League-of-Gods_posterLa Chine ne s’arrête plus. Confortés par de récents succès au box-office, les producteurs puisent inlassablement dans leur immense répertoire de légendes et d’écrits pour créer des blockbusters toujours plus coûteux et impressionnants. Ces dernières années ont été rythmées par l’apparition sur le marché de succès artistiques (les Detective Dee), de produits préformatés acceptables (The Monkey King, Monster Hunt), ou de débandades totales  (Le Sorcier et le Serpent blanc). Se saisissant d’un incontournable absolu de la littérature classique chinoise, League of Gods se révèle être le symptôme d’une recherche commerciale et artistique au potentiel énorme et aux tares encore plus grandes.


Désireux d’aller toujours plus loin dans l’exploration des possibilités offertes par la technologie des images de synthèse, deux énormes sociétés de production, l’une chinoise (Huayi Brothers), l’autre hongkongaise (China Star Entertainment Group) ont joint leurs forces pour produire une adaptation de l’Investiture des dieux (Fengshen Yanyi en version originale), un texte incontournable de la culture chinoise qui n’avait jusqu’à présent, et c’est étonnant, été que peu présent sur les écrans. L’importance et l’influence de l’œuvre, pourtant, sont écrasantes. Garante de la postérité des héros et déités dont il narre les aventures, le récit a alimenté des décennies durant l’imaginaire martial chinois, qui y a puisé nombre de ses idées. Surtout, l’Investiture des dieux se rapproche plus que tout autre conte du mythe cosmogonique chinois, inscrivant l’ère qui marque la chute de la dynastie Shang et l’établissement des Zhou (il y a plus de 3 000 ans) dans le registre mythologique. Les dieux, les démons et les immortels s’affrontent ainsi à travers une série d’aventures fantastiques dans une lutte acharnée qui scellera le sort de la civilisation chinoise. La signification profonde d’une telle transition se base à la fois sur des notions historiques et idéologiques. Comme l’explique John K. Fairbank dans son ouvrage Histoire de la Chine :

« C’est avec la victoire des Zhou sur la dynastie Shang que l’État chinois émerge enfin. […] Si les Zhou s’appuyèrent, après les Shang, sur la parenté comme l’un des principaux éléments de l’organisation politique, ils donnèrent à la légitimité un nouveau fondement théorique : le concept de mandat du Ciel. Là où les souverains Shang avaient gouverné dans la vénération de leurs propres ancêtres et dans la recherche de leur approbation, les Zhou prétendirent que l’autorité procédait d’une divinité plus globale et impersonnelle, le Ciel (tian), dont le mandat (tianming) pouvait être conféré à n’importe quelle famille que le prestige moral rendait digne de porter la responsabilité du gouvernement. D’après cette doctrine, le souverain tenait son autorité d’une force morale supérieure qui guidait la communauté humaine toute entière. À la différence de ce qui se passait dans les monarchies occidentales de droit divin, où la naissance suffisait, la doctrine chinoise du mandat du Ciel posait un critère moral comme condition d’accès au trône. »

La chute des Shang marque ainsi, dans l’évolution du pays, l’élimination de la décadence amorale du gouvernement au profit d’un renouveau spirituel englobant le pouvoir étatique légitime, la filiation traditionnelle et la philosophie. Fengshen Yanyi n’est donc autre que le récit de la création de la civilisation chinoise telle quelle perdurera idéologiquement jusqu’au début du XXe siècle. La portée inégalable de la fable explique peut-être son absence relative dans les salles obscures, par opposition à des récits comme La Pérégrination vers l’Ouest, maintes fois mis en images. Quoiqu’assez présente sous forme de livres, de bandes dessinées ou de séries télévisées, l’Investiture des dieux fait ici l’objet de sa première adaptation cinématographique depuis le film d’animation Le prince Nezha triomphe du roi Dragon, réalisé en 1979 en Chine.

League-of-Gods_Nezha

On doit cette nouvelle mouture au producteur Charles Heung, une personnalité solidement établie à Hong Kong pour avoir participé à de nombreux projets à succès tels que Les Griffes d’Acier de Wong Jing, Legend of Zu de Tsui Hark ou encore Mad Detective de Johnnie To. Ce descendant des triads a donc fait appel à un certain Koan Hui, qui fut notamment co-scénariste et assistant réalisateur sur des films comme The Blade et Time and Tide, pour réaliser cet ambitieux projet budgété à 45 millions de dollars américains.

Se reposant sur diverses sociétés d’effets visuels occidentales, le cinéaste, dont c’est le deuxième long-métrage qu’il dirige individuellement, sature son film d’images de synthèse, de filtres numériques ajoutés en post-production, de contrastes colorimétriques et de transitions entièrement numériques. Coincé entre la charte graphique à la Tarsem Singh version fauchée-factice et l’esthétique aliénante de Casshern, Koan Hu bâtit un univers de fantasy aux accents dieselpunk (aussi anachronique cela puisse-t-il être) qu’il ne tente pas un seul instant de rendre vraisemblable. Nul doute que certains seront rebutés par cette avalanche d’immatérialité.

