la conclusion terrible du texte de Fassbinder. Dans un cinéma américain des années 50 où les personnages féminins ne font ordinairement que réagir (fidèles en cela au précepte sexiste qui n’en fait que des sensibilités sur pattes), il n’y a alors que chez Sirk que l’on voit des femmes penser.  Il en ira autrement dans les années 70, cela particulièrement chez Fassbinder. Complexes, contradictoires, admirables ou à plaindre (souvent les deux à la fois), les rôles qu’il offre à ses comédiennes changent la donne. Comme chez Sirk, cette complexification est facilitée par le déplacement du désir. De même que son modèle était amoureux de Rock Hudson, c’est ici El Hedi ben Salem qui possède le corps fascinant le metteur en scène.

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Tous les autres s’appellent Ali (1974)

Tous les autres s’appellent Ali (Angst Essen Seele Auf, dans un titre original rappelant le thème central fassbinderien des âmes qui ont peur) radicalise le geste de Sirk. Filmer des exclus d’abord : une femme de ménage dans sa soixantaine, un immigré marocain. Et leur union à la catastrophe prévisible. L’intrigue, sur fond de veuvage et de parentalité, est substantiellement la même. Fassbinder n’use qu’avec parcimonie du gros plan (renforçant ainsi son effet quand il advient), sature les couleurs du décor pour exacerber son poids, la manière dont ces « petites gens » l’occupent. Sirk est fameux pour multiplier les cloisons dans le cadre (vitres, grillages, portes, etc.) dans le but d’illustrer la séparation entre personnages. Fassbinder les multiplie, quand il ne va pas jusqu’à isoler silencieusement des personnages dans des cadres devenant eux-mêmes la cloison. Les enfants d’Emmi sont encore plus odieux, ou juste moins hypocrites, c’est selon, que ceux de Cary. Dans une scène célèbre de Tout ce que le ciel permet, une mère isolée recevait en cadeau symboliquement chargé un écran de télévision, pour occuper ses journées avec ce qui était alors l’ennemi du grand écran. Le même téléviseur est fracassé par un fils en rage suite à l’annonce du mariage dans la reprise.

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Tous les autres s’appellent Ali (1974)

Tout ce que le ciel permet était construit sur un retournement ironique. Cary renonçait à sa romance pour des motifs (« et notre maison ? et nous les enfants ? »), qui s’avéraient dès sa décision prise totalement caducs (les enfants quitteraient le foyer de toute façon, laissant leur mère seule). Tous les autres s’appellent Ali se construit sur un retournement de la sorte. La première partie est attendue. Dans une Allemagne encore raciste (Emmi elle-même se félicite le jour de son mariage avec un étranger d’aller manger dans le restaurant préféré d’Hitler de 29 à 33), à Munich peu après les attentats aux Jeux Olympiques, veuve âgée plus mécanicien berbère n’égale pas vraiment acceptation inconditionnelle dans un quartier prolétaire (voir la caricature parfaite d’épicier xénophobe et de concierge fielleuse offerte par le film). Voilà pourtant au retour des vacances que chacun semble s’y faire. A un prix toutefois… que ce brave Ali passe ses journées à rendre de petits services à la communauté entière, qu’il bande ses muscles pour les collègues envieuses d’Emmi. Et celle-ci de se transformer bien malgré elle en exploiteuse dont Ali ne s’évade que par la tromperie. Il évoque cet autre prolo, au sort finalement pas plus enviable, le mal-nommé Fox, qui gagnait à la loterie pour mieux se faire bêtement détrousser, joué par Rainer Werner lui-même dans Le Droit du Plus Fort. L’exploitation des sentiments est l’obsession de Fassbinder, l’aliénation amoureuse et l’impossibilité du couple quand ne s’ajustent pas les intérêts propres un fond tragique de ses histoires faites pour mal finir.

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Tous les autres s’appellent Ali (1974)

Ce pourrait être insupportable (d’autant plus que ce n’est pas vraiment imprévisible). Qu’est-ce qui alors fait que les films de Fassbinder sont aimés par tant de spectatrices et spectateurs, pas seulement admirés lointainement ? Une même qualité qui frappe dès le générique de Tout ce que le ciel permet – la douceur. Couleurs automnales magnifiées par Russell Metty, rythme mesuré, place gentiment laissée dans le cadre aux protagonistes pour exister. Le film frappe dans l’œuvre de Sirk par une tendresse qui n’aurait chez lui d’équivalent que dans certains passages de Le Temps d’Aimer et le Temps de Mourir. Emmi et Ali dansent dans un troquet chez Fassbinder, se pardonnent à voix compréhensive et le même sentiment frappe. La tendresse fassbinderienne fonctionne par contraste avec son mordant, se glisse dans les interstices opérés par ce qui sans elle ne serait qu’agression. Même un film aussi blessant que Martha fait fondre. Ses satires pleinement réussies (Maman Küsters s’en va au ciel) ont cette chaleur qui peut faire défaut à ses charges glacées (La Troisième Génération). Ce maniérisme chaud, Todd Haynes en prolongera le geste dans Far From Heaven, nouvel hommage à Sirk relu par Fassbinder. Des mélos qui sont le contraire de la naïveté, de l’absence d’esprit. Eh oui, Ali: « Viel denken, viel weinen. »

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