Toni ErdmannLes dangers autant que la valeur de l’idéalisme sont au cœur des préoccupations de Maren Ade. Les villégiatures compromises par l’embarras devant des proches dont on préférerait ne pas avoir à répondre s’alignent chez elle sur ce questionnement. Certes, il n’est cette fois-ci plus question de vacances que pour l’un des personnages (par opposition au couple de voyage en Sardaigne d’Alle Anderen), sa visite in-annoncée mettant en péril la place professionnelle de l’autre. Ce qui se joue entre refus ou acceptation de l’excentricité d’un tiers (et de ce qu’elle renvoie sur soi-même) tient pourtant d’un enjeu existentiel parent : qu’avons-nous fait de notre folie douce ?  Dans une Europe de la crise qu’elle semble, avec son ami Miguel Gomes, quasiment seule à oser aborder, celui-ci prend valeur de modeste projet politique.


Peu après le décès de son chien, éventuellement lassé d’emmerder des connaissances qui, précisément, ne le connaissent que trop bien, Winfried Conradi (Peter Simonischek) prof de piano farceur, hippie sur les bords, décide de rendre une visite surprise à sa fille Ines (Sandra Hüller) sur son lieu de travail à Bucarest… Est-ce que ça sonne comme une bonne idée ? Cette dernière, employée par une compagnie pétrolière, est en charge sur place d’un programme d’« externalisation »… ce qui dans la novlangue du corporatisme désigne des restructurations d’entreprise débouchant sur des licenciements massifs. Adepte qui plus est du dédoublement costumé à la Andy Kaufman/Tony Clifton, Winfried est, avant même de chercher à faire des vagues sous la personnalité fictive de Toni Erdmann, la hantise incarnée des coincés : un touriste allemand dans toute sa splendeur. Sa présence provocante agit pour Ines comme un examen socratique, remettant les points sur les i, concernant notamment les conséquences socio-économiques qu’il lui faudra bien assumer de voir de ses actes, qu’occultait auparavant la corruption du langage. Est-elle encore humaine, lui demande dans un immense complexe commercial Winfried ? Question en résonance déplaisante pour elle avec la manière dont, en un compliment biaisé, son patron la qualifie de véritable animal.

A trop vouloir donner raison au père qui, aussi bien intentionné que soit le procédé, ne lui en fait pas moins subir une forme de harcèlement, le film risque une impasse moralisatrice paternaliste. Distante, inconsidérée, Ines a les carences de l’affairisme. Celles qu’on reprocherait dix fois moins à l’un de ses collègues masculins (par ailleurs présentés comme de sacrés veaux). Qu’elle soit la création d’une réalisatrice ne ferait ici pas mieux passer la pilule. Il est donc bienvenu que la seconde partie retourne les tables, la montrant se prendre au jeu de son paternel à postiche, fausses dents et coussin péteur. Constamment menacée dans l’accomplissement de sa tâche par le risque de ne plus être prise au sérieux, elle a tout à craindre, et bel et bien à perdre, de la présence de son inopportun géniteur. Maren Ade de se demander quand le lien filial vire au simple menottage, par quels biais en revenir alors à une étreinte mutuellement consentie ? Des moyens imaginatifs visiblement, impliquant accoutrement poilu pour l’un et nudité, qui ne lui était initialement pas adressée, pour l’autre. Cela ne résout encore rien pour une Europe de l’Est sous mainmise financière de plus en plus arrogante de l’Allemagne néo-libérale, mais semble jouer dans la décision finale d’une contributrice de ce système de passer, en ce qui la concerne, à autre chose (« spoiler » : Singapour).

Toni Erdmann cherche à ouvrir en termes d’actions disponibles les possibles d’un cinéma d’auteur souvent verrouillé, pris dans les mêmes schémas mesquins, ou simplement prévisibles. Un film en lutte contre l’étroitesse, au prix d’un occasionnel ridicule pour ses personnages (qui contient, forcément, une scène de chant public imposée à son actrice, instant parangon de la vulnérabilité face aux autres). Le programme fantaisiste possède sa propre prévisibilité. En faire le reproche au film reviendrait à lui en vouloir de ne pas être, à proprement parler, révolutionnaire. A savoir trop exiger de l’œuvre qui, à tout le moins, cerne un problème, tente de formuler une réponse personnelle, quand la production dominante (fraction auteurisante visée en particulier) se montre face à celui-ci, soit d’un aveuglement qui confine au déni de réalité, soit d’un fatalisme n’ayant pour lui que d’exploiter le biais cognitif faisant paraître plus intelligent dans la négativité (au vu d’un tournage en Roumanie, la comparaison ne peut qu’être défavorable en regard de la sinistrose de rigueur dans le cinéma roumain).  En des termes qui horrifieront les demi-habiles, c’est un film qui redonne de l’espoir. Disposition aussi nécessaire que la colère à l’avènement d’un progrès social.

Il faudrait se montrer prudent de ne pas attaquer Toni Erdmann sur des limites qu’il ne s’est pas lui-même fixées: le fait par exemple qu’il n’y ait pas vraiment de réponse uniquement individuelle à apporter à ce qu’il faudra bien finir par appeler un nouveau fascisme économique, ou que le cinéma jeune en Europe soit aujourd’hui pratiqué par des quarantenaires. Si Winfried en Toni sait parfois se montrer sage dans sa folie, il n’y a à en tirer nulle apologie de la gérontocratie. Après un discours juste sur la préciosité de l’instant présent, alors que sa fille endosse à son tour à l’arrière d’un jardin, pour un temps choisi, les atours de la débilité revendiquée, il ne se montre pas tout à fait capable d’en tirer pour lui-même présentement les bonnes conséquences – en rompant l’échange à cet instant-là pour aller chercher un appareil photo. Cela aurait pu être un grand moment. Ce conditionnel s’avère, dans l’état présent de nos vies et de notre société, pour ainsi dire un bon début. I could lift you up. I could show you what you wanna see, and take you where you wanna be. You could be my luck. Even if the sky is falling down, I know that we’ll be safe and sound.

TONI ERDMANN
Réalisé par Maren Ade
Avec Peter Simonischek, Sandra Hüller, Michael Wittenborn
Sortie le 21 juillet 2016 en Suisse alémanique et le 17 août en France et le 24 août en Suisse romande

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