Cette approche graphique et diégétique inscrit inévitablement le film dans le genre du wuxia shenguai, le versant fantastique des films de sabre chinois remontant au moins aux années 1920. Dans son ouvrage Chinese Martial Arts Cinema: The Wuxia Tradition, Stephen Teo décrivait le genre en ces termes :

« Les protagonistes des films de shenguai sont avant tout des déités et des démons. Le genre est à l’opposé du naturalisme, et la progression des histoires ne sont jamais limitées par les lois de la physique ou la logique de causalité. […] On peut voir dans le shenguai un hybride entre le guzhuang [films en costumes] et le wuxia [films de sabre]. »

Rendu célèbre à Hong Kong grâce à plusieurs films cultes, comme Buddha’s Palm de Ling Yun (1964), ou autres superproductions telles que The Storm Riders d’Andrew Lau (1998), le genre était tombé en désuétude et avait été abandonné en Chine pendant de nombreuses années sous prétexte qu’il attisait les croyances superstitieuses de la population. La donne a manifestement changé, le pays multipliant les exemples de shenguai plus vite que de raison. Et dire que Koan Hui embrasse pleinement la liberté narrative offerte par le genre serait un euphémisme. Rarement depuis Zu, les Guerriers de la Montagne Magique avait-on témoigné d’un récit fantaisiste tirant autant vers l’abstraction. L’intrigue, dans son condensé très libre de certaines parties de l’œuvre originale, se soumet immanquablement aux exigences du spectacle, que celui-ci soit d’ailleurs réussi ou non. Chaque scène du film se transforme alors en prétexte pour utiliser un mouvement de caméra inédit dans le cinéma chinois, pour proposer une séquence d’action ultra-numérique ou pour représenter des projections d’émerveillement absolu (les ruines de la cité du ciel, le royaume sous-marin des tritons, la capitale Shang, etc.). Teo continuait :

« Il a également été admis que les éléments shenguai injectés au wuxia transformaient ce dernier en genre plus radicalement cinématographique, et que l’adoption du fantastique constituait une évolution naturelle de l’art filmique. Zheng Junli affirmait ainsi que les films de shenguai étaient le produit « des possibilités offertes par l’expression cinématographique ». »

League of Gods pousse le vice à tel point que l’enchaînement des combats et des courses-poursuites anéantit le peu d’importance accordée à l’intrigue elle-même. Il ne s’agit pas ici d’une approche si étrangère que ça au cinéma hongkongais, Yuen Woo-ping ayant par exemple réalisé des films quasiment sans trame narrative (voir In the Line of Duty 4). Le cinéaste remplit ainsi son long-métrage de scènes d’action censées être toutes plus écrasantes les unes que les autres, traitant rapidement et sans envie aucune les dialogues d’exposition qui laisseront d’ailleurs bien perplexe la majeure partie du public international. Le réalisateur est tellement pressé qu’il omet des éléments essentiels, par exemple lorsqu’il se contente de mentionner rapidement que Nezha a une forme corporelle instable, passant de l’état de bébé à celui jeune homme sans jamais revenir sur l’explication mythologique se cachant derrière (son temple ayant été détruit avant qu’il n’ait rassemblé assez d’énergie à travers l’adoration de ses fidèles, le prince Nezha n’a pas pu se réincarner correctement). Pourtant, jamais le film ne parviendra à transformer l’essai au-delà de son premier acte, dans lequel les rebelles de la tribu Xiqi infiltrent la capitale du tyran des Shang au cours d’une longue séquence qui bénéficie de belles chorégraphies et d’une mise en scène juste, entre cadres au cœur de l’action et plans aériens laissant admirer la valse des combattants. Ce n’est pas un hasard si cette scène « en dur » est la plus réussie : absolument tous les affrontements subséquents représenteront principalement des silhouettes numériques désincarnées, ne comprenant même pas assez de wire-fu pour attiser l’intérêt des amateurs d’arts martiaux.

League-of-Gods_Fan-Bingbing

À cela vient s’ajouter la question des personnages, tous complètement oubliables et directement tirés d’une usine à archétypes fondamentaux. Dans sa thèse universitaire Investiture of the gods (Fengshen yanyi): sources, narrative structure, and mythical significance, le chercheur Wan Pin Pin révélait que les personnages du récit partageaient certaines caractéristiques, à savoir « un manque d’individualisation, de motivations et de justice immanente. Le manque d’individualisation vient sans doute de la tendance qu’ont les normes éthiques et sociales traditionnelles de se limiter à un nombre précis de paradigmes. Il s’agit là d’un aspect courant de la littérature chinoise. »

Quand bien même cela représenterait un poncif du genre littéraire, une reprise fidèle de cette dimension uniforme empêche toute implication des spectateurs regardant l’adaptation du roman. Le film déroule donc ses images inlassablement, des combats par-delà les nuages aux attaques de pets qu’un bébé à six bras lance sur les créatures de l’océan, en passant par une séquence de poursuite dans le désert visuellement honteuse (mille-pattes géant et brindille d’herbe vivante à l’appui). Tout juste parvient-on à discerner de minces pistes quant à l’idéologie du film.

Celles-ci se présentent majoritairement sous la forme de prises de position symboliques, à commencer par la diabolisation du roi des Shang, qui vend littéralement son corps au diable afin d’acquérir ses pouvoirs dans un déni intégral des notions filiales taoïstes. Ji Lei, le héros orphelin venant de la tribu du ciel, est le seul à bénéficier d’un semblant de personnalité. Sa meilleure scène intervient peut-être lorsqu’il a l’opportunité de voyager dans sa mémoire pour revivre ses rares années passées en compagnie de ses parents biologiques, mais refuse au nom de sa loyauté envers sa famille d’adoption. Bien qu’attiré par ses origines, Ji Lei choisit donc de confirmer son allégeance absolue envers la patrie qui l’a accueilli. Ce même protagoniste peut en outre être vu, sur le plan purement mythologique, comme le réceptacle d’une métaphore que le roman attribuait à Nezha et au vieux sage Jiang Ziya (interprété par Jet Li). Pour citer à nouveau Wan Pin Pin :

« Dans la mythologie chinoise, le mont Kunlun correspond au paradis, résidence des immortels et des dieux. […] Lorsque Nezha et Ziya descendent de la montagne, il s’agit d’un mouvement symbolique les emmenant de l’innocence et de la félicité vers un monde de souffrance et de décadence. Ils sont tous deux prédestinés à entamer cette aventure, qui se révèle être une quête pour le rétablissement de l’harmonie parfaite entre le ciel, la terre et les hommes, réalisable uniquement à travers l’investiture des dieux et la création de la dynastie Zhou. »

Koan Hui transfère cette symbolique au personnage de Ji Lei, qui ne descend pas ici du mont Kunlun, mais choit de la cité des nuages qu’habitait autrefois son peuple désormais disparu. Comme ses homologues littéraires, il quitte alors son berceau d’innocence et son paradis peuplé d’êtres ailés pour sombrer dans une vie d’épreuves le menant vers un affrontement contre le tyran de la dynastie Shang. Ce solide début de construction mythologique n’est, malheureusement, plus tellement exploité par la suite en dehors de quelques plans se voulant iconiques.

Perdu dans des décors digitaux pauvres et affublés de costumes incompréhensibles – on se demande bien pourquoi le héros porte des bottes en caoutchouc –, le casting cinq étoiles oscille entre banalité ineffable (Louis Koo, Wen Zhang), roue libre totale (Tony Leung Ka-fai en empereur mégalomane, Fan Bingbing en démone gémissante) et présence honorifique (Jet Li, transparent). Le compositeur américain John Debney fait un travail honorable bien que quelque peu générique, essayant de tirer quelque chose d’héroïque des nombreuses séquences d’effets indigestes. N’est pas Kenji Kawai qui veut, mais cela a peut-être autant de mérite que le score que Basil Poledouris avait imaginé pour Le Talisman.

Finalement, on en vient à se demander où Koan Hui veut bien en venir avec ses superpositions de couches numériques infinies. Certes, la caméra se plie aux transitions impossibles, elle virevolte entre les personnages ou oblige le décor à s’adapter à ses mouvements capricieux, mais malgré la dimension quasiment hypnotique que prend progressivement l’entreprise, aucun projet ne semble émaner de celle-ci. La succession pratiquement ininterrompue d’actions dissout ce récit initialement légendaire dans une forme d’abstraction culturelle insaisissable, donc inconséquente. Si Fengshen Yanyi n’est rien de moins que l’un des socles mythologiques fondamentaux de la culture chinoise, League of Gods n’est rien de plus qu’une opportunité manquée d’en réaliser une puissante expression ; rien de très étonnant pour le récit de la déification de héros s’insurgeant contre le régime établi. La suite peut prendre son temps.


LEAGUE OF GODS
Réalisé par Koan Hui
Avec Wen Zhang, Tony Leung Ka-fai, Fan Bingbing, Angelababy, Jet Li
Aucune date de sortie en francophonie

*Sources :
Fairbank, John K. Histoire de la Chine. Éditions Tallandier (2010).
Teo, Stephen. Chinese Martial Arts Cinema: The Wuxia Tradition. Edinburgh University Press (2009).
Wan, Pin Pin. Investiture of the gods (Fengshen yanyi): sources, narrative structure, and mythical significance. University of Washington (1987).

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